CHAPITRE XLVI.

Noyés. Vapeurs du charbon.


Il faut bien du tems pour amener l’ordre dans les parties les plus communes de la police la plus ordinaire. Qui croiroit que, il n’y a pas vingt ans, lorsqu’on repêchoit un noyé, au lieu de lui administrer promptement les secours propres à le rappeller à la vie, on le laissoit à moitié corps dans l’eau, jusqu’à ce qu’un commissaire fût arrivé pour dresser son procès-verbal ? On n’osoit y toucher avant cet acte ; le guet vous repoussoit rudement. L’ignorance suspendoit le noyé par les pieds, dans la fausse idée de lui faire rendre l’eau. Aucun n’échappoit à la mort.

Enfin, l’on a reconnu qu’au lieu d’un commissaire il étoit plus à propos d’appeller un chirurgien. Le premier établissement humain en faveur des personnes noyées est dû au corps municipal ; ce qui a décidé l’attention de la police envers d’autres infortunés : ainsi ce n’est que par l’exemple que se perfectionnent les différentes branches de l’administration publique. On a employé différentes méthodes qui, plus ou moins heureuses, ont arraché des bras de la mort une foule de citoyens rendus à leurs familles par cette sage mais tardive précaution.

La machine fumigatoire qui agit par le fondement, les frictions & l’insufflation, sont les principaux secours administrés, & sans lesquels les personnes submergées seroient certainement mortes. On y joint l’eau-de-vie camphrée, prise à la dose d’une cuillerée, l’alkali-volatil-fluor, mais comme stimulant ; on l’introduit dans les narines avec des meches de papier.

De cent trente-huit personnes noyées à Paris, quatre-vingt-douze ont dû la vie au nouvel établissement qui a remplacé l’usage le plus inepte & le plus barbare. Cette date moderne prouve que l’on s’occupe depuis bien peu de tems de la conservation des citoyens ; mais enfin nous avons su rougir de notre indifférence.

Ceux qui tomboient dans l’eau avant cette époque, perdoient inévitablement la vie, & de misérables formes judiciaires s’opposoient à leur salut ; on n’accordoit rien à un marinier qui sauvoit un noyé, & par une contradiction étrange on le payoit quand il avoit retiré un cadavre. De là provenoit la lenteur cruelle des bateliers à prévenir la submersion totale. Nous nous sommes élevés les premiers contre ces abus dans l’An deux mil quatre cent quarante, il y a près d’onze années ; & nous avons vu avec une joie secrete que nos plaintes publiques avoient été entendues.

Aujourd’hui les frais qu’entraîne l’administration des secours sont à la charge de la police, & l’on délivre des gratifications à ceux qui ont directement ou indirectement contribué à rappeller à la vie les noyés. Je le répete, oh ! que de tems il faut pour conduire un peuple aux notions les plus simples de la raison & de l’humanité !

La vapeur du charbon produit encore, surtout dans les fauxbourgs, des désastres plus fréquens. Outre les chagrins amers & renaissans attachés à l’extrême indigence, il est un accident familier aux malheureux qui ne sont pas assez riches pour acheter du bois. Il faut savoir qu’il y a une nombreuse portion de citoyens qui n’habitent que des cabinets ou des recoins obscurs, où il n’y a point de cheminées ; & c’est ce qui m’a fait dire dans le premier chapitre intitulé Coup-d’œil général, qu’on trouvoit à Paris des Lapons vegetans dans des cases étroites. Ces infortunés sont obligés, dans les rigueurs de l’hiver, de faire du feu au milieu de leurs chambres ; & le toit n’est pas percé, comme chez les sauvages. Il arrive souvent qu’ils sont surpris, eux & leurs enfans, & suffoqués par la vapeur du charbon. Personne n’est à l’abri de ces accidens imprévus ; car le voisinage d’un pauvre suffit pour tuer un riche. On diroit que l’un se venge de l’autre.

Un médecin habile pense qu’en ce cas-là, l’usage trop répandu de l’alkali-volatil-fluor devient dangereux, & que dans cette espece d’asphyxie il y a un excès de chaleur dans la tête ; que par conséquent il seroit funeste d’irriter encore cette partie du corps & d’y déterminer une plus grande quantité de chaleur. Il propose les frottemens réitérés à la plante des pieds, & il a rendu la vie par ce moyen à plusieurs asphyxiés.

Ne seroit-il pas possible de donner au charbon de terre une préparation qui lui enleveroit ce qu’il a de meurtrier ? C’est à quoi l’on travaille, & je ne doute pas que l’administration ne veille à constater l’expérience.

Pourquoi n’accorderoit-on pas une médaille à tout homme qui, dans un danger pressant, auroit sauvé la vie à un citoyen ? Sa plus grande récompense assurément seroit toujours dans son cœur ; mais la patrie ne seroit pas quitte envers lui, & lui devroit une marque de reconnoissance pour avoir enlevé au trépas un de ses enfans.

Avant les observations sur les asphyxies, avant les découvertes des moyens curatifs (on le dit en frémissant) la plupart des asphyxiés dans le fait étoient enterrés vivans. Combien l’homme n’a-t-il pas besoin de la science, puisqu’elle seule sauve aujourd’hui de cet horrible danger, & les vuidangeurs, & les cureurs de puits, & les fossoyeurs, & les maçons employés à la fouille des terreins, & tous ces hommes enfin, qui par leurs travaux sont si utiles, & à qui la Société doit tant !

L’indifférence absolue sur leur sort n’étoit-elle pas un crime politique ? On sait aujourd’hui qu’il ne faut jamais saigner un asphyxié ; que l’aspersion d’eau froide au visage & quelques cuillerées de vinaigre le rappellent à la vie. On sait aujourd’hui qu’un brasier ardent peut désinfecter un lieu empoisonné ; qu’un tuyau adapté à un fourneau épuise l’air méphitique ; qu’avec quelques pelletées de chaux vive on corrige une vanne mortelle.

L’attention paternelle du gouvernement vient de répandre sur cet objet un catéchisme pour l’instruction du peuple ; le peuple saura que ces morts apparentes ne sont pas des morts réelles ; il apprendra de quelle maniere l’on peut rappeller à la vie les noyés & les asphyxiés ; il se familiarisera les remedes dont l’extrême simplicité garantit le succès.

C’est M. le Noir, lieutenant-général de police, qui a fait dresser ce catéchisme instructif, mis à la portée du peuple, & qui l’a fait distribuer aux curés des villes & des campagnes, afin qu’ils répandissent la méthode propre à combattre les fréquens & terribles effets du méphitisme (mot nouveau, qui signifie vapeur empoisonnée). Les curés ne dédaigneront pas de communiquer aux villageois ces importantes lumieres ; car si le premier précepte de la religion est l’accomplissement des œuvres de charité & de miséricorde, son triomphe n’est-il pas de veiller à la conservation de l’homme ? Et pourquoi des procédés faciles, qui peuvent rendre un bon pere de famille à la société, ne seroient-ils pas enseignés après la lecture des vérités évangéliques ? Quoi de plus honorable pour le ministere, que d’allier le salut des corps au salut des ames ?