TITRE OEUVRE/L’Amour à passions/03

Jean Fort (p. 39-).

III

Made in Germany


Un jour, un cri s’éleva à Montmartre :

— Il n’y a plus de femmes !

C’était presque vrai… Il y avait toujours autant d’hommes, mais il n’y avait presque plus de femmes…

En revanche, une nouvelle espèce se multipliait comme par enchantement : des êtres aux longs cheveux, aux yeux noircis, aux lèvres rougies, à l’allure nonchalante. Des chapeaux aux larges bords les coiffaient, des vestes aux basques en crinoline et des pantalons en pattes d’éléphant relevés sur des souliers à hauts talons et à rubans bouffants les habillaient. Leur boutonnière s’ornait d’un brin de muguet ; et de toute leur personne s’exhalait une odeur de parfum entêtant.

Article d’importation allemande, destiné à remplacer les femmes…

La lutte fut épique, et, place Blanche, deux cafés voisins en furent le lieu. Dans l’un, ces messieurs, dans l’autre, ces dames, le client avait le choix.

La police des mœurs montra qu’elle était une belle chose. Les femmes — les vraies — étaient raflées à l’entrée ou à la sortie du café ; les esthètes souriaient, appelaient, raccrochaient en toute sécurité ; les esthètes, chassés d’un bar de la rue Duperré sur la plainte des voisins, s’affichaient sur l’une des places les plus fréquentées de Paris ! Dès lors, leur audace ne connut plus de bornes, ils entôlèrent, firent chanter, assassinèrent, ils devinrent les maîtres.

L’on se rappelle l’inénarrable histoire du Chochote-Club. Ce « club » lançait des invitations sur élégant bristol au Tout-Paris. Enfants, vieillards, bourgeois, commerçants, artistes, officiers les trouvaient dans leur courrier. Quelques-uns, plus curieux, allèrent voir.

Les « salons » (sic sur l’invitation) du club se composaient exclusivement de l’arrière-boutique d’une crémerie de la rue Cavallotti. À onze heures du soir, le patron baissait le rideau de fer de la devanture, et la porte ne s’ouvrait plus que sur le signal convenu — trois coups frappés selon un certain rythme. Passé la boutique, une tenture de velours s’écartait, et une petite salle brillamment éclairée apparaissait. Décor prétentieux et peu coûteux ! Des glaces sillonnées de noms tracés avec des morceaux de verre, des divans défoncés, un tapis usé, des lanternes japonaises. Et là-dedans des hommes (?) costumés, puant le mauvais savon et l’odeur bon marché, vêtus d’oripeaux, des jeunes gens à la tête de vieux, des vieux à la tête de jeunes, les uns tout nus sous des peignoirs enrubannés, les autres en travestis, escarpins, bas de soie, culottes, chemises à jabots. Des petits pieds cambrés, de hauts talons. D’autres, encore, en maillot, oui, en maillot, comme des femmes ! Et, qui plus est, presque faits comme des femmes ! des poitrines bombées, des croupes provocantes ! les yeux peints, les cheveux parfumés, les lèvres rougies ! Ajoutez la démarche balancée, et des expressions de ce genre :

— Eh… ma toute bonne !

— Ma mignonne !

On cherche « la mignonne », on aperçoit un gros être de cinquante ans, au visage bouffi, à la lèvre lippue ; quand il sourit, il découvre une large bouche à laquelle manquent des dents. « Mignonne » a les mains sales, les ongles noirs. Mais, « Mignonne » est si galamment vêtu ! un peignoir rose orné de mauvaises dentelles, et les pieds nus dans des babouches ! Il minaude, pose délicatement le petit doigt devant son groin.

Voici d’autres types : un adolescent de seize à dix-huit ans, vêtu d’une chemise de femme, les cheveux frisés, noués à l’aide de rubans roses, des chaussettes et des escarpins vernis à hauts talons. Il a l’air languissant, il respire un bouquet de violettes tout en s’éventant paresseusement. De temps en temps, il se regarde complaisamment dans une petite glace, et se remet un peu de poudre sur le visage. Lui a de très jolies dents, des petites dents pointues, blanches, il les montre sans cesse. De temps en temps il se déchausse, et se caresse amoureusement les pieds.

En voici un, bien fait, ma foi, qui exhibe d’étranges tatouages : c’est toute l’histoire d’un souteneur et d’une pierreuse, depuis leur rencontre sur le boulevard extérieur jusqu’à l’échafaud pour lui et Saint-Lago pour elle, en passant par des batailles avec les agents et les clients, et les scènes les plus impudiques. C’est une des curiosités de la maison, l’on vient de l’autre bout de Paris pour l’admirer. Ces tatouages sont vraiment bizarres, à la fois naïfs et presque artistiques. Leur propriétaire les vend en cartes postales — un franc pièce.

Un autre — que vient-il faire ici ? Ce n’est pas le genre de la maison ! — est dénommé « le singe ». Un véritable singe, en effet ! habillé de la tête aux pieds de longs poils dans lesquels il passe complaisamment les doigts. Pouah !

Voici « l’Amour » ! un gosse de 14 ans — mais qui n’en paraît pas dix. Il est vêtu seulement d’une légère tunique de gaze, les pieds sont chaussés de cothurnes. Ses cheveux bouclés sont enguirlandés de roses. Il zézaye comme les tout jeunes enfants.

Un espagnol montre en une culotte grise outrageusement collante des formes d’autant plus accentuées qu’il porte le corps en avant, la taille comme ployée et redressée dans un étau.

Oh ! l’immonde personnage, rouge, bouffi de graisse, qui n’a pas craint de couvrir sa nudité obèse d’une soutane de prêtre ! Tous l’appellent « le curé ». Vous entendez les plaisanteries obscènes sur ce mot…

Si vous n’êtes pas déjà asphyxié par la chaleur, l’odeur de sueur, les parfums, la fumée de cigarettes, continuez de regarder :

Voici une femme. Une femme ? Oh ! rassurez-vous ! un homme habillé en femme ! Mais l’on s’y tromperait ! Un vaste chapeau à grande plume ombrage ses chichis. La robe est décolletée — largement, — et la poitrine apparaît très blanche, légèrement bombée, piquée d’un grain de beauté, enrichie d’un pendentif. Les bras, habillés de gants longs, se courbent harmonieusement. La taille est fine. Des bords de la jupe sortent deux petits pieds cambrés. Il — ou elle — minaude, avec des expressions précieuses :

— Voulez-vous vous taire ! Polisson ! Finissez !

L’établissement possède un chasseur, un petit garçon moulé dans un dolman rouge et un maillot de soie noire. Tous l’appellent à la fois :

— Petit ! petit ! pstt ! qu’il est gentil !

« L’Amour » en est jaloux.

— Peuh ! un domestique ! déclare-t-il dédaigneusement.

L’autre veut riposter, une bataille va éclater, il faut les séparer ! Alors, l’homme-femme se met au piano, attaquant une valse brillante. L’Espagnol s’élance, et, le torse ignoblement cambré, danse un impétueux tango, cependant que les autres, battant la mesure des mains, crient sans discontinuer : « Olle ! Olle ! ». Les gestes obscènes soulignent la danse, les yeux brillent, les mains tremblent.

Maintenant, un intermède : « Mignonne » déclame des vers ; c’est Baudelaire qui écope ! « Mignonne » parle de divans profonds comme des tombereaux (pour tombeaux !)…

Puis, « l’Amour » roucoule — faux — une romance dans laquelle l’Apollon du Belvédère rime avec « réverbère ».

Enfin, « le curé » se lève, donnant le signal de la basse orgie.

— Nous allons célébrer la messe rose, annonce-t-il de sa voix de basse.

… Ceux-là sont les esthètes sans prétentions.

Baudelaire, Flaubert, Barbey d’Aurévilly, Villiers de l’Isle-Adam, Edgard Poë, et autres paladins du haschisch et des solanées ! Oscar Wilde et Cie, trop bien rasés, trop bien fleuris ! Brummel, arbitre des élégances ! vous n’êtes pas morts, vous avez des continuateurs ! Mais, vous aviez du talent, et eux n’en ont pas, encore qu’ils prennent l’excentricité pour la distinction, et leur sale passion pour l’effet d’un esprit trop spiritualisé !

Voici une recette bien simple :

Pour avoir du talent, du génie au besoin, se coiffer d’un chapeau mou informe, raser la moustache, boucher un œil à l’aide d’un monocle, poudreriser et farder le visage, laisser croître les cheveux, porter un bracelet-montre, placer le mouchoir dans une manche, ganter les doigts de bagues modern-style avec scarabées, se rendre au Café Napolitain de six à sept, muni d’une canne hindoue, égyptienne ou mexicaine, entrer d’un pas nonchalant, s’asseoir et déclarer au hasard :

— Ça n’existe pas ! Cette fille est bête ! Cet homme ne sait pas écrire en français ! Je ne conçois pas que des hommes s’abaissent à l’état d’ouvrier !

Deux ou trois phrases comme ça, et vous avez du talent ! Et vous êtes de la confrérie ! Vous en êtes ! Vous pourrez, dès lors, faire passer des articles dans la grande presse — dans une certaine grande presse qui n’admet que Made in Germany.

Les noms sont sur toutes les bouches ; pas même besoin d’initiales.

Toujours pour faire comme leurs Maîtres, il s’essayent à l’opium, à la morphine, au simple pernod. Ils se détraquent l’esprit. Après tout, ça leur donnera peut-être du talent. Leurs maîtres avaient commencé par le talent. Fumerie ou fumisterie d’opium ?

… Cela me rappelle une anecdote, dont je garantis l’authenticité.

Moréas, poète, méprisait profondément les journalistes. Seulement, il les recherchait pour la réclame qu’ils pouvaient lui faire. Et il ne méprisait pas la réclame !

Un jour, il pénètre dans le café Tortoni, aperçoit Aurélien Scholl, lui tend dédaigneusement un doigt.

— Où voulez-vous que je le mette ? fait l’autre.

… Hélas ! l’on ne vit pas d’eau claire et de méchante poésie ! Écouter telle sonate de Beethoven, fumer de l’opium, admirer Rodin, s’affirmer cubiste, applaudir chez Lugné-Poë, vanter Jean Lorrain, aller à Bayreuth, prendre même des fraises à l’éther ne nourrit pas son homme.

On a beau avoir du crédit en certains cabarets de Montmartre auxquels on sert de figurants, il faut payer le propriétaire. Les billets de théâtre ne lui suffisent pas…

Alors, Made in Germany ! L’on doit être pratique. Certain couturier du quartier des Champs-Élysées est là ! (De temps en temps il reçoit bien des injures et des gifles de ses employés et employées indignés, mais qu’importe ?) Avec lui, c’est au moins cinq louis qui tombent !

Ces messieurs se l’arrachent. Il « marche » toujours.

Il gagne beaucoup d’argent, mais ce n’est jamais que le parvenu que les autres éblouissent avec des vers auxquels il ne comprend rien. Ses autos, ses domestiques sont à leur disposition. Il va même les habiller ! C’est un couturier, et de la jupe-culotte à la culotte-jupe…

Et lui croit que c’est avoir de l’esprit et de l’éducation que se ravaler à un vice immonde…

La police le tolère jusqu’au jour où elle sera forcée de sévir, comme elle le fit jadis avec M. B…, propriétaire de l’un des plus grands magasins de nouveautés de Paris.

Notre couturier a nombre d’imitateurs dans le monde des théâtres et des concerts. Vous entendez tous de qui je veux parler, et d’un grand tragédien et d’un chansonnier réclamiste. L’un d’eux a même, l’hiver dernier, traduit en Correctionnelle pour diffamation un revuiste : il s’était reconnu !

… Lisez les lignes suivantes ; elles sont, ma foi, fort suggestives, et vous documenteront parfaitement sur les mœurs des occultistes, et, en particulier, sur celles du groupe des « martinistes ».

« L’auto et l’hétéro-suggestion, sous la direction d’une volonté forte ou d’un désir ardent, suffisent pour produire les plus redoutables phénomènes.

« Je n’en veux pour preuve que la pratique de l’incubat et du succubat.

« L’art de l’incubat et du succubat consiste en la possibilité de posséder à toute heure homme ou femme, mort ou vivant, pourvu que l’on en ait une image très nette.

« Cet art, bien connu des anciens initiateurs, n’est plus guère enseigné aujourd’hui que par quelques maîtres ès-théurgie, et n’est plus pratiqué — inconsciemment, d’ailleurs — que par des intellectuels, dont la seule puissance d’imagination capte le fantôme désiré.

« Mais, tous agissent par auto-suggestion, car, dans l’incubat et le succubat, cette dernière seule se trouve en jeu.

« Il est inutile de dire en quoi elle consiste, tout le monde connaît, grâce aux travaux des savants psychologues et des illustres expérimentateurs de la Salpêtrière, l’art de se mettre soi-même en extase et de provoquer le sommeil somnambulique pendant lequel on peut ressentir toutes les impressions que l’on veut éprouver.

« Les premières phases de l’auto-hypnose s’obtiennent aisément par la fixation intense du regard : c’est ainsi qu’agissent les fakirs et brahmes chélas hindous.

« Mais, s’il est facile de se mettre soi-même en léthargie, il est moins aisé de passer à l’état somnambulique les yeux ouverts, car, dans l’auto-hypnose, la phase cataleptique se produit généralement, et il est alors impossible a l’expérimentateur de se souffler lui-même violemment sur les yeux ou d’amener le réflexe du vertex !

« Il est donc utile, si l’on se trouve seul — ce qui est presque toujours le cas, — d’employer cette méthode : il faut qu’au moyen d’un appareil disposé à cet effet une source lumineuse surgisse au moment propice, qui, frappant à point les paupières, y provoque le réflexe, permettant à la suggestion de prendre corps.

« Il est impossible de dire le moment où cette lumière est nécessaire, car, variant d’un sujet à l’autre, il n’est calculable que par tâtonnements.

« C’est en cet état de somnambulisme que la suggestion se réalise. Mais, comme l’expérimentateur ne possède plus alors de volonté propre, il importe auparavant que cette suggestion soit fortement imposée. Dans ce but, il faut, antérieurement à la phase léthargique, bien déterminer l’individualité de la personne incube ou succube que l’on désire, il faut se figurer qu’elle est là, dans le lit, et qu’on la possède ; puis, afin de faciliter la volupté, d’aider à l’organe, on peut également employer un bandage que les pharmaciens ont nommé « la contre-partie ». Mais, son emploi n’est que temporaire, car, lorsqu’on a pris l’habitude de l’incubat ou du succubat, que les hésitations charnelles sont domptées, ce subterfuge devient inutile, et les phénomènes se produisent sans difficulté.

« Une condition, qui n’est également pas dépourvue d’importance pour que l’opération réussisse, c’est que l’expérimentateur soit plus ou moins exacerbé par la continence. Ne pas oublier que le Désir est le Créateur. Voilà pourquoi l’incubat et le succubat sont surtout répandus dans les couvents, la vie spéciale et le recueillement du cloître étant très favorables à leur production.

« Le procédé que je viens de décrire ne s’applique qu’aux premières tentatives ; il peut, d’ailleurs, varier légèrement suivant les tempéraments des expérimentateurs.

« Dans la suite, avec l’habitude, l’auto-suggestion vient pour ainsi dire parler d’elle-même. On peut faire défiler dans son lit des personnages célèbres, hommes ou femmes, que l’imagination peut grandir encore. Avec l’entraînement la suggestion devient si forte, l’hallucination conséquente est si intense que le fantôme évoqué revêt une chair obsédante, avec toutes les propriétés du corps vivant. On en perçoit alors intensément les formes, la couleur, l’odeur.

« Un être véritable, enfin, amant ou maîtresse, est là, larve engendrée par l’incubiste ou le succubiste, toujours identique à la personne désirée et toujours docile ».

… C’est un peu compliqué ! dans les premiers temps ça doit donner mal à la tête ! Mais, au moins, ça ne coûte pas cher, et c’est vraiment digne d’un intellectuel !

En bon français, ça a un autre nom : ça s’appelle l’onanisme.