CHAPITRE XLV.

Détermination de l’habitude.


Si l’on me demande comment on peut rester dans ce sale repaire de tous les vices & de tous les maux entassés les uns sur les autres, au milieu d’un air empoisonné de mille vapeurs putrides, parmi les boucheries, les cimetieres, les hôpitaux, les égouts, les ruisseaux d’urine, les monceaux d’excrémens, les boutiques de teinturiers, de tanneurs, de corroyeurs ; au milieu de la fumée continuelle de cette quantité incroyable de bois, & de la vapeur de tout ce charbon ; au milieu des parties arsénicales, sulfureuses, bitumineuses, qui s’exhalent sans cesse des atteliers où l’on tourmente le cuivre & les métaux : si l’on me demande comment on vit dans ce gouffre, dont l’air lourd & fétide est si épais qu’on en apperçoit & qu’on en sent l’athmosphere à plus de trois lieues à la ronde ; air qui ne peut pas circuler, & qui ne fait que tournoyer dans ce dédale de maisons : comment enfin l’homme croupit volontairement dans ces prisons, tandis que s’il lâchoit les animaux qu’il a façonnés à son joug, il les versoir, guidés par le seul instinct, fuir avec précipitation & chercher dans les champs l’air, la verdure, un sol libre, embaumé par le parfum des fleurs : je répondrai que l’habitude familiarise les Parisiens avec les brouillards humides, les vapeurs mal-faisantes & la boue infecte.

Ensuite l’opéra, la comédie, les bals, les catins & les spectacles les consolent de la perte de la santé. Qu’importe que les liqueurs qui circulent dans nos veines, s’épaississent, se coagulent, forment des engorgemens, pourvu que l’on voie danser Vestr-Allard ? On n’a plus besoin de force ni de courage, quand on ne parcourt plus d’autre espace que celui qui sépare les trois spectacles.

Les Parisiens ne sont pas trop jaloux de communiquer avec le firmament & ses beautés. C’est aux paysans à qui il appartient de contempler le ciel : pour eux, ils regardent le soleil sans admiration, sans reconnoissance, & à peu près comme le laquais qui les éclaire.

Vivre aux bougies est même une distinction de l’opulence : on ne jouit qu’aux bougies ; on ne se rassemble qu’aux bougies ; tous les gens riches sont brouillés avec le soleil. Le jour n’est pas fait pour éclairer leurs plaisirs ; sa clarté est ignoble. C’est un peuple de morts, qui n’existe que dans des sallons hermétiquement fermés, & au milieu des flambeaux.