CHAPITRE LV.

Des grosses Fortunes.


Il y a à Paris des fortunes de particuliers, de trois cents, cinq cents, sept cents, neuf cents mille livres de rente, & trois ou quatre peut-être au-delà encore. Celles de cent à cent-cinquante mille livres sont communes.

L’or, a dit quelqu’un, cherche à s’amonceler : il va où il y en a déjà ; plus il est en tas, plus il multiplie. Le premier écu, a dit Jean-Jacques Rousseau, est plus difficile à gagner que le dernier million. Cette vérité se fait sentir dans la capitale. Que font tous ces opulens de leur or ? Ce qu’ils en font ? Rien de grand, rien de vraiment utile. Le loisir de ces riches fait qu’ils se tourmentent à poursuivre des miseres : ils se font des occupations graves, de futilités : ils ont des inquiétudes pour se procurer de fausses jouissances, & ils se tourmentent en arrangeant des parties de plaisir.

Ils aiment mieux nourrir des chevaux que des hommes ; ils dépensent en objets de luxe puérile, ce qui suffiroit à la perfection de tous les arts utiles ; ils ne donnent rien pour les expériences physiques, rien pour les sciences augustes, qui font la grandeur & la dignité de l’homme ; s’ils obéissent à quelque caprice ruineux, ce caprice est toujours petit, obscur & extravagant ; on cite leur immense richesse, on a peine à citer leurs bienfaits. Je regarde autour de moi ; je n’apperçois pas un seul monument patriotique. Tout est pour l’intérieur de la maison & pour la valetaille.

Parmi ces hommes opulens, tel est déclaré humain, généreux, serviable, bon ami, dont la tête ingénieuse est occupée trois heures par jour à trouver de nouveaux moyens pour ruiner son pays & redoubler sa misere. Il parle d’équité, d’humanité, de bienfaisance ; & le projet qu’il va donner le lendemain, ruinera six cents familles : c’est un accaparement, c’est un monopole ; son or funeste va ravir à l’industrie pauvre ce qu’elle auroit pu gagner.

Une province est tout-à-coup dépossédée de ses productions. Tout est enlevé comme par enchantement. On honorera du nom de spéculation, ce qui n’est que l’ouvrage de l’avarice. Le monopoleur est un homme poli, qui parle des beaux arts : comment oseroit-on l’appeller un concussionnaire ? Il est vrai qu’il fait quelque bien en détail autour de lui, & des maux horribles en grand à cent lieues de sa demeure. Il semble étranger au royaume, & n’exister que pour ses maîtresses & ses adulateurs.

D’autres thésaurisent, & s’endurcissant à loisir, ne laissent échapper aucune parcelle de leur or entassé. En vain la misere les supplie en fondant en larmes ; en vain entendent-ils le récit des calamités particulieres ; ils sont insensibles aux malheurs d’un honnête homme, comme à ceux de l’état.

Préférer une piece d’or à la vie de son frere, de son semblable ! Le nommer fainéant, coquin, paresseux, pour se dispenser d’être charitable ! Masquer son avarice sous des prétextes faux, tandis qu’on ne se dissimule pas à soi-même sa dureté ! Ah ! mérite-t-on ensuite le nom d’homme ?

Malheureux ! qui endurcis tes oreilles aux gémissemens de l’indigence, quand tu auras le linceul sur le visage, & que tu seras resserré dans un étroit cercueil, s’il te ressort quelques sentimens, dis, ne regretterois-tu point alors de n’avoir pas donné quelques parcelles de ces richesses inutiles, pour soulager les maux de tes freres ? Que te restera-t-il de cette grande opulence ? Un cercueil de plomb, & quelques marbres sculptés. Eh ! quand il est en ton pouvoir de métamorphoser ces pièces de métal en jouissances pures & intimes, apprends à les connoître, à les goûter. Veux-tu être maudit après la mort, & que l’on dise : il a dépensé pour son orangerie, pour ses porcelaines, pour ses diamans, pour son chenil… Et pour les hommes ses semblables ?… Rien. Parlons du moins des gens qui donnent à dîner. C’est bien peu de chose, mais c’est toujours cela.