TITRE OEUVRE/L’Amour à passions/04

Jean Fort (p. 55-59).

IV

Cuir et Soie[1]


« Je fus convié, il y a quelques mois, à une soirée peu banale.

« Celles qui m’avaient convié étaient vraiment détraquées ! Elles n’éprouvent de plaisir qu’au contact du cuir et de la soie !

« Miss Jane, — appelons Miss Jane cette américaine bien connue de tous ceux qui fréquentent au Café de la Paix — aime le cuir et la soie, elle en aime le toucher énervant, la douceur grinçante, fuyante.

« Elle avait résolu de s’en repaître dans une grande fête.

« Les salons étaient éclairés à giorno, des plantes, des fleurs rares étaient répandues à profusion, des brûle-parfums exhalaient les odeurs les plus suaves. Dès l’entrée, une musique douce et pourtant énivrante surprenait les arrivants. Des glaces, tapissant les murs, reflétaient mille fois les images. Des tapis moelleux étouffaient les pas. C’était une atmosphère de Paradis, de rêve.

« Le service était fait par des jeunes filles ainsi habillées : bottes de cuir jaune lacées montant jusqu’à mi-mollet et à talons de sept à huit centimètres de hauteur, maillot de soie grise, moulant les cuisses et les croupes, petits habits bleus à la française, à boutons d’or et laissant les seins nus. Ces jeunes filles, bien entendu, coiffées, fardées, parfumées à souhait.

« Miss Jane, sa camériste et ses invitées avaient revêtu des maillots de cuir blanc, lacés par derrière, ne laissant de nu que les bras. Elles étaient chaussées de hautes bottes à hauts talons qui maintenaient le pied presque vertical et dessinaient merveilleusement les attaches. Les mollets serrés en bas par les bottes saillaient divinement, cependant que la boule du genou et la cuisse musclée se profilaient de façon provocante ; les reins, bien cambrés, accentuaient les rotondités de la gorge ; sous les bras, le maillot s’échancrait largement.

« Des malheureuses, payées pour cela, étaient vêtues soit d’un maillot de soie rose chair, lacé par derrière, et moulant tout le corps sauf les bras qu’il laissait nus, et chaussées de souliers de satin rose à hauts talons, soit d’un maillot également de soie rose chair, mais ne couvrant que les jambes, et la taille prise dans un petit corsage grandement décolleté. Et toutes avaient de longs gants de peau blanche montant jusqu’à l’épaule, et portaient leurs cheveux flottants.

« Le spectacle commença par des mouvements d’ensemble.

« Miss Jane et ses invitées s’étaient installées sur un divan, étroitement enlacées, corps contre corps, maillots contre maillots, le cuir frottant, râpant contre le cuir, dégageant des effluves énervants qui parcouraient tout l’être comme des étincelles électriques.

« Peu à peu, elles s’étaient excitées étrangement, d’une excitation factice, donnant froid dans le dos, faisant dresser les cheveux, secouant les nerfs.

« … Mais, toujours, les femmes revenaient à la gaine de cuir qui moulait les sinuosités du corps, au cuir frais donnant, néanmoins, l’impression de la chaleur de l’être, soulignant les impudeurs de la chair tout en les défendant jalousement.

« Cependant, aux mouvements d’ensemble les poses plastiques avaient succédé, séparées ou réunies. Et la musique continuait, langoureuse. Les bras s’arrondissaient gracieusement, les poitrines se bombaient, les croupes se tendaient.

« Cela ne suffisait pas à Miss Jane et à ses amies. La vue seule n’apaisait pas leur excitation. Il leur fallait, pardi ! cravacher ! Elles en mouraient d’envie ! Si bien que les jeunes servantes, sur un signe de la directrice, apportèrent l’attirail nécessaire. Chaque invitée reçut un fouet et une cravache.

« Immédiatement, les coups commencèrent de tomber sur les maillots de soie rose. Elles avaient fait ranger les malheureuses en cercle, le dos tourné, et, en file indienne, elles s’amusaient à cravacher les mollets et les cuisses à toute volée, les unes après les autres.

« — Cela me plaît, déclara Miss Jane. Le maillot empêche de voir les marques !

« Comme elles ne voyaient pas les marques, rien ne les arrêtait. Elles frappaient ! En vain les malheureuses poussaient des clameurs effroyables, se tordant désespérément les bras, en vain leurs yeux se voilaient de larmes. Mais, les coups continuaient de tomber, implacables, sur les mollets, sur les mollets grêles des plus jeunes, sur les mollets nerveux des autres. Sous la douleur, les jambes se pliaient, se dérobaient, mais d’autres coups les redressaient.

« Les femmes, pour varier leurs plaisirs, tapaient, de temps en temps, sur les bras, sur les épaules, sur la poitrine.

« — En mesure, cria Miss Jane, en mesure, Mesdames !

« Les femmes continuèrent de tourner en file indienne, et elles frappèrent en cadence.

« — Une ! deux ! une ! deux ! répétait la directrice du jeu.

« Dès lors, les coups tombèrent en même temps.

« — Une ! deux ! une ! deux !

« … Dans un coin, deux femmes causaient :

« — Ma chérie, la botte est spirituelle, distinguée, sensuelle ou commune. Il y a des bottes montant haut, à douze boutons — des petits yeux perçants, — cambrées, vives, coquettes comme le petit nez d’une frimousse parisienne ; il y a des bottes allongées, fines, ne montant pas haut, à six boutons seulement — des grands yeux graves, — aux talons presque plats, à peine cambrées, sages, froides comme une impératrice stérile ; il y a des bottes rondes du bout, montant assez haut, à neuf boutons — des yeux

  1. Manuscrit inédit de Wilde. Traduction de Jean Laurent.