CHAPITRE XXIV.

Crainte fondée.


Quand on songe qu’il y a à Paris près d’un million d’hommes entassés sur le même point, & que ce point n’est pas un port de mer, il y a vraiment de quoi frémir sur la future subsistance de ce peuple ; & quand on songe ensuite que ce qu’on appelle commerce (& qui n’est au fond qu’un agiotage perpétuel, qu’une industrie locale) est encore gêné, comprimé, fatigué de toutes parts, il y a encore de quoi frémir davantage. Alors l’existence de cette superbe ville paroît absolument précaire : car plusieurs causes isolées, qui n’ont pas besoin d’être réunies, peuvent y faire entrer la famine, sans compter les autres fléaux qu’elle peut essuyer politiquement.

Il est bien sur que chaque Parisien n’aura désormais du pain, que tant qu’on voudra bien permettre aux boulangers d’avoir de la farine, & que le maître du ruisseau de la Seine & de la Marne l’est & le sera de l’existence de la ville.

Comment trouver le moyen de remédier à cette foule de nécessiteux, qui n’ont d’autre gage de leur subsistance que dans le luxe dépravé des grands ? Comment entretenir la vie au milieu de cette masse qui crieroit famine, si certains abus venaient à cesser tout-à-coup ? Le luxe dévorateur, tout en mangeant l’espece humaine, soutient au-dessus de leur tombeau tous ces hommes qu’il extermine ; ils meurent par degrés, & non tout-à-coup.

On voit dans cette capitale des hommes qui usent toute leur vie à faire des joujous d’enfans ; les vernis, les dorures, les pompons occupent une armée d’ouvriers ; cent mille bras y sont exercés jour & nuit à fondre des sucreriees & à édifier des desserts. Cinquante mille autres, le peigne en main, attendent le réveil de tous ces oisifs qui végètent en croyant vivre, & qui, pour se dédommager de l’ennui qui les accable, font deux toilettes par jour.