CHAPITRE VII.

Patrie du vrai Philosophe.


C’est dans les grandes villes que le philosophe lui-même se plaît, tout en les condamnant ; parce qu’il y cache mieux qu’ailleurs sa médiocre fortune ; parce qu’il n’a pas du moins à en rougir ; parce qu’il y vit plus libre, noyé dans la foule ; parce qu’il y trouve plus d’égalité dans la confusion des rangs ; parce qu’il y peut choisir son monde, & se dérober aux sots & aux importuns, que l’on n’évite point dans les petits endroits.

Il y trouve aussi une plus ample matiere à réflexions : des scenes journalieres ajoutent à ses nombreuses expériences ; la diversité des objets fournit à son génie l’aliment qui lui convient ; il blâmera la folie des hommes qui dédaignent les plaisirs champêtres, mais il partagera leurs folies.

À dix-huit ans, quand j’étois plein de force, de santé & de courage, & j’étois alors très-robuste, je goûtois beaucoup le systême de Jean-Jacques Rousseau : je me promenois en idée dans une forêt, seul avec mes propres forces, sans maître & sans esclaves, pourvoyant à tous mes besoins. Le gland des chênes, les racines & les herbes ne me paroissoient pas une mauvaise nourriture. L’extrême appétit me rendoit tous les végétaux également savoureux. Je n’avois pas peur des frimats ; j’aurois bravé, je crois, les horreurs du Canada & du Groënland ; la chaleur de mon sang rejetoit les couvertures. Je me disois dans ma pensée : là, je ne serois point enchaîné dans ce cercle de formalités, de chicanes, de minuties, de politique fine & versatile. Libre dans mes penchans, je leur obéirois sans offenser les loix, & je serois heureux sans nuire ni à l’avarice ni à l’orgueil d’aucun être.

Mais quand cette premiere fougue du tempérament fut ralentie, quand, familiarisé à vingt-sept ans avec les maladies, avec les hommes, & encore plus avec les livres, j’eus plusieurs sortes d’idées, de plaisirs & de douleurs ; quand j’appris à connoître les privations & les jouissances ; plus foible d’imagination parce que je l’avois enrichie & amollie par les arts, je trouvai le systême de Jean-Jacques moins délectable ; je vis qu’il étoit plus commode d’avoir du pain avec une petite piece d’argent, que de faire des chasses de cent lieues pour attraper du gibier ; je sus bon gré à l’homme qui me faisoit un habit, à celui qui me voituroit à la campagne, au cuisinier qui me faisoit manger un peu par-delà le premier appétit, à l’auteur qui avoit fait une piece de théatre qui me faisoit pleurer, à l’architecte qui avoit bâti la maison commode où je trouvois bon feu dans l’hiver, & des hommes agréables qui m’enseignoient mille choses que j’ignorois.

Alors je vis les sociétés sous un autre jour, & je me suis dit : il y a moins de servitude & de misere à Paris que dans l’état sauvage, même pour les plus infortunés, qui participent ou peuvent participer aux bienfaits des arts ; ou du moins il n’y a point de milieu, & il faut être tout-à-fait un homme errant dans les bois, ou il faut vivre à Paris dans la bonne compagnie ; c’est-à-dire, dans celle que je fréquente : car chacun appelle ainsi la société qu’il s’est choisie… Je pensois cela ; attendez, lecteur, jusqu’à la fin du livre, pour savoir si je pense encore de même.