Têtes et figures/La terrasse de Québec

La Compagnie de Publication de "Le Soleil" (p. 156-168).

La Terrasse de Québec


C’était quelque part vers 1907–1908, aux deux tiers de l’année, par une après-midi ensoleillée de mi-septembre.

Un médecin de mes amis était arrivé le matin même de San-Francisco avec sa jeune femme, et était monté au Château-Frontenac.

Déjà prévenu de leur arrivée, j’allai leur présenter mes hommages et mes souhaits de bienvenue. Ils n’étaient pas à l’hôtel. Je finis par les trouver sur la terrasse, tous deux en contemplation muette ; la jeune femme surtout paraissait comme hypnotisée par le paysage.

Je dus finalement rompre le charme, et indiquer ma présence aussi délicatement que possible.

Après les salutations et les compliments d’usage, la conversation roula sur des sujets divers, comme entre anciennes connaissances.

À nouveau j’exprimai mes regrets d’être intervenu dans une contemplation qui m’avait paru absorbante.

— Oubliez donc vos regrets, interrompit vivement la jeune femme, nous pouvons nous reprendre.

« Mon mari, qui est Canadien, m’avait bien souvent parlé du majestueux promontoire de Québec et de la terrasse qui le décore. Mais, je vous confesse que mon imagination est restée bien en deçà de la réalité. Cette vue est simplement ravissante, c’est le plus beau spectacle que j’aie encore eu de ma vie. J’ai vu le Bosphore, la baie de Naples, le pays de Cordoue, les paysages du Rhin, mais rien de semblable au monde. Que de grandeur dans cet ensemble et que de délicatesse dans cette grandeur ! Il me semble que rien ne puisse jamais venir atténuer le caractère imposant de cette nature ; qu’en changeant d’aspect, suivant la saison, elle n’en doit pas moins rester captivante sous le soleil, sublime dans la tempête. »

J’allais confirmer les impressions de l’aimable San-Franciscaine, lorsque son mari se chargea de la réponse :

— Oui, fit-il, j’ai beaucoup voyagé dans le vieux monde. Ses plus beaux points de vue me sont même familiers, en Turquie, en Italie, en Allemagne et en Suisse. Celui de la terrasse m’est parfaitement connu, puisque je suis Canadien, né dans les environs de Québec, et que j’ai habité la vieille capitale pendant bien des années. Eh bien ! mon cher ami, permettez-moi de vous le dire en toute sincérité, ce point de vue est incomparable ; il est unique, entendez-vous, unique.

— C’est ce que je pensais, fis-je en m’inclinant, comme si j’eusse été l’auteur, le propriétaire, ou tout au moins le locataire à bail emphytéotique de toute cette nature, et la palme que vous venez de décerner, avec autant d’autorité que d’enthousiasme, à la terrasse de Québec et à ses environnements, porte dans mon âme la conviction que nous avons chez nous une merveille à nulle autre pareille.

À ce moment-là, le jour baissait ; le soleil, se glissant de derrière un nuage bleu sombre, inonda d’une radieuse clarté les hauteurs de Lévis, la pointe de l’île d’Orléans et la côte de Beaupré. Ses rayons, tombant obliquement sur tout cet ensemble, distribuaient ici et là l’ombre et la lumière, contrastes charmants qui faisaient ressortir d’admirable façon, bois, collines et prairies.

Du côté de Lévis, jusqu’à la pointe Saint-Joseph, et sur quelques points de la côte de Beaupré, c’était un éblouissant scintillement de toitures ; tel le miroitement d’une rivière de diamants sur les épaules d’une jolie femme.

Le Château-Frontenac participait aussi à cette illumination féerique. À droite, la citadelle campée sur le promontoire géant, estompait de sa masse imposante le ciel bleu. À gauche, les Laurentides, offrant toutes les nuances de l’émeraude, décrivaient sur la voûte azurée leurs crêtes paraboliques, en allant se fondre, à la limite de l’horizon, dans les flancs du Cap Tourmente.

En bas, entre les deux rives, le grand fleuve roulait paisiblement ses eaux profondes, se déployant comme un large ruban nuancé d’azur et d’argent, baignant toute la grève de Beauport jusqu’à la chute Montmorency, et allant de ses deux bras donner comme une étreinte amoureuse à l’île de Bacchus.

Tout-à-coup, une carène énorme parut au tournant de la pointe Saint-Joseph ; c’était celle d’un vaisseau océanique, véritable léviathan, qui entrait dans le port.

Les promeneurs avaient déjà depuis quelque temps cessé de faire les cents pas, et, pour la plupart, accoudés à la balustrade, ou occupant des banquettes, étaient tombés en admiration devant le spectacle. L’apparition du vaisseau provoqua une diversion dans les groupes.

Le soleil descendait toujours. Bientôt, il plongea à demi sous la ligne de l’horizon, avec, comme escorte, un groupe de petits nuages folâtres, dorés et empourprés. Deux ou trois toitures, à Lévis, reflétèrent les derniers rayons de l’astre du jour.

Et le crépuscule se fit.

Lentement d’abord, comme indécise devant les derniers effluves solaires, l’ombre enveloppa le fleuve, qui prit une teinte mordorée, sur laquelle se détachèrent plus nettement les coques blanches des bateaux-passeurs, et çà et là la voilure d’un yacht. La citadelle s’assombrit ; le Château-Frontenac s’illumina à tous les étages. Sur les hauteurs de Lévis, depuis Saint-Romuald jusqu’à la pointe Saint-Joseph, au pied des falaises, deux franges de lampes électriques étincelèrent, et la belle veilleuse des nuits projeta sa lumière à l’orient.

— Je vous le répète, fit mon ami, ce spectacle est unique. Mais, rentrons, et faites-nous le plaisir de dîner avec nous. Nous reprendrons ensuite notre promenade sur la terrasse.

Nous fûmes bientôt à table.

— Y a-t-il longtemps que votre terrasse est construite, interrogea la jeune femme, et quelle étendue peut-elle avoir ?

— Elle fut construite, lui répondis-je, sous un ancien gouverneur du Canada, Lord Durham, qui lui donna son nom. D’après la chronique, elle mesurait alors cent soixante pieds. Quelques années après, en 1854, on la prolongea, jusqu’à deux cent soixante-dix pieds. Un quart de siècle plus tard, en 1879, grâce à l’initiative de l’un des gouverneurs les plus distingués et les plus populaires que le Canada ait jamais eus, elle fut portée jusque sous les murs de la citadelle, Aujourd’hui, elle couvre bien quatorze cents pieds. De Durham qu’elle s’appelait, elle prit, alors le nom de Dufferin.

Les cinq kiosques qui la décorent portent chacun un nom historique : ceux de Plessis, Frontenac, Lorne et Louise, Dufferin et Victoria. Un jour, il y a environ une quinzaine d’années, un ouragan emporta la toiture du dernier kiosque et transporta, comme une plume, sur le glacis d’en face, cette masse qui pesait bien plusieurs tonneaux.

Autrefois, entre le Château-Frontenac et le kiosque de la musique, on avait érigé un pavillon pour l’utiliser comme café. Les restaurants du voisinage, en voyant ce nouveau concurrent, qui, à la vérité était fort achalandé, le prirent en grippe. On fit tant et si bien qu’un jour le ministère de la guerre, au Canada, s’émut de la chose, et finit par découvrir que le kiosque se trouvait juste dans la ligne de feu de la citadelle. Il en fallait moins pour faire crier : Haro sur le baudet ! Aussi, ne fut-on pas lent à décréter sa suppression. Le malheureux était loin de se douter qu’il aurait pu gêner le tir de la citadelle, dans le cas d’une guerre et d’un siège. Il échappa à la démolition et fut vendu aux enchères ; l’acquéreur le fit transporter au coin des rues des Commissaires et de la Couronne. Il y est encore et sert de logement.

En ce moment, on est à démolir l’extrémité ouest de la terrasse, parce que des fissures s’étant produites dans le cap, et des éboulis se faisant de temps à autre dans cette partie là, on redoute quelque catastrophe. On va donner aux assises de la terrasse toute la solidité désirable. La terrasse est à une hauteur de deux cents pieds au-dessus du fleuve, et, vous comprenez, une dégringolade de pareille hauteur n’est certes pas recommandable, ni pour les gens d’en haut, ni pour ceux d’en bas.

Le Cap-Diamant, dans le voisinage, a eu plusieurs sinistres fantaisies du genre. Ainsi, en 1841, le 17 mai, un éboulis démolit huit maisons et tua trente personnes au pied du cap. En 1852, un fragment de rocher s’en détacha et fit sept victimes. En 1872, une avalanche de neige ensevelissait une maison et huit personnes. Le 19 septembre 1889, après une pluie de plusieurs jours, un éboulis se produisit à 8.15 heures du soir, détruisit sept maisons, écrasa à mort quarante-huit personnes et en blessa grièvement plus de trente autres.

Ici, à quelques pas de l’hôtel, sur la déclivité du talus qui descend à la Place d’Armes, on avait construit un manège qui fut dans la suite transformé en théâtre. Ce théâtre brûla accidentellement en juin 1846, et quarante-cinq personnes périrent dans cet incendie.

Vous voyez que la terrasse a aussi une chronique sinistre : plus de 93 victimes d’éboulis et 45 victimes des flammes.

Je m’arrête, car mes souvenirs m’entraîneraient trop loin.

Mes aimables hôtes protestèrent et me prièrent instamment de continuer.

Associez maintenant, repris-je, à cette radieuse beauté de nature, l’intérêt d’une chronique historique des plus attachantes, sans sortir de la terrasse et de son cadre merveilleux. Il n’est pas une maison, une rue, une ruelle, une dépression de terrain, un monticule, qui n’ait son histoire, qui n’ait été le théâtre d’une événement dramatique, héroïque. Ce coin de terre est grouillant de souvenirs de toutes sortes.

Puisque vous me priez très courtoisement de continuer, vais-je vous parler du Jardin du Fort, et ne serai-je pas obligé de vous dire quelques mots du « monument de Wolfe et Montcalm », symbole de l’enterrement de la hache de guerre entre deux nations diamétralement opposées et de caractères et de voies et moyens ? N’aurais-je pas à ajouter quelques notes sur ce rendez-vous de la société québécoise qu’égayaient il y a bien des années déjà, jusqu’à 1869 inclusivement, l’après-midi, le soir, les excellentes musiques des régiments anglais en garnison à Québec ?

Voulez-vous que je vous parle de cet hôtel, le Château Frontenac ? Eh bien, il me faudrait remonter jusqu’aux premiers temps de la colonie, pour vous dire que Champlain fit construire le Château Saint-Louis en 1620, qu’il fut occupé par tous les gouverneurs français jusqu’en 1759, et par tous les gouverneurs anglais jusqu’en 1834, alors que le feu le détruisit. C’était sous Lord Aylmer.

Pourrais-je vous causer de l’hôtel des postes sans vous redire la légende du chien d’or ; de la Place d’Armes, ici au-dessous du Château, autrefois la Grande Place sous les gouverneurs de la Nouvelle-France, sans essayer de vous décrire les fêtes civiques, les parades militaires, les assemblées solennelles de tribus sauvages dont elle fut le théâtre ?

Au sortir de là, voici la cathédrale anglaise, érigée en 1804. Oublierais-je de vous rappeler qu’elle occupe le site de l’ancienne église et du couvent des Récollets, que le feu rasa en 1796 ? À l’angle nord-est de l’église, se dressait autrefois un orme de haute stature, qui eut son histoire ? En effet, ce fut à l’ombre de cet arbre que Jacques-Cartier et les gens de sa suite tinrent conseil à leur arrivée dans la colonie. Le vieil orme tomba le 6 septembre 1845.

Comment donc passerais-je outre à la maison occupée aujourd’hui par les Messieurs Morgan, drapiers-tailleurs, à l’encoignure des rues du Fort et Sainte-Anne, sans rappeler qu’elle est sise sur l’emplacement de la demeure de Monsieur d’Aillebout, gouverneur de la Nouvelle-France, que cette même maison fut le buen-retiro d’un club appelé le « Club des 21 barons », club littéraire et gastronomique, dont Québec eut une reproduction, sans barons, en 1878, 1879 et 1880, sous le nom de « Club des 21 », fondé par le comte de Premio-Réal, alors consul général d’Espagne au Canada ; qu’elle servit d’hôtel, et, enfin, qu’elle logea le « Journal de Québec » et ses ateliers d’imprimerie ?

Et la Basilique, avec sa tour qui domine là-bas, et le Séminaire dont nous distinguons les toitures, et l’Université-Laval, le gracieux petit parc Frontenac, site de l’ancien Parlement, et les monuments historiques groupés aux environs, celui de Wolfe et de Montcalm, celui de Samuel de Champlain, la statue de Mgr François de Laval, et le bureau de poste central remodelé, n’ont-ils pas chacun une histoire de grande envergure et de profond intérêt ? Tout cela se rencontre dans le cadre de la terrasse.

Et vous m’excuserez facilement, du moins je l’espère, de ne pas pouvoir en causer plus longtemps.

D’ailleurs, je crois qu’il est temps pour nous de descendre sur la terrasse.

C’était soir de musique.

Les promeneurs affluaient de tous côtés. Déjà la place regorgeait de monde ; sur les banquettes, triples et quadruples rangs de spectateurs ; à l’arrière, en haut, le long du mur de retenue de la rue des Carrières, suites d’équipages, défilés de promeneurs, là et plus loin, dans les allées tantôt ombreuses, tantôt brillamment éclairées du Jardin du Fort, sur les flancs du glacis aux vertes pelouses, des groupes de deux, quatre et davantage, plutôt de deux, en train de causer, pour le bon motif, s’entend, tout en jetant un coup d’œil distrait et rêveur sur tout le panorama.

Au-dessous, les allées et venues de la foule en robes blanches, roses, bleu-ciel, depuis les plus jolies soieries jusqu’à la plus humble batiste, toutes portées avec autant d’élégance que de séduction, empruntant grand relief aux habits noirs les accompagnant ou les suivant ; des groupes nombreux s’arrêtant au kiosque ou au café, pour savourer les délicieuses mélodies de la musique de la garnison ou de l’orchestre du Château. Sur cette foule bourdonnant comme un essaim d’abeilles dans la ruche, la lune répandait comme une buée de lumière, et sa douce clarté, agrémentée çà et là par des faisceaux isolés de lumière électrique, distribuait à toute cette scène le cachet le plus enchanteur.

Bientôt, tout ce monde à la mise soignée et on ne peut plus gracieuse, commença à quitter la terrasse pour rentrer au logis. La musique exécuta l’hymne national, inspiration de Routhier et Lavallée, et la place devint comparativement déserte. Quelques promeneurs seulement s’attardèrent au café.

Nous descendions la terrasse.

Lévis était encore enrubanné de bougies électriques qui, en lui faisant ceinture, soulignaient pour ainsi dire sa future terrasse. De temps à autre, au ras de la rive, ou sur les hauteurs, on distinguait une lumière mobile, voltigeant pour disparaître et reparaître, sorte de luciole ou de feu follet. C’était tout simplement un omnibus du tramway.

Un silence profond enveloppa toute cette nature. Les coupoles, les clochers, les toitures à angles brisés, les tours des églises voisines, les kiosques, imposant leurs courbes et leurs arêtes sur l’azur du firmament, prêtaient un cachet oriental au panorama. Au dôme céleste radieusement constellé, la Grande Ourse brillait de tout l’éclat de ses sept étoiles ; l’étoile polaire était de toute splendeur ; la Voie lactée déployait largement sa tenture d’opale ; au loin, les Trois Rois, dans la constellation d’Orion, annonçaient discrètement leur prochaine venue dans notre ciel ; Mars poursuivait sa course vertigineuse, et, sur toute la circonférence de la voûte stellaire, de petites étoiles, lointains soleils, semblaient faire coquettement de l’œil à la terrasse.

Qui sait si les habitants de ces corps célestes, dont la lumière met parfois des centaines d’années à nous parvenir, ne suivaient pas alors d’un regard curieux, une audience donnée par Frontenac sur la galerie du vieux château, à d’Iberville, Nicolas Perrot, ou Dollier de Casson, à quelque chef huron, une soirée chez Madame de Péan avec l’intendant Bigot comme principal commensal, ou les élégants officiers et les femmes gracieuses qui assistaient au bal donné par le gouverneur Sir Guy Carleton, le 31 décembre 1775, au Château Saint-Louis, lors de l’assaut donné à Québec par Montgomery du côté des Foulons, et Arnold du côté de la rivière Saint-Charles ?