CHAPITRE LXXII.

L’Homme aux cent soixante millions.


J’étois dans un café, assis à côté d’un Russe qui m’interrogeoit curieusement sur Paris. Entre un assez gros homme en perruque nouée ; son habit étoit un peu râpé & le galon usé ; il s’assied dans un coin, & hume une bavaroise avec la lenteur de l’ennui & la langueur du désœuvrement & de l’inoccupation.

Vous voyez bien, dis-je à mon voisin, cet homme-là qui bâille, & qui n’aura pas fait dans une heure ? — Oui, me dit-il. — Eh bien, c’est le soutien de l’état & du trésor royal. — Comment ? — C’est lui qui donne au roi de France cent soixante millions & plus par an, pour entretenir ses troupes, sa marine & sa maison. Il a affermé les cinq grosses fermes ; avant-hier il en a signé le contrat avec le monarque ; les fermiers-généraux sont ses agens, ses commis ; ils travaillent tous sous lui & sous son nom : ce nom qui remplit la France entiere. Il arrête aux barrieres les carrosses des princes, si bon lui semble ; il visite tout ce qu’il veut visiter ; il oblige les bourgeois à prendre de son sel contre leur volonté ; il empêche une villageoise, sur le bord de l’Océan, de saler son pot avec l’eau de la mer ; il met son timbre sur tous les papiers de procédure ; il envoie, en son propre nom, des assignations au plus grand seigneur, comme au simple particulier ; il a un puissant crédit, car il gagne tous ses procès ; & ceux qui lui font quelque tort, sont envoyés aux galeres, & quelquefois pendus : il a une jurisdiction toute particuliere pour cela, & des juges qui le servent à ravir. Sa personne est bien précieuse, car elle répond au roi de sa créance ; s’il ne payoit pas, le roi de France saisiroit sa personne, pour se faire payer : mais il paie très-bien ; & de plus, il est fort désintéressé. Qu’on dise que la régie ruine le royaume ! C’est un conte. Désabusez, je vous prie, les Russes, quand vous serez à Pétersbourg. Cet homme perçoit cent soixante millions & plus, pour quatre mille francs par an ; il ne dépense pas un sol au-delà : c’est le modele de l’économie la plus stricte & la plus sévere. Il est vrai qu’il a des commis un peu infideles ; mais ces commis exercent toujours un peu de rapine : ils sont plus riches que lui, cela est encore vrai ; mais sa modération constante n’en est pas alarmée ; c’est toujours à sa requête que toute perception se fait. Avez-vous dans votre pays un homme qui vous ramasse & vous apporte cent soixante millions, pour quatre mille francs d’honoraires ? Il faut avouer que le roi de France est servi à bon marché, & qu’il a dans ce personnage un habile & fidele serviteur.

Le Russe ne savoit ce que je voulois lui dire, il ouvroit de grands yeux avec étonnement ; il fallut que je lui expliquasse ce que c’étoit que Nicolas Salzard, successeur de Laurent David & de Jean Alaterre, Quand il sut que c’étoit un valet-de-chambre, jadis portier, qui avoit pris possession du bail des fermes générales, & qui en avoit signé le contrat avec le souverain à la face de l’Europe ; quoique poli, il ne put s’empêcher de rire au nez de Nicolas Salzard.

Celui-ci n’y fit pas seulement attention ; il se leva pesamment, paya longuement, & sortit machinalement, ne sachant de quel côté tourner son existence solidaire des revenus de l’état.