Têtes et figures/Au cimetière

La Compagnie de Publication de "Le Soleil" (p. 198-202).

Au cimetière


Je cheminais tranquillement le long de la route qui conduit au cimetière Saint-Charles, près de la place Sans-Bruit, humant l’air frais, l’atmosphère tiède et ensoleillée d’une après-midi d’octobre.

Je me rendais au champ des morts, l’âme pénétrée de bonnes pensées et faisant des vœux ardents pour quelques-uns des miens et ceux de mes amis qui ont, depuis quelques années déjà, pris leur feuille de route pour un pays d’où l’on ne revient pas souvent.

Pauvres miens, pauvres amis ! Il me semble les voir là, encore tout vivants, gais causeurs, francs rieurs, et faisant, à votre intention, de leur intérieur domestique, le rendez-vous le plus agréable du monde. Hélas ! tout cela, comme c’est déjà loin ! Ils sont passés, nous passerons, chacun son tour. À la ronde, messieurs, ne vous pressez pas ! Ça ira !

Dans le moment, tout était silence autour de moi, et je m’étais laissé choir dans les pensées les plus mélancoliques ; ce fut au point que je dépassai, sans la voir, la route transversale qui côtoie la rive septentrionale de la rivière Saint-Charles, et que je m’engageai sous les massifs ombreux qui bordent l’avenue du cimetière, sans réaliser pleinement le fait que j’étais aussi prêt du but de ma promenade funèbre.

Des bruits de pas me tirèrent soudain de ma rêverie de l’autre monde ; je levai la tête et interrogeai le paysage.

Un homme, à la tenue assez correcte, gravissait la rampe qui conduit au cimetière. Sa démarche étant lourde et pénible, je n’eus pas de peine à le rejoindre au moment où il entrait dans l’enclos de la mort, par la petite porte qu’il laissa entrebâillée, du reste, en voyant que je me dirigeais du même côté.

Je m’inclinai en signe de remerciement. La figure de l’individu m’était absolument inconnue. J’observai qu’il avait non seulement la démarche lourde, mais les traits fatigués de quelqu’un qui a cruellement souffert, sous l’empire d’une douleur profonde et peut-être incurable.

J’éprouvai de suite pour lui une vive sympathie. J’étais convaincu qu’il venait s’agenouiller sur la tombe, une tombe toute fraîche peut-être, d’une mère, ou d’un enfant, quelque chérubin de quatre ou cinq ans. Son air de souffrance me faisait vraiment mal ; je sentais se réveiller chez moi d’anciennes douleurs.

J’aurais voulu avoir le courage d’aborder le malheureux, et de lui exprimer les sentiments de sincère commisération qu’il m’inspirait. Mais je n’osai pas même lever les yeux sur lui, lorsque, se tournant à demi de mon côté, sa figure refléta une véritable souffrance. Je respectai un état d’âme qui pouvait cacher tout un drame.

L’inconnu se mit à suivre l’allée principale, en s’arrêtant presqu’à chaque pas, pour lire un nom, probablement ; de temps à autre, il regardait par dessus les grillages de fer, pour interroger la disposition des terrains et s’orienter, à ce que je présumais. Cependant, il me devint évident peu après qu’il cherchait une tombe. Peut-être, dans ce fouillis de monuments funéraires, seule, une simple croix de bois marquait-elle la demeure dernière de l’être aimé ? Comment la retrouver dans cette lugubre collection ? Ah ! on ne peut que difficilement se figurer combien vite change d’aspect un tout petit coin de cimetière. Aujourd’hui s’y dresse une modeste tombe ; demain, dix lui feront cortège.

L’impitoyable Faucheuse va vite en besogne au champ de la mort. Que l’on interroge le registre du fossoyeur depuis 1854, alors que le premier cercueil franchit la porte principale du cimetière Saint-Charles. Aujourd’hui il y a là une nécropole de près de cent mille âmes, et la population de la ville de Québec est de près de cent-vingt quatre mille habitants. (1920).

Je suivais machinalement le même chemin que l’inconnu, lorsque, tout à coup, je le vis s’arrêter, puis disparaître au tournant d’un petit sentier serpentant à travers les épitaphes jusqu’à la ligne des écores de la rivière.

— Il a peut-être trouvé ce qu’il cherche, me dis-je en prenant un pas plus régulier.

J’avais un peu oublié, pour le moment, le but de ma visite. L’inconnu, comme c’est chose étrange que ce mystérieux magnétisme de la douleur, m’intéressait et m’attirait tout à la fois. Arrivé à la hauteur du sentier, je m’arrêtai. J’aperçus le malheureux assis sur le socle d’un monument de granit, et la tête cachée dans ses deux mains ; une de ses jambes reposait à demi ployée sur l’un des degrés du mausolée.

Décidément, il me parut abîmé dans une de ces douleurs qui ne se disent pas, ne se consolent pas et tuent lentement, mais aussi sûrement qu’un poison, leur victime.

Ne pouvant plus résister à un entraînement inconscient vers l’inconnu, je descendis le sentier.

L’inconnu ne parut pas s’apercevoir de ma présence.

Je m’excusai de mon mieux, et je lui assurai que la sympathie vraie qu’il m’inspirait, pouvait seule me faire pardonner mon intervention indiscrète. Je ne lui demandai pas de me dire le nom de la personne qu’il pleurait, mais de me faire connaître seulement combien elle lui était proche par le sang.

Il persistait à rester la figure cachée dans ses deux mains.

Je regrettais déjà ma démarche, et je songeais à me retirer, lorsque je me hasardai à entrer dans le vif de la situation.

— Est-ce un enfant que vous avez perdu ? demandai-je en hésitant.

Cette fois, l’inconnu leva la tête et, me regardant d’un air navrant :

— Non, Monsieur, dit-il, ça n’est pas ça.

— Alors, il s’agit d’un deuil de famille ?

— Non, Monsieur !

— Mais alors ?

— J’vas vous dire ça. C’est des cors que j’ai aux pieds, et, comme j’pouvais plus les endurer, j’suis entré ici pour me reposer un peu.