Têtes et figures/Le petit Jules

La Compagnie de Publication de "Le Soleil" (p. 142-155).

Le petit Jules


SIMPLE CROQUIS D’INTÉRIEUR.


— Je vais sortir cet après-midi, dit la grand’mère. Je vais aller au parc et j’emmènerai Jules avec moi.

— Bon ! s’écria la mère. Ma vieille, vous allez me soulager un peu. Je vais pouvoir me reposer. Vous savez, avec cet enfant-là, il n’y a pas moyen. Mais prenez garde aux voitures, aux autos. Vous savez comme c’est dangereux, les autos surtout.

— Ne craignez rien, fit l’aïeule, je vais prendre les chars ici, au coin de la rue.

Le petit Jules, qui avait tout entendu, ne se tenait plus de joie. Une promenade au parc, et, par dessus le marché, dans les chars… Le grand air, la liberté…

Mais, il lui fallait se tenir, comme on dit dans les familles, bien sage, ne pas faire de bruit qui éveillerait sa petite sœur au berceau, ne pas agacer le chien, ou tirer la queue du chat.

C’était difficile, mais enfin la récompense valait le sacrifice.

L’épreuve psychologique passée, Jules se laissa faire sa toilette des dimanches, non sans babiller, formuler multiples questions et réflexions, dansant tantôt sur un pied, tantôt sur un autre, fourrant ses doigts dans les yeux ou la chevelure de sa mère qui, impatientée, ne cessait de dire :

— Voyez-moi ça ! Est-il tannant un peu ? P’tit insouffrable ! Va ! si tu peux me débarrasser une fois !…

Tout fut assez tôt prêt, et la grand’mère se mit en route, en tenant bien Jules par la main.

L’omnibus du tramway se fit attendre, mais on l’aborda enfin.

Naturellement, le premier mouvement de Jules fut de grimper sur une banquette, et, à genoux, de se mettre à regarder, par le guichet ouvert, ce qui se passait dans la rue.

Que de nouveautés ! Que de choses intéressantes ! Que de jouissances ! D’ailleurs, faut-il l’univers pour amuser les enfants ?

La journée était belle, radieuse, ravissante, comme quelques-unes de ces journées fin de juin, alors que le soleil, à son zénith, dans ce coin de l’hémisphère boréal, imprime une vigueur extraordinaire à la végétation, la met singulièrement en relief, en lui distribuant généreusement et lumière et chaleur, avant de graduellement redescendre vers un autre solstice, moins clément celui-là.

Au parc, rencontre d’un grand monsieur d’élégante tenue, un des amis de la famille.

— Ah ! bonjour, madame, fit celui-ci en s’inclinant du côté de l’aïeule.

— Bonjour, Monsieur, répondit l’aïeule en se levant de la banquette qu’elle occupait.

— Je vous en prie, Madame, repartit le monsieur, reprenez votre siège. Et, comment vous portez-vous ?

— Assez bien, merci, dit la vieille.

— Quel temps magnifique, continua-t-il ! Et ce petit bonhomme, comment s’appelle-t-il ?

— Monsieur, c’est le fils, l’enfant, gâté de votre ami, Monsieur L…, Je comprends. Il ne vous est pas facile de le reconnaître. Quand vous venez à la maison, le soir, il est toujours au lit. Vous savez, les enfants, on les couche toujours à bonne heure.

— Comment t’appelles-tu, mon petit, fit le monsieur en se tournant du côté de l’enfant ?

— Il se nomme Jules, intervint l’aïeule. C’est un grand homme à présent, il va à l’école… Ça n’est pas pour rien dire de trop, mais, ce qu’il est dissipé… Voyons ! Jules… Monsieur demande ton nom… Réponds-lui… Sois poli, au moins ! Donne-lui ton nom !

Et Jules, faisant une moue, tendit simplement sa menotte, sans dire un mot.

L’incident se trouva clos, et, avec un profond salut, le monsieur se retira.

Bonne partie de l’après-midi se passa sans autre incident. On fit le tour du parc, on prit place sur des banquettes en différents endroits, l’aïeule tricotant de temps à autre, et le petit Jules se frappant les deux mains et criant chaque fois qu’un omnibus du tramway passait, humant le grand air que parfumaient certaines fleurs printanières, courant après un papillon, folâtrant ici et là, respectant à peine les vertes pelouses, interdites par les pancartes municipales, malgré que l’aïeule eut eu le soin de les expliquer à l’enfant.

On repartit, non sans regret. À cette période de l’année, le soleil était encore haut. Le fait est que, fin de juin et commencement de juillet, c’est à peine si, entre sa disparition de l’horizon et sa réapparition, il y a un écart de quatre ou cinq heures.

Chemin faisant, en allant reprendre le tramway à certaine distance du parc, l’aïeule s’arrêta tout à coup en contemplation devant un étalage, accusant certaine importance, de photographies, de grandes images et de cadres dorés. Il lui vint soudain une idée. Elle entra sans dire mot dans le magasin qui donnait à l’arrière sur un vaste atelier à la Disdéri. Satisfaite, l’aïeule n’en ressortit qu’au bout d’une demi-heure. Le petit Jules s’était bien conformé à la demande qu’on lui avait faite de se tenir un moment tranquille, sans bouger, mais n’avait pas songé à aller jusqu’aux explications.

Une fois dans la rue, il eut beau questionner l’aïeule, celle-ci ne donnait que des réponses évasives.

— Je suis entrée là, finit-elle par dire, simplement pour voir les grandes images… j’aime beaucoup ça, moi, les grandes images…

— Mais, l’homme, là, au fond, il m’a dit de me tenir tranquille. Pourquoi ça ?

— C’est tout simplement parce qu’il avait besoin que tu le fusses, répondit l’aïeule. Tu sais, mon pauvre petit Jules, tu es pas mal dissipé par temps, mais tu n’as pas besoin de parler de la chose à la maison. Tu n’en parleras pas, me le promets-tu ?

Jules, tout en gambadant, promit.

On finit par réintégrer, en bon ordre, le logis paternel.

Ah ! ce que Jules extasié en raconta de sa promenade à son père, à sa mère, et à la ménagère, ça n’est rien que de le dire. Il avait vu ci, vu ça… Bref, ce fut à n’en plus finir. Il y mit tant d’enthousiasme qu’à un certain moment, il eut un lapsus linguae et faillit manquer à sa promesse.

Voyant tout à coup l’aïeule le regarder et se mettre un doigt sur les lèvres, il s’arrêta tout court. Puis, allant trouver la vieille, il lui dit tout fort à l’oreille.

— Je l’ai pas dit… je le dirai pas.

Le secret se trouvant ainsi parfaitement assuré, l’incident ne provoqua heureusement aucune demande d’explications, et le petit reprit chaleureusement son récit.

L’enfant dépassait d’à peine quelques semaines la quatrième année de son âge. Très éveillé, comme on a dû le constater, n’appartenant pas à la catégorie des enfants sages, ainsi que l’avait dit l’aïeule au monsieur du parc, il allait à l’école, une petite école du voisinage, située à une encoignure de rues. Le magister n’était pas précisément ce que l’on appelle un savant, un puits de science pédagogique, ce qu’il aurait dû être pour logiquement diriger les petits bonshommes de son école. Il n’était pas même un vieux routier de l’existence. Célibataire bien avancé en âge, il ne pouvait donc avoir acquis l’expérience de l’enfance dans la famille. Affublé d’une longue houppelande à ramages pittoresques, il portait une prétentieuse férule dont il ne privait pas les marmots sous sa direction… C’était, suivant lui, le meilleur moyen à employer pour faire entrer la science dans la caboche des tout-petits. Sa science n’avait pas grande envergure, elle commençait au b-a-ba et n’allait pas plus loin que le Devoir du Chrétien.

Qu’importe, le petit Jules, avec toute son espièglerie, son intelligence prime-sautière, était déjà très avancé pour son âge ; il était non-seulement dans le b-a-ba, mais aussi assez familier avec le tracé des lignes droites, obliques et courbes et même dans la juxtaposition des lettres et l’alignement des mots pour que, à la reprise de la classe, après la vacance, le magister le jugea assez fort pour le faire monter jusqu’au Devoir du Chrétien.

Lire dans le Devoir à l’école du vieux L…, à cette époque, c’était grosse affaire ; il fallait être un enfant de grands talents.

Aussi, le petit Jules était-il fier d’annoncer à tout venant à la maison qu’après la vacance le maître lui avait dit qu’il lirait dans le Devoir.

Si l’humanité en faisait autant…

Dire tout simplement que le père était épris de son petit Jules, quelle indigence d’expression, en face de la réalité ! Il l’adorait ni plus ni moins, sans aveuglement cependant. Et, le petit Jules, avec toute l’exubérance de sa nature et une confiance sans bornes, lui rendait bien richement ce sentiment.

Aussi était-ce toujours grande fête à l’arrivée du père, retour de sa besogne. Jules accourait au devant, se jetait dans ses jambes, s’accrochant à une, lui grimpant sur les genoux, lorsqu’il s’asseyait, lui tirant délicatement la moustache, lui ébouriffant les cheveux, tripotant la chaîne de sa montre, tirant celle-ci de son gousset, pour en écouter le tic-tac et parfois lui faire courir plus d’une aventure en voulant savoir ce qu’il y avait dedans.

— Son père ! son père ! questionnait-il, montre-moi donc ça ?

Et, « son père », victime de toutes ces cajoleries enfantines, jouissait tout de même en se contentant de dire :

— Tranquille, mon petit Jules ! sois tranquille. Tu veux tout savoir, je te le dirai ! Attends un peu ! Tu me fatigues.

Et il embrassait la tête blonde et la tendre margoulette du petit.

À table, Jules était à la droite de son père ; c’était entendu. Il prenait cette place de droit. Personne n’aurait osé la lui disputer.

Le repas fini : « Son père », disait Jules, fais-moi donc des images comme l’autre jour.

Et, alors, le père, pour se tirer d’affaire, allait chercher un grand in-folio illustré, pour lui en faire voir et expliquer les gravures.

— J’aime pas ça, ces images-là, protestait Jules, je les ai vues déjà. Fais-moi-z’en d’autres, là, avec du papier !

Alors le père se résignait, s’armait d’un crayon et prenait du papier. Jules, les deux coudes sur la table, suivait de près les lignes du dessin. De ces impromptus au crayon, naissaient une maison de campagne, un gros arbre, un oiseau, un poisson, un chien, un cheval, un navire, qui appartenaient aux variétés les plus fantaisistes du monde. Le petit Jules en était ébahi, ravi, et tout naturellement exigeait une, deux, trois copies du premier exemplaire.

Parfois, le père, donnant libre cours à son talent, s’aventurait jusqu’à portraiturer la mère, l’aïeule ou la ménagère.

Alors, Jules, nanti de portraits, parcourait la maison en les montrant avec l’assurance d’un exposant du prix de Rome.

— Tiens, s’écriait-il, c’est ton portrait.

Et tout en minaudant, il se frappait les deux mains.

— Mais non, lui disait-on, ça n’est pas mon portrait.

— Oui, oui, rétorquait-il, « son père » l’a dit ; c’est lui qui l’a fait, là, avec son crayon, là-bas, sur la table.

« Son père » l’a dit ! Il n’y avait pas à discuter ; « Son père » l’avait dit.

Le mot de portrait avait un jour donné à réfléchir au père. Ce serait bien à propos, se dit-il, si nous avions un portrait du petit Jules.

Il en conféra avec le personnel de la maison.

— Ça bien du bon sens, observa la mère. Il est d’âge. On ne sait pas ce qui peut arriver. J’enverrai la vieille avec lui chez le photographe.

Mais, comme c’est assez souvent le cas, pour une raison ou pour une autre, on tarda de donner suite au projet.

Un jour, le petit Jules revint de l’école, pas enjoué comme d’habitude. En arrivant, il s’étendit dans un grand fauteuil, puis, quelque temps après, alla se coucher sur un canapé.

— Le petit a quelque chose, dit la grand’mère.

Le petit Jules resta ainsi couché une partie de la journée. Finalement on jugea à propos de le mettre dans son lit, en lui administrant une potion chaude, car il commençait à se faire un peu frileux.

Et, quand le soir, le père arriva, Jules n’était pas là. Grande fut sa surprise.

— Où est mon petit Jules, s’enquit-il ?

— Il ne semble pas bien, lui fut-il répondu. On a cru devoir le mettre au lit.

— A-t-il attrapé un coup ? Que peut-il avoir ? se demanda le père. Allons ! Voyons !

Et il se rendit à la chambrette de l’enfant.

— Qu’as-tu, mon petit Jules ? fit le père. De quoi souffres-tu ?

L’enfant, à demi somnolent, se réveilla aussitôt à la voix de son père, et se mettant sur son séant :

— Bobo, là, à la tête, dit-il en portant une main au front.

De suite, le père fit mander le médecin de la famille.

— Ça n’est pas grand’chose, dit celui-ci, après auscultation. L’enfant aura attrapé un rhume de cerveau. Il est très enchifrené. Mais ça se passera comme c’est venu, et il écrivit une prescription.

Quelques jours s’écoulèrent. L’état du petit ne paraissait pas s’améliorer ; au fond, il s’aggravait.

Au comble d’une inquiétude qui touchait à l’angoisse, le père fit redemander le médecin.

Le cas est devenu sérieux, remarqua celui-ci. Le petit souffre d’une grosse fièvre et se plaint toujours d’un gros mal de tête.

Pour l’acquit de sa conscience, il recommanda un traitement et repartit. Au moment où il franchissait la porte de la maison :

— Mon cher ami, dit-il au père, je ne vous le cacherai pas plus longtemps, c’est un cas de méningite aiguë. La science n’y peut rien faire. Il faudrait un miracle. Mais, n’en dites rien aux vôtres ! Ils l’apprendront assez tôt.

Le père, le désespoir dans l’âme, remonta comme il put l’escalier et se rendit auprès du lit du petit malade qui ne cessait de porter la main à la tête en disant d’une voix de plus en plus faible :

— « Son père » ! Bobo là… Bobo… à la tête

Quis est homo qui non fleret
Natum suum si videret
In tanto supplicio !

Le père, s’abîmant dans sa douleur, ne quitta pas de la nuit le chevet de l’enfant. Il était seul. Sa femme se reposait. Quant à la grand’mère elle s’était blottie, au fond de la cuisine, dans un grand fauteuil.

Vers l’aube, le petit Jules tomba dans un état semi-comateux. Il ne put murmurer à son père qui lui demandait : « Me reconnais-tu, mon petit Jules » ? qu’un oui et esquisser un faible signe.

Ce fut la suprême manifestation de son intelligence.

Les lèvres se contractèrent légèrement ; les narines se pincèrent et la figure prit une teinte cadavérique.

Il venait d’expirer.

Tout était fini pour le petit Jules en ce monde.

Son âme s’était envolée dans le mystérieux au-delà…

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Inutile ici d’essayer de décrire certaines douleurs.

Ceux qui ont subi pareil coup en comprendront la blessure ; large, profonde, cruelle comme elle l’est, elle ne se referme pas……

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— Ah si, au moins, nous avions son portrait, gémissait « son père » en se tenant la tête à deux mains, en désespéré, au retour des funérailles.

La grand’mère, disparue un instant, revint tout aussitôt.

— Le voilà, fit-elle entre deux sanglots, et, d’une grande enveloppe, elle tira… le portrait du petit Jules… Vous l’aviez oublié, mais j’y ai pensé, moi, lors de notre promenade au parc Victoria. C’était entendu : il devait vous le présenter, lorsqu’il aurait eu cinq ans. Mais… Et la vieille éclata de nouveau en sanglots.

Le portrait du petit Jules occupe la place d’honneur au salon.

Il y a de cela cinquante ans, me dit le narrateur. Mais n’empêche que depuis, je le revois encore dans mes rêves, comme s’il était en chair et en os, je le berce, je le dorlote toujours ; je le fais sauter sur mes genoux ; il me tire les moustaches, m’ébouriffe les cheveux, je lui dessine des chevaux, des chiens, des oiseaux, et je lui répète, comme à l’accoutumée, des airs connus ou improvisés.

Et quand, à mon réveil, je me retrouve face à face avec la navrante réalité, eh bien… Il prit un mouchoir, essuya deux grosses larmes.

— Hum ! eh bien ! fis-je machinalement en toussant bruyamment pour dissimuler une émotion, quelque chose qui me serrait la gorge.

— Eh bien ! articula-t-il d’une voix à demi étouffée… Excusez-moi… Vous voyez… je le pleure encore…