CHAPITRE LXIII.

Lieutenant de Police.


Un lieutenant de police est devenu un ministre important, quoiqu’il n’en porte pas le nom ; il a une influence secrete & prodigieuse ; il sait tant de choses, qu’il peut faire beaucoup de mal ou beaucoup de bien, parce qu’il a en main une multitude de fils qu’il peut embrouiller ou débrouiller à son gré : il frappe ou il sauve ; il répand les ténebres ou la lumiere : son autorité est aussi délicate qu’étendue.

On connoît ses fonctions ; mais on ne sait peut-être pas qu’il s’occupe encore à dérober à la justice ordinaire une foule de jeunes gens de famille, qui dans l’effervescence des passions, font des vols, des escroqueries ou des bassesses ; il les enleve à la flétrissure publique : la honte en rejailliroit sur une famille entiere & innocente ; il fait un acte d’humanité, en épargnant à des peres malheureux l’opprobre dont ils alloient être couverts : car nos préjugés, sous ce point de vue, sont bien injustes & bien cruels.

Le libertin est enfermé ou exilé, & ne passe point par la main du bourreau : ainsi la police arrache aux tribunaux des coupables qui mériteroient d’être punis ; mais comme ces jeunes gens sont soustraits à la société, qu’ils n’y rentrent que quand leurs fautes sont expiées & qu’ils sont corrigés, la société n’a point à se plaindre de cette indulgence.

On fera seulement la remarque, qu’il n’y a guere de pendus que dans la classe de la populace : le voleur de la lie du peuple, sans famille, sans appui, sans protections, excite d’autant moins la pitié, qu’on s’est montré indulgent pour d’autres.

On enleve tous les mois, sans beaucoup de façons, & sur le simple ordre d’un commissaire, trois à quatre cents femmes publiques ; on met les unes à Bicêtre, pour les guérir, les autres à l’Hôpital, pour les corriger. Celles qui ont quelqu’argent, se tirent d’affaire.

On voit passer toutes ces créatures, un certain jour du mois, devant le juge de police, seul juge en cette matiere ; elles lui font une révérence ou lui disent des injures ; & il ne fait que répéter gravement, à l’Hôpital, à l’Hôpital.

Cette partie de notre législation est très-vicieuse, parce qu’elle est très-arbitraire : en effet, le secrétaire du lieutenant de police détermine seul l’emprisonnement & sa durée, plus ou moins longue. Les plaintes sont ordinairement portées par les gens du guet ; & il est bien étonnant qu’un seul homme dispose ainsi de la liberté d’un si grand nombre d’individus. L’opprobre dans lequel ils sont tombés, ne justifie pas cette violence ; il seroit facile de suivre une partie de la procédure usitée dans les cas criminels, puisqu’il s’agit de la perte de la liberté ; des filles innocentes, & que la timidité empêchoit de répondre, se sont quelquefois trouvées confondues avec ces malheureuses.

Le lieutenant de police exerce de même un empire despotique sur les mouchards qui sont trouvés en contravention, ou qui ont fait de faux rapports : pour ceux-là, c’est une portion si vile & si lâche, que l’autorité à laquelle ils se sont vendus, a nécessairement un droit absolu sur leurs personnes.

Il n’en est pas de même de ceux qui sont arrêtés au nom de la police ; ils ont pu commettre des fautes légeres ; ils ont pu avoir des ennemis dans cette foule d’exempts, d’espions & de satellites, que l’on croit sur leur parole. L’œil du magistrat peut être incessamment déçu, & l’on devroit remettre à un examen plus sérieux la punition de ces délits ; mais Bicêtre engloutit une foule d’hommes qui s’y pervertissent encore, & qui en sortent plus méchans qu’ils n’y étoient entrés. Avilis à leurs propres yeux, ils se précipitent ensuite dans les plus grands désordres.

Je le répete, cette partie de notre législation est dans un chaos affreux : elle ressemble presque à celle qui détermine l’enlevement des pauvres ; mais on ne songe seulement pas à remédier à ces loix abusives, qui se sont formées sous l’œil des tribunaux légitimes, sans qu’on puisse en connoître la validité, la sanction, ni l’origine.

Il y a des momens où la police se relâche incroyablement ; & c’est après quelques accidens célebres qu’elle reprend sa vigueur.

On cache & l’on étouffe tous les délits scandaleux, & tous les meurtres qui peuvent porter l’effroi & affecter l’invigilance des préposés à la sûreté de la capitale.

On enterre par ordre de la police les suicides, après la descente & le procès-verbal d’un commissaire ; & l’on fait sagement : si l’on en publioit la liste, elle seroit effrayante.

Les accidens qui arrivent sur le pavé de Paris, ou par les voitures publiques, ou par la chute des tuiles, ou dans les bâtimens, sont de même ensevelis dans le silence. Si l’on tenoit registre fidele de toutes ces calamités particulieres, l’épouvante feroit regarder avec horreur cette ville superbe. C’est à l’Hôtel-Dieu, c’est à la Morne, que l’on apperçoit les nombreuses & déplorables victimes des travaux publics, & d’une trop nombreuse population.

Au reste, c’est un terrible & difficile emploi, que de contenir tant d’hommes livrés à la disette, tandis qu’ils voient les autres nager dans l’abondance ; de contraindre, dis-je, autour de nos palais, de nos demeures brillantes, tant de malheureux, pâles & défaits, qui ressemblent à des spectres ; tandis que l’or, l’argent, les diamans remplissent l’intérieur de ces mêmes demeures, & qu’ils sont violemment tentés d’y porter la main, pour appaiser le besoin qui les tue.

L’extravagance & la dissipation du luxe diminuent peut-être à leurs yeux la honte & l’injustice du vol.

Une audience du lieutenant de police est fort divertissante : on lui fait toutes sortes de plaintes & de demandes ; on l’approche, on lui dit un mot à l’oreille ; il répond par une phrase bannale ; il prend des placets dans trois anti-chambres ; les mains du secretaire ou du commis peuvent à peine les contenir. La populace occupe la derniere salle, & l’appelle en tremblant, monseigneur. Ce dernier rang est promptement expédié.

Si ce magistrat vouloit communiquer au philosophe tout ce qu’il sait, tout ce qu’il apprend, tout ce qu’il voit, & lui faire part de certaines choses secretes, dont lui seul est à peu près bien instruit, il n’y auroit rien de si curieux & de si instructif sous la plume du philosophe : le philosophe étonneroit tous ses confreres. Mais ce magistrat est comme le grand pénitencier ; il entend tout, ne rapporte rien, & n’est pas étonné de certains délits au même degré que le seroit un autre homme. À force de voir les ruses de la friponnerie, les crimes du vice, les trahisons secretes, & toute la fange impure des actions humaines, ce magistrat a nécessairement un peu de peine à croire à la probité & à la vertu des honnêtes gens. Il est dans un état perpétuel de défiance ; &, au fond, il doit posseder ce caractere-là ; car il ne doit rien croire d’impossible, après les leçons extraordinaires qu’il a reçues des hommes & des événemens, & sa charge lui commande un doute continu & sévere.