CHAPITRE XXXIII.

Porteurs de sel.


Quand je vois les hanouards ou porteurs de sel, je me rappelle qu’ils avoient le privilege de porter sur leurs épaules les corps des rois jusqu’à la prochaine croix de S. Denis, parce qu’à eux appartenoit l’art de les couper par pieces, de les faire bouillir dans de l’eau, & de les saler ensuite ; ce qui remplaçoit d’une maniere très-grossiere l’art d’embaumer, qui étoit perdu, & qu’on n’a retrouvé depuis que d’une maniere fort imparfaite.

On a salé ainsi & Philippe le long & Philippe de Valois, qui les premiers mirent un impôt sur une marchandise de premiere nécessité, dont le commerce avant eux étoit permis à tout le monde. La nature nous donnoit cette denrée ; les rois nous l’ont vendue. Le minot de sel coûte à Paris 60 liv. 7 sols. Que de larmes, que de sang versé depuis l’établissement de la gabelle ! Il a fallu des gibets & des roues pour maintenir le privilege exclusif de la vente du sel. Il forme aujourd’hui la principale richesse des monarques François ; mais il entretient sur les frontieres & même dans l’intérieur du royaume une guerre sanglante. On ne voit jamais le crime dans l’infraction de cette loi ; & le pauvre contraint crie à l’injustice, maudit le jour, & connoît le désespoir.

Le même minot de sel qu’on vous force à payer soixante & soixante-une livres, ne se vend ailleurs qu’une livre dix sols, & c’est tout ce qu’il vaut intrinséquement. Quelle foule de réflexions naissent de ce rapprochement !