TITRE OEUVRE/L’Amour à passions/02

Jean Fort (p. 15-38).

II

Sous la Cravache


On se souvient que le mariage d’Hélène V…, la fille du richissime chocolatier, avec le Comte de B… ne dura pas longtemps : au bout de quelques mois le couple demandait le divorce, lui retournant au cercle, aux courses, elle s’installant magnifiquement dans un appartement des Champs-Élysées et y menant une noce insensée, se passant avec un effroyable cynisme les plus extraordinaires fantaisies, méprisant souverainement le monde, ses conventions, ses commérages, ignorant le matin quel serait l’amant du soir, s’il serait homme, femme ou enfant, prince ou valet.

Elle fut, successivement — ou à la fois ! — la maîtresse d’une danseuse, du duc de M…, de son cocher, de la fille de celui-ci (une enfant de seize ans), d’un jockey, d’un sénateur, que sais-je ! Ah ! ça ne durait pas longtemps ! À peine avait-elle ressenti avec l’un ou l’autre la petite secousse qu’elle le jetait impitoyablement à la porte. Ni prières, ni pleurs, ni lettres ne pouvaient lui arracher une seconde nuit de plaisir. Tous les jours du nouveau, quand ce n’était pas deux fois par jour.

Plusieurs, déjà, s’étaient suicidés, ne pouvant plus se passer de ces caresses auxquelles, pourtant, ils avaient eu à peine le temps de goûter, de la douceur de cette peau effleurée, de la perversité de ces baisers brûlants, de l’odeur de cette chair enivrante, de la finesse de ces longs cheveux soyeux, de la morsure de ces dents si blanches.

Hélène, assurément, était une femme divine, divine et terrestre : si ses lignes n’avaient pas la sveltesse diaphane des primitifs, la froide distinction des antiques, elles avaient des courbes d’une exquise harmonie qu’aucun homme ne pouvait contempler sans émoi, à cause du paradoxal mélange qu’elles présentaient de sensualité dans les mollets ronds, la croupe large, et d’affinité de race dans les attaches et les mains.

Tout en elle affectait ce bizarre assemblage d’aristocrate et de campagnarde, ici les mains très blanches, aux longs doigts fuselés, terminés par de roses coquillages pointus ; là, les coudes un peu rouges, assemblage de pureté et d’impureté dont le contraste troublait et dominait les mâles, et lui assurait sur eux de faciles victoires.

Ajoutez des toilettes dans le meilleur goût, robes et chapeaux sobres des femmes du monde, et dessous pervers de demi-mondaines, chemises de soie transparentes, maillots, etc…

Toutes les célébrités amoureuses de Paris et de l’Étranger avaient partagé sa couche. Si elles n’étaient pas venues à elle, elle avait été à elles. Elle avait visité les maisons les plus connues de Paris, d’Europe, elle avait aimé dans tous les pays, de toutes les façons, elle avait approché toutes les races, elle s’était pâmée dans des palais et dans des bouges. Elle avait aimé un Lapon puant l’huile dans les fiords de la mer du Nord, elle avait aimé un gondolier à Venise, elle avait aimé un duc à Séville.

Et, maintenant, elle s’ennuyait atrocement, baillant toute la journée, traînant sa neurasthénie de pièces en pièces. Elle aurait voulu pouvoir dormir vingt-quatre heures.

Accompagnée d’une camériste fidèle, elle voyageait au hasard, ou elle déambulait dans Paris, sans but.

Ce fut ainsi qu’un soir les deux femmes se trouvèrent à la Foire aux pains d’épices, admirées d’une foule de voyous, de souteneurs que leurs riches toilettes tentaient.

Déjà, elles avaient examiné plusieurs baraques, et Hélène en avait assez, elle voulait rentrer.

— Entrons dans celle-ci, fit la camériste.

— Si tu veux.

C’était une ménagerie de maigre apparence. Un pitre, à la porte, faisait le boniment, cependant que trois trombones déchiraient l’air de leurs notes criardes. À la caisse, se tenait une grosse dame sanglée dans un étroit corsage de satin noir.

Les deux femmes pénétrèrent.

Il y avait trois cages contenant deux tigres et deux lions rachitiques. Hélène et sa suivante s’assirent sur des chaises de fer — les meilleures places.

Bientôt, il y eut une trentaine de personnes, et le spectacle commença. Les musiciens passèrent à l’intérieur, y continuant leur charivari.

Alors, le pitre fit travailler un ours savant qui, malgré les coups de fouet, se couchait sans cesse.

Puis, le dompteur — le célèbre dompteur Marcus ! annonçait l’affiche — se présenta, bellâtre à la moustache retroussée, aux cheveux généreusement pommadés, aux doigts couverts de bagues de toc, habillé d’un dolman à galons, d’un collant gris, de bottes à glands. C’était un homme d’une quarantaine d’années, au yeux fatigués, le corps usé par les privations.

Il s’efforça de faire sauter un lion. Mais, le lion ne rendait guère. Sur quoi, Marcus, qui avait remarqué au premier rang deux femmes élégantes, fit des effets de torse, bombant la poitrine, faisant saillir les biceps, lançant des regards de magnétiseur.

Le lion ne voulait toujours rien savoir. Marcus en profita pour risquer ses tours les plus beaux, les plus dangereux ! acculer le fauve dans un coin et le rosser d’importance, puis, lui ouvrir la mâchoire de force, et introduire sa tête dans la gueule !

La soubrette eut le malheur de dire :

— Il en a une tête de souteneur !

— Je ne trouve pas. Il est très bien, cet homme !

— Mais, vous êtes folle !

— Tu m’ennuies ! Je le trouve bien, et, même, tu vas aller le trouver de ma part, et lui dire qu’après la représentation je l’attendrai derrière sa roulotte. Au trot !

Hélène aimait à être obéie. Aussi, l’autre cessa-t-elle ses observations et alla-t-elle trouver le pitre auquel elle donna un louis pour faire la commission.

Marcus poursuivit ses exercices, et, finalement, la main sur le cœur, il s’inclina pour remercier les spectateurs qui n’applaudissaient pas, et il quitta la cage.

La représentation était terminée.

Hélène se leva, fit le tour des roulottes. À l’abri d’une toile, Marcus l’attendait, fumant une cigarette. Ce fut elle qui parla la première :

— Vous êtes admirable avec votre lion !

— Madame me flatte.

Le coin était peu propice à une déclaration, mais, précisément, c’était cela qui plaisait à la jeune femme. Cependant que des odeurs de pommes de terre frites empestaient l’air, un vacarme d’orgues, de sirènes, de grosses caisses, de trombones assourdissait les oreilles. Un bec de gaz éclairait de sa lueur tremblotante la scène.

Marcus se rengorgeait, se redressait, bombant la poitrine, roulant des yeux de carpe morte, exhibant complaisamment ses bagues.

— Vous devez faire beaucoup de conquêtes !

— Eh oui ! pas mal ! Mais, les femmes, vous savez, j’en ai soupé !

Elle s’était rapprochée de lui, respirant avec ivresse le parfum de crasse, de fauve, de cuir, de mauvaise poudre qu’il exhalait.

Lui affectait de se reculer.

— Vraiment, vous ne voulez plus de femmes ?

— Il me faut de l’argent.

— Qui vous dit qu’on ne vous en donnera pas ?

— Il faut l’abouler d’avance.

— Combien ?

— Beaucoup.

— Mais encore ?

— Cent francs.

— Que ça ! En voici deux cents. Je vous emmène, mon auto est là.

— Je vais changer d’habits.

— Non, je te veux comme ça !

— Et puis, après tout, je m’en fiche !

Ils montèrent dans l’auto qui démarra rapidement.

Tout de suite, sans prononcer un mot, Hélène colla ses lèvres sur les siennes, trouvant exquise l’odeur de mauvais tabac qu’elles dégageaient, déchirant sa voilette pour aller plus vite, enlaçant la taille de l’homme qui se laissait faire bêtement, indifférent, comme habitué à de telles caresses ; et elle s’écrasait contre lui, le serrait de toutes ses forces, le mordant, folle, enragée… Elle avait dégrafé le corsage, un sein jaillissait, qu’elle écorchait aux boutons du dolman.

Enfin, bon prince, Marcus daigna rendre un baiser, et, même, passa un bras autour de la taille d’Hélène, et la serra contre lui. Cela l’excita un peu. Ses doigts rencontrèrent la douceur du sein et le manièrent complaisamment. Et puis, ce corps sentait si bon ! Un tel parfum d’amour, de volupté s’en exhalait que l’autre, qui n’avait jamais connu de femme aussi raffinée, commençait à s’allumer.

Il était temps que l’auto s’engouffrât sous la porte-cochère de la maison d’Hélène…

La jeune femme entraîna quatre à quatre le dompteur dans sa chambre, ne lui donnant pas le temps de se reconnaître ni de s’étonner de la somptuosité du mobilier, du lit bas à se laisser tomber dessus, des draps de satin noir, des tableaux galants, des fourrures épaisses, des tentures discrètes.

Elle le bouscula, le fit tomber à la renverse, et, collant ses lèvres sur les siennes, elle le posséda brutalement — plutôt qu’il la posséda. Ce fut fait si rapidement qu’il demeura étourdi, annihilé, ravi. Quant à elle, elle resta inerte, blanche, presque évanouie.

La première ardeur apaisée, ils allaient pouvoir recommencer — plus doucement, avec plus de raffinements, avec des préliminaires.

Marcus s’aperçut tout de suite qu’il avait affaire à une joueuse expérimentée, connaissant les diverses fioritures.

L’homme, se piquant d’amour-propre, fit de son mieux, appelant toute sa science à son aide. Il ne fut pas, il faut l’avouer, très brillant. Il était fatigué, mal nourri. Mais il sentait mauvais, il sentait le fauve, l’écurie, et cela suffisait à la jeune femme !

Au reste, elle était tellement enragée qu’elle ne s’occupait que d’elle, étrangère à son partenaire, inlassable. Quand elle s’arrêta, ce fut pour s’évanouir, glacée…

… Et Hélène, qui avait eu dans son lit les mâles les plus puissants, les plus brillants, qui n’avait jamais pu en revoir un plus de deux ou trois fois, s’éprit de ce dompteur — simplement parce qu’il sentait mauvais, Elle en arriva à ne plus pouvoir se passer de lui, elle avait constamment son parfum dans le nez.

Et quand l’homme était resté une journée sans venir chez elle, elle courait après lui.

Naturellement, il ne tarda pas à la faire chanter, demandant sans cesse de l’argent. Tout doucement, les animaux de la ménagerie engraissaient. La ménagerie elle-même se transformait, prenait un petit air cossu que commençaient à envier les confrères. Un orgue avait remplacé les musiciens.

Marcus, maintenant, était superbement costumé. Et des bijoux véritables avaient remplacé les anciens. Il s’arrondissait, aussi, à vue d’œil, et sa figure devenait rouge.

Comme il faisait de plus en plus de manières avec la jeune femme, ne se rendant pas aux rendez-vous, ne répondant pas aux lettres, affectant de l’oublier totalement, d’en aimer une autre, elle en devint tout à fait amoureuse. La soubrette se tordait : non, sa maîtresse amoureuse ! aurait-on jamais cru ça ! en voilà une gourde ! elle était folle !

Pendant ce temps, Hélène continuait d’entretenir magnifiquement le dompteur. Elle aurait voulu qu’il abandonnât son métier, craignant toujours qu’il ne lui arrivât quelque accident. Mais, l’autre, comprenant qu’il la tenait un peu par là, s’y refusait obstinément.

Alors, elle décida de ne plus le quitter, lui disant sur un ton très ferme : « C’est à prendre ou à laisser ».

Le lendemain, elle couchait dans la roulotte.

Sans doute, l’antique roulotte avait fait place à une voiture de pitchpin munie du confortable moderne. Mais, enfin, c’était toujours la roulotte foraine, l’auberge ambulante des bohémiens, avec l’infâme promiscuité d’acrobates, de clowns, de bateleurs, de rôdeurs, de filles, d’apaches.

Quelques jours après, Hélène, ayant vendu ce qu’elle possédait avenue des Champs-Élysées et congédié son personnel, s’installait définitivement dans la voiture.

… Dès lors, elle devint une des bêtes de Marcus, obéissant au fouet et à la cravache, vivant, toute nue ou habillée — si peu ! — d’un maillot de soie, dans la cage, répétant, l’après-midi et le matin, jouant, le soir.

Toute nue, sous les courants d’air que les toiles de la tente laissaient filtrer, les pieds nus sur le plancher rugueux et sale de la cage, elle devait se mettre en ligne avec deux gros chiens danois et faire les mêmes exercices qu’eux, marcher, trotter, galoper en cadence, sauter des haies d’épines dans lesquelles ses pieds et ses mollets s’égratignaient cruellement ; elle devait, cependant qu’ils allongeaient les pattes l’une après l’autre dans le pas espagnol, allonger les jambes l’une après l’autre, bien les lever, bien les étendre horizontalement, le pied bien dans le prolongement du mollet, la croupe bien cambrée, la gorge saillante, les bras relevés derrière la tête.

Et si quelque courant d’air trop vif, plissant sa peau, la forçait, dans un geste instinctif, à se recroqueviller sur elle-même, si quelque pointe du plancher écorchait un pied, l’obligeant à s’arrêter une seconde, vite un coup de cravache, sèchement appliqué sur la croupe blanche qu’il marbrait de larges zébrures rouges, la rappelait à l’ordre.

Marcus n’avait point l’esprit ni les sens suffisamment éduqués pour éprouver quelque sensation charnelle à frapper. C’était simplement une brute qui se payait, sur la peau de cette femme riche, des humiliations et des rancunes connues et amassées dans la pauvreté. C’était sa revanche, à lui, homme du bas peuple, d’être le maître absolu de cette créature appartenant à un autre monde, de la tyranniser à sa guise, de la rabaisser au rang de bête, de femelle. Il voyait avec plaisir ses pieds nus se souiller à la poussière du plancher, la sueur perler sur les courbes du corps, il voyait avec plaisir la figure se contracter de douleur, les membres trembler de fatigue, les épaules frissonner de froid.

Dans sa brutalité il trouvait des raffinements qu’eussent enviés les cerveaux les plus travaillés. S’il lui permettait de chausser ses pieds c’était seulement de chaussons d’étoffe permettant de deviner le jeu des doigts ou bien de bottes à grilles enserrant étroitement la cheville et dont les ouvertures soulignaient mieux la nudité de la chair, ou bien d’escarpins vernis à très hauts talons forçant le pied à se cambrer comme celui d’une danseuse qui fait des pointes.

Il la regardait courir, sauter, haletant, suant, rouge, les seins, un peu ballottés, s’abaissant et se gonflant rudement sous l’effort, et, toujours, si l’allure se ralentissait, vite un coup de cravache qui s’enfonçait en vibrant dans l’épaisseur de la croupe ou s’appesantissait sur les nerfs de la cuisse ou du mollet ! Et, surtout, qu’elle ne criât point ou ne pleurât point, qu’elle ne parût pas souffrir, qu’elle sourît, et même qu’elle remerciât ! Sinon, il lui commandait de poser le pied, la jambe allongée, sur le bord d’une chaise, et, après avoir contemplé l’escarpin verni à haut talon qui le chaussait, il appliquait des coups secs de cravache sur le mollet bombé.

Et les exercices se poursuivaient jusqu’à ce que les chiens, harassés de fatigue, se couchassent par terre. Alors, la jeune femme se laissait choir brutalement sur le plancher, au hasard, parmi les chiens, dans la poussière, sur la sciure, soufflant violemment, la poitrine oppressée, le corps en sueur, les cheveux éparpillés sur les épaules.

Et dès que les chiens, reposés, se relevaient, à coups de pied il la relevait, et il fallait qu’elle recommençât à travailler.

Les exercices étaient variés !

Il l’obligeait à se disloquer en tous sens, tantôt faisant le grand écart plusieurs fois de suite jusqu’à ce que, n’en pouvant plus, elle roulât par terre, laissant filer, sur la même ligne, à droite et à gauche, chaque pied — et, encore, bondissait-il à cheval sur ses épaules, pesant de tout son poids, — et, Hélène sentait quelque chose se déchirer en elle, comme si son corps allait se fendre verticalement ; tantôt, courbant le corps en arrière jusqu’à ce que les mains posassent sur le plancher, et demeurant dans cette situation, le cou affreusement tendu, le visage congestionné, les reins presques brisés ; et, comme cela ne suffisait pas, Marcus sautait sur le ventre, y dansait, y trépignait, chaussé de bottes éperonnées ; ou bien, il s’y installait à califourchon, et forçait Hélène — il appelait cela faire de l’équitation ! — à avancer, à reculer à quatre pattes, lui faisant lever, tendre une jambe, l’une après l’autre, éperonnant la croupe, jouant de la cravache. Cependant, la jeune femme se sentait étouffer, suffoquer ; elle croyait, par moments, que son corps allait se casser en deux.

Et si elle avait une défaillance, si, presque évanouie, elle se laissait tomber comme une masse, immédiatement le fouet, la cravache, au hasard, sur les épaules, sur la poitrine, sur le ventre.

Les exercices de dislocation se poursuivaient, de plus en plus durs.

Hélène devait, dans un horrible effort, lever une jambe, placer le pied derrière la tête, puis, lever l’autre jambe, placer l’autre pied derrière la tête, et, le corps ainsi disloqué, reposant sur les deux mains, le balancer. Et l’autre profitait de cette pose ratatinée pour enfermer la malheureuse dans une étroite caisse où sa poitrine s’écrasait, et dont il la tirait, quelques minutes après, toute blanche, à moitié morte. Et il la ranimait à coups de pied.

Ou bien c’était le grand écart qu’elle devait faire, les pieds reposant sur deux chaises que l’homme éloignait progressivement jusqu’à ce qu’ils glissassent, et qu’elle tombât lourdement sur le sol, dans un choc affreux qui l’écartelait. Et la brute lui faisait recommencer l’exercice.

Après, c’étaient les anneaux : culbutes, rétablissement, sirène… le corps, raide, reposant la tête dans un anneau, les pieds dans l’autre… et quand elle faisait la sirène, il se suspendait à sa taille, tirant de toutes ses forces sur les flancs, ou bien, il montait sur son dos, y demeurait debout. Et puis, des poids de vingt, trente, cinquante kilos qu’il attachait aux jambes, aux bras. Et il hurlait :

— Nom d’un chien ! Veux-tu creuser les reins ! Attends un peu, je vais t’aider ! Si tu ne les creuses pas davantage, je rajoute un poids ! En voilà une flemme ! Si c’est pas dégoûtant de voir ça !

Il prenait plaisir à contempler les muscles saillir, à sentir l’effort douloureux ; les cuisses apparaissaient merveilleusement nerveuses, la croupe s’arrondissait largement dans cette posture, les côtes se dessinaient, les seins s’enflaient, le cou se tendait, les doigts de pied se crispaient.

Et le trapèze ! Lorsqu’elle était suspendue par les jambes, il lui plaçait dans la mâchoire un anneau soutenant un petit trapèze auquel il s’accrochait, s’amusant à y faire les tours les plus violents, s’agitant frénétiquement comme un pantin, tirant en tous sens, et l’infortunée, toujours suspendue par les jambes, les bras croisés derrière le dos, sentait les vaisseaux de son cou se rompre, serrait obstinément les dents pour ne pas lâcher le trapèze, contractait les jambes pour ne pas glisser elle-même.

Et elle aimait Marcus plus que jamais ! Et elle éprouvait une certaine jouissance à être traitée en femelle, en bête, en esclave par ce mâle grossier sentant le fauve et les odeurs bon marché. Elle l’avait dans la peau, attendant qu’il voulût bien la récompenser d’un baiser grossier ou de caresses négligentes. Et elle l’entretenait, signant chèques sur chèques, achetant tout ce qu’il demandait, endurant les pires martyres physiques et moraux, tolérant qu’il portât à d’autres femmes l’argent qu’elle lui donnait, se ruinant, maigrissant, malade — battue et contente. Marcus n’avait-il pas imaginé, pour achever de l’affoler de jalousie, d’être, devant elle, l’amant de leur bonne ?

En quelques mois, Hélène était devenue presque méconnaissable. Sa poitrine, jadis si ferme, commençait à tomber, ses yeux se creusaient, avaient pris une autre expression — de haine, d’amour, de soumission, de défi — l’expression d’une âme qui sombre et se défend, d’une âme qui se détraque, qui ne se possède plus. Cela, évidemment, ne pouvait durer longtemps. Par ci, par là, elle avait des lueurs de raison, elle se demandait ce qu’elle faisait, quelle fascination cet homme exerçait sur elle.

Marcus n’avait pour lui qu’une chose : il était brave, se fichant de tout. Il était arrivé avec un nouveau lion à des résultats vraiment terrifiants. Entre l’homme et la bête c’était une lutte effroyable, lutte d’audace, d’aplomb, de défi. Lorsque le dompteur terminait son travail en ouvrant de ses mains la gueule formidable du fauve et en y plongeant la tête, les spectateurs frémissaient, haletaient, les femmes pâlissaient. À ce moment, le moindre bruit inaccoutumé, le moindre choc eût amené une catastrophe. C’était, alors, un silence d’une impressionnante solennité.

… Cet après-midi-là, le dompteur s’était montré d’une particulière cruauté vis-à-vis de la femme. Il l’avait forcée à prendre les poses les plus étranges, à se disloquer dans tous les sens, l’écrasant, l’écartelant, insensible à ses cris, à ses prières, lançant au hasard des coups de fouet, des coups de pied. Plusieurs fois, elle était tombée, blanche, évanouie, glacée, presque morte ; plusieurs fois, il l’avait remise debout à coups de fouet, sans pitié pour cette chair frémissante, pour ces jambes si fines, pour cet être humilié qu’il ne récompensait pas même d’amour physique, pas même d’un baiser indifférent…

Hélène comprit qu’elle succomberait bientôt à un tel régime.

Elle se sentait d’une nervosité extrême, à peine maîtresse d’elle-même, près de pleurer, de se sauver, de menacer, d’implorer ; tout se brouillait dans son cerveau.

Elle tremblait, elle grelottait, d’autant que, ce soir-là, dehors, il faisait vraiment froid, et que sous la tente l’on gelait avec les courants d’air qui soufflaient en tous sens. Et elle n’était habillée que d’un maillot de soie et d’un corsage outrageusement décolleté.

Il devait pleuvoir aussi, car des gouttes glacées, filtrant à travers la tente, tombaient sur son dos, sur ses épaules, sur ses seins, les piquant douloureusement.

Et Marcus était furieux de la voir se ratatiner, il murmurait à voix basse :

— Veux-tu te tenir droite, nom d’un chien ! Tu vas voir quelle dégelée je vais te flanquer à la sortie !

Pour l’instant, cependant que le dompteur tenait les fauves en respect, Hélène dansait, elle faisait « des pointes ». Marcus l’avait dressée à se tenir sur les pointes pendant plus de dix minutes ! C’était extrêmement pénible, tout le corps portant sur les extrémités des doigts de pied, les brisant, les foulant, faisant rentrer les ongles dans la chair. Et il lui fallait glisser, voler et sourire, par moments ne se tenant que sur un seul pied, l’autre jambe gracieusement arrondie, les mains se rejoignant au-dessus de la tête. Et elle allait ainsi, comme un papillon, à travers les fauves, souffrant et souriant, asservie et coquette, cependant que l’homme la suivait, la menaçant de la cravache, en passant la mèche dans le creux des omoplates laissées absolument nues par le corsage, la promenant sur les épaules, sur la poitrine, chatouillant les jambes moulées dans le maillot de soie, affectant, devant le public, de la traiter comme une de ses bêtes.

Enfin, la danse finit. Il était temps : la malheureuse sentait les os de ses doigts sur le point de se briser. Elle pouvait à peine se tenir debout, et l’on voyait ses seins se soulever et s’abaisser violemment. La sueur perlait sur son front. Les courants d’air la glaçaient. Elle grelottait, l’on voyait ses cuisses trembler. Elle se sentait livrée toute nue à cette foule de voyous qui achetaient, quelques sous, le droit d’examiner ses jambes, sa gorge, son dos, ses épaules, de la critiquer comme on critique une jument, disant à haute voix : « Eh ! eh ! les cuisses, pas mal ! Ça ne fait rien, je me l’enverrais bien ! » Et elle voyait des regards allumés, des signes équivoques. Et elle devait sourire, remercier des applaudissements, être à la merci de ces brutes, s’humilier devant elles !

Elle eut une pensée de révolte. Vraiment, elle souffrait trop, moralement et physiquement.

Marcus devina qu’il fallait achever de l’humilier pour la maîtriser complètement, et, comme les applaudissements continuaient, il lui ordonna à voix basse :

— Recommence ! et du nerf !

— Je ne puis, osa-t-elle répliquer, je souffre trop !

— Quoi ! tu rouspètes ! ah bien ! nous allons voir ça !

Et, devant tout le monde, il appliqua un formidable coup de cravache sur un mollet. La jambe se replia sur elle-même, la jeune femme faillit tomber, elle poussa un grand cri, cependant que son visage se contractait de douleur. Elle était tellement hébétée qu’elle demeurait immobile.

Un second coup de cravache la rappela à la réalité. Et la foule des brutes que le premier avait étonnée trouva le second décidément rigolo, et applaudit à tout rompre. Battre une femme, la cravacher ainsi, apaches et pierreuses admiraient cela vivement. Marcus les enthousiasma. D’autant qu’affolée la malheureuse s’était remise à danser sur les pointes, sautant, glissant au hasard, ayant perdu la tête. Au reste, le dompteur la suivait, faisant siffler la cravache.

Enfin, Hélène put s’arrêter.

Elle était à bout de force et de patience. Elle se recula dans le fond de la cage.

Marcus allait présenter son fameux lion.

L’animal, superbe, était de fâcheuse humeur ce soir-là. L’homme dut lui administrer plusieurs coups de cravache pour le forcer à travailler. La bête se décida, exécuta les tours classiques : sauts de barrière, de cerceaux de fer, etc.

Finalement, elle s’étendit par terre, et le dompteur posa orgueilleusement le pied dessus.

Des applaudissements éclatèrent.

Alors, Marcus se coucha à son tour, près de la bête, et, ouvrant la gueule, y plongea la tête…

Le public haletait d’effroi, silencieux, n’osant applaudir.

À ce moment, l’on vit la jeune femme ramasser vivement une pique qui traînait et en porter un vigoureux coup au lion, on entendit un rugissement et un effroyable cri. L’homme roula presque décapité, un jet de sang jaillit, cependant que le fauve se précipitait sur la jeune femme, la renversait, la broyait dans une épouvantable mêlée de sang, de chairs, de convulsions, de cris !