CHAPITRE VI.

Où est le Gouvernement féodal ?


Cette noblesse qui vivait il y a deux cents ans dans ses châteaux, répugnait à venir dans la grande ville : aussi que n’a-t-on pas fait en France pour lui faire déserter les donjons épars qu’elle habitoit dans les campagnes ? De là elle bravoit souvent des ordres arbitraires : elle avoit un rang ; mais lorsque les graces du souverain ne se sont plus manifestées que dans tel bureau ; lorsqu’un point unique, attractif & central s’est établi, où tout ce qui étoit dans le cercle devoit aboutir, il a fallu quitter les antiques châteaux ; ils sont tombés en ruine, & avec eux la force des seigneurs. On les a étourdis avec toute la pompe qui environne les cours ; on a institué des fêtes pour les amollir ; les femmes, qui vivoient dans la solitude & dans les devoirs de l’économie domestique, se sont trouvé flattées d’attirer les regards ; leur coquetterie, leur ambition naturelle y ont trouvé leur compte ; elles ont brillé près du trône, à raison de leurs charmes. Il a fallu que leurs esclaves ne s’éloignassent point du séjour de leur puissance ; elles sont devenues les reines de la société & les arbitres du goût & des plaisirs ; elles ont vu avec indifférence leurs peres, leurs époux, leurs fils humiliés, pourvu qu’elles continuassent à s’agiter dans le tourbillon des cours ; elles ont transformé de pures bagatelles en importantes affaires ; elles ont créé le costume, l’étiquette, les modes, les parures, les préférences, les conventions puériles ; enfin elles ont renforcé la pente à l’esclavage. Les hommes conduits, dirigés par elles, peut-être à leur insu, n’ont plus eu d’autre ressource que de tendre des mains avides autour du dispensateur des graces & de l’argent : l’art de faire fortune a été l’art du courtisan ; le monarque a mis à profit cette tendance de la noblesse, si utile à l’agrandissement de son pouvoir ; il a arraché aux peuples tout l’or qu’il pouvoit leur enlever, pour le donner à ses courtisans transformés en serviteurs attentifs.

Les héritages de l’antique noblesse sont donc venus se métamorphoser à Paris en diamans, en dentelles, en plats d’argent, en équipages somptueux. Le dépérissement de l’agriculture s’est fait sentir ; le trône a reçu plus d’éclat, & le bien de l’état en a souffert : mais si les intérêts du corps politique ont reçu des dommages considérables par l’établissement des grandes villes, quelques particuliers ont eu de rares privileges : ils ont joui de tous les arts rassemblés ; de toutes les ressources, & les plus promptes ; de toutes les commodités, & les plus douces ; de tout ce qui peut enfin embellir la vie, diminuer les maux de la nature, affermir la joie, la santé & le bonheur… Quelques particuliers ; mais la nation en gros !…