CHAPITRE LXXVI.

Rentiers.


On appelle ainsi ceux qui ont accumulé leurs capitaux sur leur tête, ont fait le roi leur légataire universel, & lui ont vendu leur postérité à raison de dix pour cent. Ils ont déshérité freres, neveux, cousins, amis, & quelquefois leurs propres enfans : ils ne se marient point, & végetent en attendant leur quartier, & se disant avec volupté chaque matin, qu’ils ne sont pas encore morts. Tous les six mois, ils vont signer leur quittance chez le notaire du coin, qui certifie qu’ils sont en vie.

Ce qui leur revient, ils le replacent sur le-champ ; & cet argent, fait pour alimenter le commerce & soutenir l’industrie, va se perdre éternellement dans les coffres royaux.

Ces coffres attirent tout ce qu’ils peuvent attirer ; ils sont toujours ouverts pour les emprunts ; ils ne se lassent point d’aspirer tout l’or qu’on leur présente.

La soif de l’hydropique, comme on sait, redouble en buvant : on prend toujours ; on sait que les maladies épidémiques soulageront les paiemens de l’hôtel-de-ville : on sait qu’il y a à gagner beaucoup en jouant, pour ainsi dire, de concert avec la mort ; & que la faux rapide moissonne, dans tel intervalle, plus de têtes que n’en comportent les tables de probabilités, dressées par des calculateurs qui ne sont pas financiers. Les payeurs des rentes savent ce que rapportent au trône les hivers humides & longs ; & les princes, non moins affamés d’argent, voudroient bien imiter le monarque, qui ne chassera jamais les médecins de ses états, ainsi que fit jadis le sénat de Rome.

Mais comment un gouvernement sage a-t-il pu ouvrir la porte aux nombreux & incroyables désordres qui naissent des rentes viageres ? Les liens de la parenté rompus, l’oisiveté pensionnée, le célibat autorisé, l’égoïsme triomphant, la dureté réduite en systême & en pratique ; voilà les moindres inconvéniens qui en résultent. Un rentier n’apperçoit plus que l’hôtel-de-ville ; & pourvu qu’il ne se ferme point, peu lui importe ce qui l’environne ; il est nécessité à raisonner faux toute sa vie, parce qu’il veut que son débiteur possede tout, envahisse tout, afin que la petite rente, par-là même, lui soit plus assurée. N’est-ce point cet appât, donné trop facilement à l’amour de soi-même & aux jouissances personnelles & exclusives, qui fait qu’il n’y a plus de parens, plus d’amis, plus de citoyens ; tout à fonds perdu : amitié, amour, parenté, tendresse, vous êtes aussi à fonds perdu ! Neuf, dix pour cent ; & après moi le déluge. Voilà l’axiome meurtrier & triomphant !

Je conseille aux rentiers d’aller manger leur pension dans l’air pur & libre de la campagne ; on vit moins dans les capitales, c’est un fait constaté par l’expérience ; on y suit un genre de vie qui renverse l’ordre journalier des heures & l’ordre des saisons : l’état des morts l’emporte toujours sur celui des naissances. Je leur conseille d’attraper leur royal débiteur, en vivant le plus long-tems qu’ils pourront ; mais ce n’est qu’en s’éloignant de sa capitale, qu’ils réaliseront le projet de gagner sur lui.

Le nombre des filles qui ont passé l’âge de se marier est innombrable à Paris : elles ont signé des contrats de rente viagere, ce qui les empêche de signer un contrat de mariage ; car la premiere réflexion que l’on fait, roule sur l’inévitable misere des enfans qui seroient issus d’un tel nœud.

Un contrat usager isole toujours un particulier, & l’empêche de remplir les devoirs de citoyen.