CHAPITRE XXVI.

Des parfaits Badauds.


D’où vient le sobriquet de badaud qu’on applique aux Parisiens ? Est-ce pour avoir battu le dos des Normands ? est-ce à raison de l’ancienne porte Baudaye ou Badaye, ou du caractere du Parisien, qui s’amuse de tout ? Quelle que soit l’étymologie, on veut dire que le Parisien qui ne quitte pas ses foyers, n’a vu le monde que par un trou ; qu’il s’extasie sur tout ce qui est étranger, & que son admiration porte je ne sais quoi de niais & de ridicule.

Pour se moquer à la fois de l’ignorance & de l’indolence de certains Parisiens qui n’ont jamais sorti de chez eux que pour aller en nourrice & pour en revenir, qui n’osent se hasarder à quitter les vues coutumieres du Pont-Neuf & de la Samaritaine, & qui prennent pour des endroits fort éloignés les pays les plus voisins, un auteur a fait, il y a vingt ans, une petite brochure intitulée : Le voyage de Paris à Saint-Cloud par mer, & le retour de Saint-Cloud à Paris par terre. J’en donnerai ici un petit extrait.

« Le Parisien qui entreprend ce long voyage, prend toute sa garde-robe, se munit de provisions, fait ses adieux à ses amis & parens. Après avoir offert sa priere à tous les saints, & s’être recommandé spécialement à son ange gardien, il prend la galiote ; c’est pour lui un vaisseau de haut-bord. Étourdi de la rapidité du bateau, il s’informe s’il ne rencontrera pas bientôt la compagnie des Indes ; il estime que les échelles des blanchisseuses de Chaillot sont les échelles du Levant ; il se regarde comme éloigné de sa patrie, songe à la rue Trousse-vache, & verse des larmes.

Là, contemplant les vastes mers, il s’étonne que la morue soit si chere à Paris ; il cherche des yeux le Cap de-Bonne-Espérance ; & quand il apperçoit la fumée ondoyante & rouge de la verrerie de Sêve, il s’écrie, voilà le mont Vésuve, dont on m’a parlé.

Arrivé à Saint-Cloud, il entend la messe en actions de graces, écrit à sa chere mere toutes ses craintes & ses désastres ; notamment que, s’étant assis sur un amas de cordages nouvellement goudronnés, sa belle culotte de velours s’y est comme incorporée, & qu’il n’a pu se relever qu’après en avoir abandonné des fragmens considérables. Il conçoit à S. Cloud l’idée sublime de l’étendue de la terre, & il entrevoit que la nature vivante & animée peut s’étendre au-delà des barrieres de Paris.

Le retour par terre est sur le même ton. Le Parisien stupéfait & ravi, apprend que le hareng & la morue ne se pêchent point dans la riviere de Seine : il croyoit que le bois de Boulogne étoit l’ancienne forêt où habitoient les Druides, il est détrompé. Il avoit pris le mont Valérien pour le véritable Calvaire, où Jésus-Christ avoit répandu son sang précieux ; on le désabuse ; il juge savamment qu’il est encore parmi des catholiques, puisqu’il apperçoit des clochers, & que sa foi n’est conséquemment pas en danger. Il voit passer un cerf & un faon, & voilà le premier pas qu’il fait dans l’histoire naturelle. On lui annonce Madrid : la capitale d’Espagne, répond-il vivement ? On lui dit que ce n’est pas là le château où François Ier fut prisonnier ; il s’étonne du rapport, & cette singularité exerce toute son intelligence.

Il est toujours bon patriote, & ne renie point son pays ; car il annonce à tous ceux qu’il rencontre, qu’il est né natif de Paris ; que sa mere vend des étoffes de soie à la Barbe d’or, & qu’il a pour cousin un notaire.

Il rentre dans sa famille ; on le reçoit avec des acclamations ; ses tantes, qui depuis vingt ans n’ont été aux Thuileries, admirent son courage, & le regardent comme le plus hardi & le plus intrépide voyageur. »

Tel est ce badinage, qui dans son tems eut du succès, parce qu’il peint d’après nature l’imbécillité native d’un véritable Parisien.

Ajoutons que, quand il revient dans ses foyers, il lui manque encore une grande connoissance ; car on ne peut pas tout apprendre : il ne sait pas démêler dans un champ l’orge d’avec l’avoine & le lin d’avec le millet.

J’ai vu d’honnêtes bourgeois, d’ailleurs instruits des pieces de théatre & bons Raciniens, qui d’après les estampes & les statues croyoient fermement à l’existence des syrenes, des sphinx, des licornes & du phénix : ils me disoient, nous ayons vu dans un cabinet des cornes de licornes. Il a fallu leur apprendre que c’étoit la dépouille d’un poisson de mer ; & c’est ainsi qu’il faut aux Parisiens, non leur donner de l’esprit, mais leur désenseigner la sottise, comme dit Montaigne.

Ce benêt qu’on fit lever de grand matin pour voir passer l’équinoxe porté sur un nuage, c’était un Parisien.