CHAPITRE LVI.

Les Dîneurs en ville.


Quelques gens d’une fortune aisée donnent ordinairement à dîner deux ou trois fois par semaine à leurs amis & à leurs simples connoissances : une fois invité, vous l’êtes pour toujours.

Avoir une table à Paris est un objet dispendieux ; mais ce n’est que dans la capitale que tel homme peut subsister sans fortune, sans métier & sans talens. Ce n’est point là un citoyen fort recommandable, je l’avoue ; mais mais enfin, il faut que tout homme vive. Eh ? qui donnera à manger à celui qui a bon appétit, si ce n’est le riche ?

Dix-huit à vingt mille hommes dînent régulierement le lundi chez le marchand, le mardi chez l’homme de robe, & progressivement ils achevent la semaine, en montant d’étage en étage. Le vendredi ils se rendent de préférence chez l’amateur de marée, & jamais ils ne se trompent sur le menu. Dans cette classe sont les agréables & les beaux parleurs, les musiciens, les peintres, les abbés, les célibataires, &c.

Ils ont vu tous les états, & sont au fait d’une infinité de caracteres : ces gens-là ne savent ni le prix du pain, ni celui de la viande : les variations des combustibles leur sont parfaitement étrangeres : ils ne paient que le porteur d’eau ; ils sortent de chez eux poudrés, frisés, à deux heures précises, & vont s’asseoir à des tables délicates, ayant pour passeport quelques historiettes, une pour chaque maison, & la gazette de la veille.

Ils savent tirer un parti abondant du service, tandis que les provinciaux, les novices mal-adroits, n’ont pas l’esprit de faire bonne chere ; car c’est un art que de savoir goûter de tous les plats, à l’aide de quelques signes. Le soir ils se rendent chez une vieille dévote, chez un goutteux, un bénéficier ; ils y font collation, & n’ont qu’à changer un peu de langage, selon l’esprit des personnages, & répéter les nouvelles qu’ils ont apprises le matin. Ainsi, sans rentes, sans emploi, sans patrimoine, avec un habit dû encore au tailleur, & payant de mois en mois un loyer modique, ils trouvent de quoi vivre, & vivre en assez bonne compagnie. Une aptitude à retenir les noms des personnes, quelqu’usage du monde, beaucoup de souplesse dans les manieres leur suffit pour entretenir la conversation ; & l’on ne diroit jamais, à les voir le front épanoui, le visage tranquille, qu’ils n’auroient pas dîné, sans la généreuse complaisance de leur hôte. Je les compare aux oiseaux du ciel, qui prennent leur part de la récolte universelle, & qui ne paroissent pas la diminuer. Selon moi, rien de si honorable pour les riches que de donner à manger à ceux qui se présentent à leur table ; & de toutes les manieres de faire usage de ses richesses, c’est sans contredit la plus agréable pour le grand nombre. Chacun en profite également ; & puisque les riches aiment l’ostentation, ils se satisfont en satisfaisant les autres.

S’ils établissoient une table économique & sans apprêt, où il n’y eût ni luxe, ni orgueil, ayant l’honnête nécessaire, & rien au-dessus ; cela vaudroit mieux encore, & ils feroient dans le cas de renouveller plus souvent leur complaisance, ou de multiplier les couverts.

Si j’étois opulent, je mettrois ma volupté à donner ainsi à dîner ; mais ma table seroit frugale, composée de mets simples, & je me réjouirois fort de voir autour de moi grand nombre de personnes causer & manger.

On appelloit autrefois ces hommes-là des parasites ; terme injurieux & sot, inventé par la dureté, l’avarice & l’égoïsme. Il est tout naturel que celui qui n’a pas une table, (chose chere à Paris) aille chercher celui qui en a une toute servie. Ce qu’on doit à l’infortune de plusieurs honnêtes gens, le plaisir d’alimenter son prochain, d’entretenir sa santé, invitent l’homme sensible à partager ses mets. L’hôte peut encore être redevable à ceux qui croient assez à son bon cœur, pour aller le visiter & lui demander une portion de la nourriture qu’il a de trop, & qu’il ne pourroit prendre sans se causer une indigestion.

La terre est la table universelle, dressée par le Créateur ; & l’oiseau, qui de son bec saisit en volant un pauvre petit grain & l’emporte dans son nid, & un poëte qui va dîner chez un fermier-général & lui offrir un appétit qu’il admire, prennent également tous deux ce qui leur est dû.

Hélas ! nous ne faisons tous que passer sur la terre. Les grains, les fruits de l’année appartiennent tous à la génération présente, & non à celle qui doit suivre. Que la génération présente use des vins que le soleil a mûris sous ses yeux ; qu’elle mange les légumes qu’elle a vu croître. La nature, avec l’année, recommencera le cours de ses bienfaits pour d’autres êtres. Demain nous allons disparoître ; & nous refuserions notre table à notre frere, & nous fermerions inhumainement le verrouil, pour dévorer seuls notre subsistance ! A-t-on de l’appétit quand on mange seul ? Et le repas fait-il le même bien que quand il est pris au milieu de la joie & du sourire des convives ?

Que ce nom de parasite, prodigué à l’honnête indigence qui a des droits à la table des riches, soit donc effacé à jamais de la langue, comme un mot qui offense l’humanité : qu’on ne le prononce plus, sur-tout à Paris, où, graces à des mœurs plus douces & plus humaines, il commence à s’éteindre. Qu’on ne l’entende plus que chez l’homme inhumain & dur, qui s’isole parce qu’il craint que son ame ne soit apperçue ; & que ce mot n’ait plus cours que chez le pauvre, qui est dans le cas lui-même d’aller dîner ailleurs, & qui n’a sur sa table étroite que sa portion congrue.