CHAPITRE LXXIII.

Faiseurs de Projets.


Entrez dans un autre café ; un homme vous dit à l’oreille, d’un ton calme & posé : « vous ne sauriez imaginer, monsieur, l’ingratitude du gouvernement à mon égard, & combien il est aveugle sur ses intérêts. Depuis trente ans j’ai négligé mes propres affaires, je me suis enfermé dans mon cabinet, méditant, rêvant, calculant ; j’ai imaginé un projet admirable, pour payer toutes les dettes de l’état ; ensuite un autre pour enrichir le roi, & lui assurer un revenu de quatre cents millions ; ensuite un autre pour abattre à jamais l’Angleterre, dont le nom seul m’indigne, & pour rendre notre commerce le premier de l’univers, ainsi qu’il appartient à la premiere nation de l’Europe ; ensuite un autre pour nous rendre maîtres des Indes orientales ; ensuite un autre pour tenir en échec cet empereur, qui tôt ou tard nous jouera quelque mauvais tour ; car j’ai deviné son ardente ambition, & sa secrete haine contre nous. L’évidence de ces utiles projets a frappé tous les ministres, car aucun d’eux n’a pu me faire la moindre objection ; & qui ne dit mot, approuve. Mais voyez leur peu de reconnoissance, leur ingratitude affreuse ; tandis que tout entier à ces opérations vastes, & qui demandent toute l’application du génie, j’étois distrait sur des miseres domestiques : quelques créanciers vigilans m’ont tenu en prison pendant trois années ; & celui qui devoit relever la gloire du nom François, n’a pu rien obtenir des ministres qu’un misérable sauf-conduit. Ils attendent ma mort pour s’emparer de toutes mes idées ; mais je proteste d’avance contre ce vol inique ; tout le bien qui se fera d’ici à cent ans sera mon ouvrage, soyez-en bien sûr. Mais, monsieur, vous voyez à quoi sert le patriotisme, à mourir inconnu, & le martyr de la patrie. »

Ainsi il y a dans Paris de fort honnêtes gens, économistes & anti-économistes, qui ont le cœur chaud, ardent pour le bien public ; mais qui malheureusement ont la tête fêlée, c’est-à-dire, des vues courtes, qui ne connoissent ni le siecle où ils sont, ni les hommes auxquels ils ont affaire ; plus insupportables que les sots, parce qu’avec des demies & fausses lumieres, ils partent d’un principe impossible, & déraisonnent ensuite conséquemment : l’un part de l’évidence morale, qui doit avoir une force physique, celui-ci n’admet qu’un systême immuable, tandis que la politique est mobile par sa nature ; chacun d’eux s’étonne que tout aille encore si mal, après les magnifiques plans qu’il a conçus. Le méchanicien leur dira pourquoi leurs projets ne sont que rêves ; c’est que lui, lorsqu’il veut resserrer un fleuve, élever une digue, faire tourner une roue, il estime, & la force d’impulsion, & la force de résistance, & la loi des frottemens, qui détruit la plus belle machine ; & que, pour vaincre une puissance physique, il appelle constamment à son secours une force physique.