La Compagnie de Publication de "Le Soleil" (p. 135-141).

Oubliée


Un feu de grille brûlait dans la pièce, un petit salon, et projetait sur les tentures une demi-clarté blafarde et vacillante. Des flammeroles bleues gorge-de-pigeon, s’en échappaient, pour aussitôt s’évanouir dans la cheminée. Tout était silence dans la pièce ; on n’entendait que le tic-tac cadencé et monotone d’une horloge posée sur une console.

Cependant, il y avait deux existences humaines dans ce petit salon ; elle d’un côté, lui de l’autre. Elle s’était pelotonnée dans un vaste fauteuil de velours d’Utrecht, lutinant légèrement, du bout d’une mule exquise, le grillage en cuivre doré du foyer. Lui s’était nonchalamment étendu sur un divan, bâillant, le front soucieux comme sous le poids d’une inquiétude ou l’obsession d’une grosse affaire.

L’atmosphère de la pièce semblait chargée et lourde ; on y respirait quelque chose comme les avant-coureurs d’un orage.

Et le petit feu de grille brûlait toujours, lançant des flammeroles bleuâtres dans la cheminée.

Et l’horloge, sur la console, faisait toujours tic-tac.

Soudain, la forme féminine, pelotonnée dans le vaste fauteuil de velours d’Utrecht, se dépelotonna en se redressant de toute sa hauteur. Une voix brève le tira lui, brusquement, de sa méditation. C’était la voix féminine qui rompait le silence.

— J’espère, dit-elle lentement et en scandant ses paroles, que c’est fait, et qu’elle est bien et duement partie…

En même temps, à travers les clartés blafardes et vacillantes, elle darda sur lui deux yeux qui semblèrent lui farfouiller l’âme jusque dans ses plus intimes replis ; deux yeux dans lesquels brillait un fulgurant point d’interrogation. Lui, s’était remis sur son séant, la physionomie ahurie, le regard perdu dans le vide, scrutant distraitement les arabesques du tapis, et n’osant affronter les deux yeux qu’il sentait braqués sur lui comme des armes à feu.

Qu’allait-il donc répondre ?

Et le petit feu de grille brûlait toujours, lançant des flammeroles bleuâtres dans la cheminée.

Et l’horloge sur la console faisait toujours tic-tac.

Encore une fois, qu’allait-il donc répondre ? Il commençait à se sentir faiblir sous le feu de ces deux prunelles noires, menaçantes, pleines d’éclairs, et de plus en plus obstinément rivées sur lui. Il se voyait enclavé dans un terrible dilemme. Il arrive comme cela dans la vie d’un homme un moment, où, en une seconde, il peut, pour toujours, perdre la confiance et l’affection d’une femme, de la sienne surtout, ce qui est encore plus grave. Il en était là, et se rendait parfaitement compte de la situation. Dire la vérité, c’était pour le moins provoquer toute une scène, qui aurait pu tourner au drame. Ne pas la dire n’était assurément pas honnête, mais laissait toujours une porte ouverte à des explications ultérieures et… au repentir final.

Il lui fallait cependant, coûte que coûte, prendre un parti. On est homme après tout, se dit-il. Alors, à la grâce ! Et il se décida à répondre.

— Mais oui, fit-il, avec une contrainte mal déguisée, certainement qu’elle est partie. Elle a dû prendre le train de minuit hier ; elle doit être déjà loin à l’heure qu’il est. Tonnerre de Dieu ! où donc s’égarent tes soupçons ? Jusqu’ici, ne t’ai-je pas prodigué, et dans ma conduite, et dans mes attentions, l’affection la plus tendre ?… Elle est partie, bien partie…

D’ailleurs, comment donc as-tu craint que je pouvais, même un instant, te manquer de parole ? Ma foi ! c’est honteux !

Et le petit feu de grille brûlait toujours, lançant des flammeroles bleuâtres dans la cheminée.

Et l’horloge sur la console faisait toujours tic-tac.

Elle, n’avait plus bougé d’un doigt. Seulement, en l’écoutant, son regard avait pris une expression dédaigneuse de doute, de souveraine méfiance ; c’était l’instinct qui parlait, comme chez la plupart des femmes, du reste.

Disait-il toute la vérité, rien que la vérité ?

Négligemment, elle se mit à jouer avec la châtelaine qui ornait son corsage. Que d’hypothèses plus ou moins vraisemblables caracolaient dans sa cervelle ! Ah ! c’était bien dommage que les rayons X ne fussent pas applicables au moral comme au physique ; ce qu’elle eut vite su à quoi s’en tenir ! Force lui fut, en fin de compte, de se contenter pour le moment de la réponse de son seigneur et maître.

Et le petit feu de grille brûlait toujours, lançant des flammeroles bleuâtres dans la cheminée.

Et l’horloge sur la console faisait toujours tic-tac.

Il n’avait pas dit la vérité ; le courage lui avait fait faux bond au dernier moment.

Mais, comment cela va-t-il finir, se murmurait-il ? Si elle savait… Si elle venait à découvrir que je la trompe, là, de honteuse façon… Mais non ! elle n’en saura rien… Il faut à tout prix qu’elle ignore… Soyons prudent, surveillons-nous et… surveillons-la !

La tête basse, la conscience agitée, honteux de lui-même, de la malhonnêteté qu’il avait commise, il se laissa choir sur le divan, comme épuisé par la tension nerveuse qu’il venait de subir.

Et le petit feu de grille brûlait toujours, lançant des flammeroles bleuâtres dans la cheminée.

Et l’horloge sur la console faisait toujours tic-tac.

Tard, bien tard dans la soirée, l’intéressante jeune femme était encore là, assise dans le vaste fauteuil de velours d’Utrecht, immobile, indéchiffrable comme le sphynx. Lui avait disparu depuis quelque temps déjà.

Soudain, elle se redressa de toute sa taille, se leva, jeta un coup d’œil autour d’elle, s’en alla droit à l’horloge pour s’assurer de l’heure, puis, tournant sur les talons, fit mine de quitter la pièce, mais, elle s’arrêta tout aussitôt, le regard fixe, un doigt sur les lèvres. J’en aurai le cœur net, fit-elle avec un mouvement, énergique, et, à son tour, elle disparut.

Le petit feu de grille ne lançait plus de flammeroles bleuâtres dans la cheminée.

Mais l’horloge, sur la console, faisait toujours tic-tac.

Le timbre du parlement venait de sonner mélancoliquement deux heures du matin. Déjà un soupçon d’aube faisait pâlir l’orient. Juste à ce moment-là, une ombre légère, vaporeuse comme un sylphe, effleurait à peine du bout des pieds l’escalier principal de la maison ; elle ne descendit pas, elle glissa plutôt jusqu’en bas de la rampe. Cette ombre était celle de la jeune femme qui avait passé une grande partie de la soirée dans le vaste fauteuil de velours d’Utrecht, devant le petit feu de grille aux flammeroles bleuâtres.

Un instant, elle s’arrêta dans le couloir d’entrée, indécise, semblant chercher quelque chose. Bientôt, elle reparut dans le petit salon d’à côté, tenant dans ses deux mains un long paletot dont elle se mit à interroger fébrilement les goussets…

Et l’horloge sur la console faisait toujours tic-tac.

Rien !… Rien de rien dans cet habit ?… Très étrange tout de même !!! Me serais-je méprise sur son compte, balbutia-t-elle ?

L’aube blanchissait un peu plus le firmament. Elle s’approcha d’une fenêtre aux volets entr’ouverts, porta à la hauteur de ses yeux et en demi-clarté le long vêtement qu’elle avait décroché de la patère dans le couloir, et se mit à le palper en tous sens.

Rien !… Rien encore !!!

Elle allait abandonner la partie, lorsqu’elle sentit sous ses doigts comme un corps élastique contenu dans une petite poche qui, jusque-là, avait échappé à ses perquisitions. D’un mouvement nerveux elle y plongea la main, et en retira un pli dont elle scruta l’adresse à la clarté encore indécise de l’aube naissante.

— Ah ! fit-elle, sous le coup de la plus grande agitation. Les deux bras lui tombèrent et l’habit glissa sur le parquet. Il y eut quelques secondes d’un silence morne.

L’horloge même, sur la console, ne faisait plus tic-tac..  .  .  .  .  .  .  .

C’était la lettre qu’elle l’avait chargé, deux jours avant, de mettre à la poste.  .  .  .  .  .  .

Elle n’était pas partie.