Têtes et figures/Lise, scène de rues de Londres

La Compagnie de Publication de "Le Soleil" (p. 203-245).

Lise


SCÈNE DE RUES DE LONDRES


(Imité de l’anglais)


Quelle soirée, bon Dieu !

Une soirée de décembre, obscure, désolante comme un caveau de cimetière, enveloppant la métropole comme d’un vaste crêpe, une soirée de brume dense, rampant à ras terre, se condensant de temps à autre en une pluie fine, pénétrante, qui vous tombait dessus goutte à goutte, comme à regret, glacée comme une eau de caverne.

Dans les rues, les gens circulaient avec des allures de fantômes, émergeant un instant du sein de la brume dans la lueur des réverbères, pour disparaître aussitôt, comme s’ils se fussent dissous dans cette atmosphère de vapeurs opaques.

Au bruit assourdi et discordant de leurs sifflets, les trains de chemins de fer rentraient d’ici de là, déversant aux différentes gares des troupes de voyageurs.

Tout ce monde-là, en se trémoussant, toussait, grelottait.

Pas mal agacés par cette température, les employés de service rudoyaient les arrivants, et se montraient parfois grossiers. Les cochers d’omnibus, mis en mauvaise humeur comme les autres, pour la même raison, rivalisaient d’insolences à tout propos.

Mêmes manières chez les boutiquiers de toutes couleurs qui semblaient se soucier du client comme d’une guigne.

D’autre part, les cochers de fiacre, dès qu’ils avaient touché le prix d’une course, fichaient le camp en vociférant leur vocabulaire de jurons et d’injures. Bref, c’était un détraquement général, excepté chez quelques-uns de ces bons Rogers-bon-temps qui gouaillent tout, sans miséricorde, même le temps le plus maussade.

Tout le long de la route Cromwell, dans Kensington, la brume prenait librement ses ébats, étouffante, aveuglante comme la fumée d’un incendie, et pénétrait par toutes les interstices des maisons, sans excepter même les plus somptueuses habitations où bien des gens, confortablement installés dans des fauteuils mollement capitonnés, auprès d’un bon feu de cheminée, oublient trop facilement, ne se doutent même pas que de navrantes misères courent la rue, n’ayant d’autre gîte, par un pareil temps, qu’une misérable mansarde.

À la porte d’une de ces somptueuses résidences, aux portiques prétentieux, aux vitraux coloriés, attifée comme une cocotte de trottoir, dont la toilette est généralement l’enseigne, piaffaient deux chevaux de haute encolure, attelés à un brougham. Un cocher, à l’air assez distingué, occupait l’impériale. Un valet de pied, à la tenue correcte, attendait sur le trottoir, une main appuyée sur la poignée de cuivre doré de la portière. Tous deux se tenaient immobiles et raides comme des statues ; à les voir, on eût dit qu’ils étaient dans l’attente de quelqu’Excellence. Le fait est que ces deux graves personnages venaient justement de se mettre un morceau sous la dent, au buffet de la cuisine de la maison, et, qu’avant de se renfermer dans le silence et la dignité professionnels, ils avaient sérieusement discuté entre eux quel plat ils allaient ordonner pour souper. Le cocher, lui, s’était prononcé en faveur de côtelettes de mouton, comme étant de digestion plus légère ; quant au valet de pied, il avait carrément proclamé la supériorité du bifsteck à l’oignon, et avait fini par l’emporter. Cette grave question réglée, ils s’étaient laissés aller chacun à leurs rêveries sur les jouissances du métier, surtout sur l’excellence de la boustifaille, aux dépens d’autrui.

Dans un coin de l’escalier de pierre de la résidence, on pouvait distinguer un petit paquet blanc qui avait dû nécessairement échapper aux regards de gens aussi importants que les deux cochers.

Soudain, la porte d’entrée, aux vitres de couleur, s’ouvrit. Un jet de lumière vint éclairer et le trottoir et la rue pleine de brume. Une dame d’un certain âge, richement vêtue, à la chevelure argentée et parsemée de diamants, parut. Elle descendit sur le trottoir en répandant autour d’elle une forte odeur de violette et de patchouli. Elle était suivie d’une jeune fille au nez retroussé, à la désinvolture d’une soubrette. Relevant ses jupes, elle se mit à regarder le trottoir d’un air dégoûté, paraissant fort contrariée d’avoir à mettre le pied sur autre chose qu’un gobelin.

Au moment où ces dames s’approchaient de la voiture, le petit paquet blotti dans l’angle de l’escalier, donna signe de vie, et une femme aux cheveux en désordre et aux yeux hagards, sortit de l’obscurité.

— Milady, gémit-elle d’une voix tremblante en s’avançant vers la dame aux cheveux grisonnants, milady, quelque chose, s’il vous plaît, pour l’amour de Dieu…

Milady se détourna et se mit à toiser la mendiante d’un air hautain ; puis, haussant les épaules, elle ramassa ses jupes et disparut dans l’intérieur du brougham, non sans répandre encore derrière elle un parfum de violette et de patchouli. La mendiante se tourna alors du côté de la jeune fille :

— Pitié, dit-elle, ayez pitié de moi ! Donnez-moi la moindre chose, un rien, et Dieu vous bénira ! Vous êtes riche et heureuse, et moi je n’ai pas même de quoi manger. Rien qu’un penny, s’il vous plaît, pour bébé, ce pauvre bébé.

Ce disant, elle fit un mouvement pour entr’ouvrir son châle et montrer la petite créature qu’elle tenait dans ses bras ; mais l’air dur et glacial de la jeune fille la cloua sur place.

— Allez-vous-en, lui répliqua brutalement celle-ci ! Laissez-moi cet escalier ; vous n’avez pas d’affaire ici !… Vite ! filez de suite, autrement, je vais dire au domestique d’appeler la police !

Et comme elle s’installait dans le brougham à côté de sa mère — car cette vieille dame était sa mère — :

— Howard, s’écria-t-elle avec mauvaise humeur, pourquoi laissez-vous ces sales mendiantes s’approcher de la voiture ? Je voudrais bien savoir pourquoi l’on vous paie. Vous avez vraiment une conduite honteuse pour la maison.

— Mademoiselle, répliqua gravement le valet de pied, je regrette beaucoup ce qui arrive, mais je ne fais que de voir cette femme-là.

Sur ce, il referma la portière, puis se tournant d’un air solennel du côté de la mendiante qui était restée sur le trottoir :

— Vous avez entendu, dit-il, en faisant de la main un geste impérieux, eh bien ! veuillez filer !…

Cet ordre exécuté, le valet monta sur l’impériale, prit place auprès du cocher, se croisa les bras, et l’équipage partit grand train ; la lumière des fanaux du brougham se perdit bientôt dans les tourbillons de brume.

Seule sur le trottoir, la pauvre abandonnée qui venait de se faire refuser l’aumône et impitoyablement chasser par des gens qui ne connaissent pas ce que c’est que la charité ou ne l’exercent qu’à grands sons de trompe, leva les yeux au ciel d’un air de désespoir. On eût dit un moment qu’elle allait lancer une imprécation contre la Providence, lorsque tout-à-coup un faible gémissement se fit entendre dans les replis du châle.

Un instant, elle se mit à penser, puis partit à grands pas sans trop savoir où elle allait. Elle marcha comme cela jusqu’au moment où elle se trouva en face d’une église catholique. La façade de l’édifice n’était pas encore terminée. Cependant l’église était ouverte au culte.

La mendiante se prit à regarder les entrées et sorties silencieuses des gens. Le temple était illuminé. Elle se décida à y entrer, gravit les marches, jeta un coup d’œil dans l’intérieur et finalement s’aventura dans la nef. Çà et là, des gens étaient agenouillés en prière. Dans un angle, se dressait une chapelle, celle de la Vierge ; l’autel resplendissait de lumières. La mendiante ne paraissait pas comprendre grand-chose à ce qui se passait là. Tout de même, elle se dirigea vers l’autel, et se laissa choir tout épuisée sur une chaise. L’illumination fut ce qui attira principalement son attention ; elle se sentit comme soudainement transportée dans une atmosphère de douce quiétude.

Elle paraissait jeune encore ; sa figure, amaigrie sans doute par de longues et cruelles privations, portait cependant quelques traces d’une beauté bien fanée, et ses yeux, pleins d’anxiété, étaient grands, noirs et brillants. La bouche seule, cette révélatrice d’habitudes bonnes ou vicieuses, accusait une conduite qui n’était pas sans reproche ; les lignes en étaient dures ; l’arc de la lèvre supérieure avait une expression vindicative, décelait l’orgueil, le fol orgueil heurté, et aussi une certaine sensualité insouciante.

Pendant une minute ou deux, elle resta immobile ; puis, avec beaucoup de soin et un air de profonde sollicitude, elle entr’ouvrit un à un les plis de son châle, une vieille loque, en contemplant avec tendresse l’objet qu’il recouvrait.

C’était tout simplement un bébé, un tout petit être, pâlot, frêle, si frêle qu’il semblait qu’au moindre toucher, il se serait volatilisé comme un flocon de neige aux rayons d’un soleil d’avril. Au moment où les plis du châle s’écartèrent, il ouvrit tout grands deux yeux bleus qui se fixèrent d’étrange et d’anxieuse façon sur la figure de la jeune femme. Il resta là tranquille, sans faire entendre un seul vagissement, pauvre miniature d’humanité, portant déjà sur ses traits délabrés l’empreinte de la souffrance. Il tendit une petite main, comme pour faire une caresse à sa protectrice, tout en esquissant un petit sourire. On lui rendit sa caresse et son sourire avec des transports de tendresse ; on le pressa affectueusement sur la poitrine, en le couvrant de baisers et l’on se mit à le dodeliner en lui disant mille tendres riens.

— Mon petit ange, murmurait tout bas, bien bas, la jeune femme ; mon petit chéri, oui ! oui ! Je sais ce qu’il y a. On est bien fatigué, n’est-ce pas ? On a froid, on a faim. Qu’importe, mon tout petit, nous allons rester ici encore un peu ; puis nous nous remettrons à chanter pour gagner quelques sous avant de retourner à la maison. Fais encore un peu dodo, mon ange. Là !… Bien !… il fait bon comme ça ; on a chaud, n’est-ce pas ? marmottait-elle en rajustant le châle et l’épinglant plus étroitement.

Pendant qu’elle était occupée à emmaillotter ainsi l’enfant, une dame en grand deuil passa près d’elle, se rendit à la balustrade, et, s’agenouillant sur les marches, s’inclina, la tête cachée dans les deux mains. La curiosité de la pauvresse se trouva piquée. Elle s’arrêta à toiser d’un regard à la fois surpris et mélancolique cette personne agenouillée, à examiner sa riche toilette de soie et crêpe, aux plis lourds et châtoyants. Puis, de là, tout machinalement, elle leva les yeux plus haut, et, en regardant ici et là, elle finit par apercevoir, souriante, sereine, radieuse, l’image en marbre de la Vierge et de l’Enfant-Jésus. Elle demeura longtemps immobile, étonnée, ne sachant quoi penser, en contemplation devant la statue.

Tout-à-coup, elle quitta sa place pour s’approcher de la balustrade, tout près de l’autel, et se mit à considérer d’un œil vague un panier de fleurs blanches exhalant un suave parfum, hommage sans doute de quelque pieux fidèle. Puis elle jeta un regard fugitif sur la lampe d’argent du sanctuaire, sur les cierges allumés, en respirant l’atmosphère du lieu, toute imprégnée d’un parfum étrange, comme si quelqu’un y fut justement passé avec une corbeille de violettes et d’asphodèles.

De là, ses yeux toujours en mouvement se reportèrent sur la dame en deuil, restée agenouillée non loin d’elle. Alors, elle se sentit à la gorge comme un serrement et, involontairement, ses paupières s’humectèrent. Elle tenta de refouler ce moment d’émotion nerveuse, en affectant un sourire d’ironie.

— Dieu de Dieu ! murmura-t-elle, mais qu’est-ce que cet endroit où l’on s’agenouille devant une femme et un enfant ?

Juste à ce moment, la dame en deuil se leva. Elle paraissait jeune ; elle était belle ; ses traits indiquaient la fierté, mais aussi l’abattement. Son regard s’abaissa sur la pauvresse si misérablement vêtue. Elle s’arrêta, toute émue. La mendiante en profita pour implorer vivement à voix basse la charité. La dame tira sa bourse, puis, hésita, un instant, en regardant avec un intérêt marqué le paquet qui se dissimulait sous le châle.

— C’est un enfant que vous avez là, interrogea-t-elle d’une voix affectueuse ? Puis-je le voir ?

— Oui, madame, lui répondit-on, en écartant les plis du châle suffisamment pour découvrir la petite figure pâle du petiot, plus intéressant que jamais, profondément endormi qu’il était.

— J’ai perdu le mien il y a une semaine, fit tout simplement la dame, en regardant l’enfant. C’était tout ce que j’avais de plus cher au monde. Sa voix se fit tremblante. Elle ouvrit sa bourse et mit une demi-couronne dans la main de la pauvresse stupéfaite.

— Vous êtes plus heureuse que moi, continua-t-elle. Peut-être voudrez-vous prier pour moi ; car je me sens bien malheureuse.

Elle laissa retomber un voile de crêpe qui lui cacha toute la figure, s’inclina et s’éloigna sans bruit. La jeune fille la suivit du regard jusqu’au moment où elle disparut dans l’obscurité de la grande nef, puis se retourna distraitement du côté de l’autel.

— Prier pour elle, se mit-elle à penser. Moi ? Comme si je pouvais prier !

Et un sourire amer se dessina sur ses lèvres.

Derechef, elle se mit à contempler la statue de marbre sur l’autel. Pour elle, ça n’avait aucun sens. Elle n’avait jamais entendu parler de religion chrétienne, excepté par une brochure dont le titre très encourageant était : « Arrêtez ! vous allez en enfer ! »

Dans le milieu où le sort l’avait condamnée à vivre, on faisait fi de toute religion ; le nom du Christ servait de juron ordinaire, par conséquent l’image douce, souriante, affectueusement invitante de la Vierge et de l’Enfant-Jésus dans le temple, n’avait pu rien dire à son imagination.

— Comme si je pouvais prier, marmotta-t-elle de nouveau, d’un ton sardonique.

Elle examina attentivement la pièce d’argent qu’on lui avait donnée, puis le bébé qui dormait toujours profondément dans ses bras.

Soudain, cédant à une impulsion irrésistible, elle tomba à genoux.

— Qui que vous soyez, murmura-t-elle en s’adressant à la statue de marbre, il semble que vous avez aussi un enfant. Peut-être pouvez-vous m’aider à avoir soin de celui-ci. Il n’est pas à moi ; je voudrais bien tout de même qu’il le fût. Quoi qu’il en soit, il m’est bien plus cher qu’il ne l’est à sa mère. Je pense bien que vous n’écoutez pas les gens de mon espèce, mais si je pouvais trouver le bon Dieu quelque part par ici, je lui demanderais bien de bénir cette brave dame qui a perdu son enfant. Du fond du cœur, je la bénis, mais ma bénédiction ne vaut pas grand’chose. Ah ! et, à nouveau, elle se mit à contempler la Vierge dans sa sereine et radieuse attitude, ça me fait l’effet comme si vous m’aviez comprise, mais je n’y crois pas. Peu importe, je vous ai dit tout de même tout ce que je voulais vous dire pour le moment. »

Son étrange supplique ou plutôt son étrange apostrophe terminée, elle repartit. Les lourdes portes de l’église roulèrent sur leurs gonds, en se refermant bruyamment derrière elle, au moment où elle franchissait le seuil et redescendait dans la boue de la rue.

La pluie tombait toujours, fine, froide, pénétrante.

Mais la pièce d’argent qu’elle possédait maintenant, constituait un talisman contre les intempéries du dehors ; elle continua de cheminer jusqu’au moment où elle arriva à un débit de lait d’apparence assez propre ; pour quatre sous elle put faire remplir de lait le biberon déjà depuis longtemps à sec ; mais, pour elle-même, elle n’acheta rien. Elle n’avait pas pris une bouchée de la journée et elle ne se sentait pas le courage de manger quoi que ce fût.

L’instant d’après, elle montait dans un omnibus qui la conduisait à Charing Cross. Elle descendit à la grande gare toute étincelante de lumières électriques, et se mit à arpenter le trottoir de long en large, en accostant ici et là un passant pour solliciter une aumône. Quelqu’un lui donna un penny ; un autre, jeune et joli garçon, à la figure rubiconde, déjà un petit crevé, mit la main dans son gousset, en retira toute la menue monnaie qui s’y trouvait, tout au plus trois pennies et un vieux sou, et, en les lui laissant tomber dans la main, lui dit mi-gaiement, mi-effrontément : —

— Hum ! avec des yeux comme les tiens, il y aurait moyen de faire mieux que ça.

Elle fit un pas en arrière tout interloquée.

Le quidam partit d’un grand éclat de rire en continuant son chemin.

Sans bouger de là, elle parut pendant quelque temps comme perdue dans des rêveries plus ou moins avouables ; les pleurs du bébé le rappelèrent à la réalité.

— Oui, oui, chéri, murmura-t-elle en le dorlotant doucement, il fait bien trop humide et froid pour toi ; vaut mieux s’en aller.,

Et, passant de l’idée au fait, elle héla un autre omnibus, cette fois pour Tottenham Court Road. Après avoir été bien durement cahotée, elle arriva enfin à destination, dans une sale ruelle traversant la pire partie des « Seven Dials ».

À peine y eut-elle mis le pied, que des hommes et des femmes, à mines repoussantes, groupés en cercle dans un cabaret borgne, l’accueillirent avec force quolibets et éclats de rire.

— V’là Lise, cria l’un d’eux ! V’là Lise avec l’marmot ! Bon ! Arrive ! Aboule ! Combien qu’tas ramassé, Lise ? Paye une ronde !

Lise passa tout droit sans détourner la tête. La courbe vindicative de sa lèvre supérieure s’accentua ; ses yeux eurent une lueur de dédain, mais elle ne dit pas un mot. Son silence exaspéra une fillette paraissant environ dix-sept ans, à la tignasse fort mêlée, aux yeux de chat, qui, plus qu’à demi ivre, se balançait nonchalamment, accroupie à terre, les mains croisées sur les genoux.

— Eh ! la mère Mawks ! glapit-elle. Mère Mawks ! on a besoin de vous par ici ! V’là Lise avec vot’mioche !

C’est comme si ces paroles avaient eu l’effet magique d’une incantation à l’adresse de quelque esprit diabolique. La porte d’un taudis s’ouvrit toute grande, et une femme d’une corpulence énorme, au corsage débraillé, à la figure bouffie, ecchymosée et écœurante, en sortit comme une trombe, en se précipitant sur Lise et, la secouant violemment par un bras :

— Mon argent, hurla-t-elle, où est mon argent, et pis l’gin ? Allons ! Aboule ! Plus vite que ça, le chelin et mes quatre pences. Pas d’tes blagues avec moi ! Eune affaire, c’est eune affaire, n’import’où ! Tu ramasses des coppes avec mon bébé, hein ! Fais pas l’ignorante ! Ça te paie ben mieux que c’que tu f’sais… Dis pas non ! Tu l’sais… T’aurais pas ailleurs un enfant comme c’ti-là pour faire de l’argent. C’est les enfants chétis qui crèvent le cœur à ces belles dames et à ces bons messieurs.

Ce disant, la virago eut un geste moqueur qui provoqua les rires et les applaudissements des auditeurs.

— Tu l’as eu bon marché, l’bébé, continua-t-elle, j’te dis qu’ça ; et si t’aboules pas là, correct, y en a d’aut’ qui prendront ta chance, et, par d’sus l’marché, qui s’ront ben contents d’la prendre.

Elle se tut, car elle suffoquait.

— C’est bon, mère Mawks, répliqua tranquillement Lise, en s’efforçant de sourire. Voici le chelin et les quatres pences pour le gin. Je ne vous dois plus rien pour l’enfant maintenant. Mais… Elle s’interrompit hésitante, en enveloppant d’un regard de tendresse la frêle créature endormie dans ses bras.

— Il dort bien maintenant, reprit-elle d’un ton ému et presque suppliant. Est-ce que je pourrais l’emporter avec moi pour la nuit ?

La femme Mawks qui, pendant ce temps-là, mordait férocement de ses larges dents jaunes les pièces de monnaie que Lise lui avait remises, pour s’assurer de leur valeur, partit d’un violent éclat de rire.

— Comment, mugit-elle, l’emporter avec toi, lui, l’marmot. Eh ! ben ! j’voudrais ben voir ça. Non, mais, faut’y être effrontée ! Emporter l’bébé ?

Elle se campa sur les hanches, et, croisant sur sa vaste corpulence deux bras couleur homard cuit :

— Comme tu voudras, grinça-t-elle, en grimaçant un sourire, si tu veux abouler d’eune demi-couronne, eh ben ! tu pourras l’avoir pour le tripoter à ton goût.

Un grand éclat de rire chez les spectateurs de cette scène, salua cette saillie, et la fillette toujours accroupie et les bras toujours croisés sur les genoux, quitta cette position pour applaudir bruyamment des deux mains.

— Ben tapé, la mère, s’écria-t-elle. Ça peut y s’faire qu’on lâche comme ça pour rien un bébé pour eune nuitte. Ça vaut ben plus que pour eune journée.

Lisa pâlit, et sa figure se contracta.

— Vous savez bien, articula-t-elle lentement, que je ne peux pas vous donner tant d’argent que ça. Je n’ai rien mangé de la journée. Il faut pourtant que je vive, quoique ça ne vaille guère la peine. L’enfant… et involontairement sa voix trahit de l’émotion… dort profondément. ; ce serait bien cruel que de le réveiller. Voilà tout. Il va pleurer et être agité toute la nuit, et, si vous vouliez me le laisser, je le coucherais bien chaudement, et j’en aurais bien soin.

Et, levant deux yeux où se reflétaient à la fois la crainte et l’espoir :

— Voulez-vous, mère Mawks, dit-elle ?

La mère Mawks avait évidemment un tempérament des plus rageurs. Cette simple supplique suffit à la mettre hors d’elle-même. Sa voix prit le ton de la fauve. S’empoignant violemment les deux mains, deux mains crasseuses, dans sa chevelure plus crasseuse encore, comme si elle n’eut pas pu trouver de geste plus énergique pour appuyer ce qu’elle allait dire.

— Si je l’veux, rugit-elle ! Si je l’veux ! Moi, que j’lâche mon propre enfant pour rien, pour eune nuitte ! Si je l’veux ! Ah !… Eh ben ! non !… Je l’veux pas. J’veux que l’diable me pende tout d’suite, si tu l’as. Nom d’un chien ! En prend-t-elle un peu des airs, m’am’zelle. Ah ! l’bébé s’ra tranquille avec toi ? Vraiment ! Tu m’dis pas ça ! Et il va pleurer et être agité avec sa mère ? T’as qu’à voir !

Et à chaque vocifération, la mère Mawks, écumant de plus en plus de rage, se rapprochait de Lise.

— Gueuse que t’es, hurla-t-elle ! Ah ! tu t’es mis dans l’coco que j’vas t’laisser mon enfant même une heure, sans qu’tu payes c’te coppe ? Y a assez que tu l’as déjà eu pour pas grand’chose. J’sus eune honnête femme. J’travaille pour vivre. J’peux ben prendre un coup, mais j’en prends pas deux. J’sus pas comme toi et d’eune bougrée, avec tes grands airs ! Une belle garce, oui, vraiment ! Allons ! Aboule l’enfant, t’as pas affaire à l’garder eune minute de plus !

Et la mégère s’élança sur le châle qui protégeait le bébé dans les bras de Lise.

— Ne lui faites pas mal, supplia Lise toute tremblante, Ce pauvre petit… Faut pas lui faire mal…

Les yeux de la mère Mawks eurent des reflets de tigresse, s’injectèrent de sang ; on eut dit qu’ils sortaient de leurs orbites.

— Lui faire mal ?… Moi ! Est-ce que j’ai pas le droit de faire c’que j’veux avec mon enfant ? — Lui faire mal ?… A-t-on jamais vu ça ! Et se tournant du côté des voisins attroupés :

— Non, mais… en v’la-ti eune effrontée !… Ça s’met-i un peu au d’ssus d’la loi ! La v’là maint’nant qui veut enlever à eune mère son propre enfant…

Ce disant, elle s’élança sur le bébé et réussit à l’arracher des bras de Lise. Le pauvre petit être, réveillé d’une façon aussi brutale, fit entendre une voix plaintive. C’eut l’effet d’attiser davantage la fureur de la mère Mawks ; elle se mit à secouer si violemment le bébé qu’il en faillit rendre l’âme.

— Chien d’enfant, vociféra-t-elle ! Pourquoi est-ce que ça crève pas ? et qu’ça soit fini !

Et sans se soucier des protestations énergiques de Lise terrifiée, elle lança le bébé au bout de ses bras, comme si c’eut été une loque quelconque, par la porte ouverte de la pièce d’entrée ; l’enfant alla retomber sur un amas de linge sale où il resta sans mouvement ; on ne l’entendit plus geindre.

— Bébé ! pauvre bébé ! s’écria Lise au comble de la désolation. Ah !… vous l’avez tué, bien sûr !… Mon Dieu ! faut-il donc être aussi barbare et sans cœur !… Pauvre bébé !…

Et elle éclata en sanglots déchirants. La fripouille des environs resta là, bouche muette, à contempler la scène.

La mère Mawks ramassa ses jupes en désordre, avec un air de défi et en reniflant de ses deux narines, comme pour dire : Qu’on vienne donc se mêler de mes affaires, si on veut être bien reçu !

Il se fit un moment de silence.

Tout à coup, un individu émergea en titubant d’un tripot, et en s’essuyant les lèvres du revers de la main. C’était un être à la charpente massive ; mine de brute, tignasse rousse, yeux en trous de vrille, regard de furet. Il se mit d’abord à toiser d’un air hébété, Lise toute en larmes ; ses regards se portèrent ensuite sur la mère Mawks, puis sur chacun des voyous groupés.

— Y a du grabuge, articula-t-il la langue épaisse ? Quoi c’que y a ? Allons ! faut pas fafiner ! Qu’on parle ! Joe Mawks est là pour voir à c’que tout marche correct. Allez-y, mes p’tits cœurs, allez-y !

Et il se prit à ricaner d’un air stupide en plongeant une main dans la poche de son pantalon de velours rapiécé d’où il tira un brûle-gueule qu’il se mit à charger lentement de tabac dans un vieux sac tout graisseux, en éparpillant le tabac de tous côtés de ses doigts lourds et mal assurés.

— Quoi c’que y a, grogna-t-il d’un ton plus éraillé, plus alourdi que la première fois, en allumant sa pipe ? Allons ! qu’on y aille carré !

— C’est rapport à vot’mioche, Joe, intervint la fillette accroupie, en se levant avec tant de précipitation que toute sa chevelure lui retomba, sur sa figure et les épaules, comme une épaisse frange noire, au travers de laquelle on pouvait distinguer ses traits fanés sur lesquels se reflétait un air vindicatif. Lise a perdu la boule. A veut avoir vot’mioche pour l’dodicher”.

Sur ce, elle se mit à se tordre de rire.

— Non, mais, c’est-y croyable, ça veut avoir un môme à tripoter.

Joe, d’un air abruti, cligna lourdement les yeux et continua de savourer son brûle-gueule. Puis, soudain, comme s’il eut profondément réfléchi sur le point en litige, il retira de ses lèvres le brûle-gueule, ses amours.

— Pourquoi pas, dit-il ? A veut l’enfant pour l’dodicher ?… C’est bon ! Qu’elle l’aye ! Pourquoi c’qu’elle l’arait pas ?…

En entendant ces paroles, Lise leva sur Joe ses yeux aveuglés par les larmes ; un rayon d’espoir brilla sur sa figure. Mais, la mère Mawks, écumant de rage, ne fit qu’un bond en avant du côté de son homme.

— Sale ivrogne, vociféra-t-elle dans la figure de son abruti de mari ; tu devrais avoir honte ! Comment ! Prêter ton enfant pour toute eune nuitte, pour rien ! C’est ben heureux que j’aye encore toute ma cervelle ! Eh ben ! moé, j’dis que Lise l’aura pas. Là !…

Joe se mit à la regarder en plein dans les yeux. Sa hideuse figure se contracta sous l’empire d’une décision bien arrêtée. Son bras lourd se redressa ; un poing qui se crispa, alla s’abattre sur la figure de sa rageuse moitié en infligeant à celle-ci, dans à peine le temps de le dire, un superbe œil au beurre noir.

— Et moé, vociféra-t-il, j’dis qu’a va l’avoir. Là ! ça y est-y ?

La mère Mawks aurait peut-être pu riposter : « Oui, ça y est », car tout aussitôt elle se mit à rendre à son homme le coup, capital et intérêt tout ensemble. L’instant d’après, l’heureux couple se livrait à une partie de boxe, sous les yeux de tous les habitants de la ruelle, pâmés d’admiration et d’enthousiasme. Toute cette fripouille se bousculait à qui mieux mieux pour voir les combattants, et applaudir aux jurons et blasphèmes qui émaillaient ce pugilat conjugal.

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Pendant que les époux se talochaient de belle manière, un vieux, au dos voûté, accroupi non loin de là, sur le seuil de sa porte, triant des chiffons dans un panier, fit un signe à Lise. Le tapage du voisinage n’avait pas paru le déranger.

— Prends l’marmot de suite, lui souffla-t-il, personne ne s’en apercevra. J’verrai à c’qui t’cherchent pas.

Lise le remercia du regard, et, se glissant furtivement dans la maison où l’enfant gisait toujours sans mouvement sur le paquet de linge sale, elle le prit et décampa du côté de son misérable garni, à l’autre bout de la ruelle. L’enfant s’était trouvé étourdi par la violence du choc, mais, une fois dans les bras de Lise, sous l’influence de douces et chaudes caresses, il se remit bientôt, quoique ses deux yeux bleus, comme ceux d’une pauvre colombe blessée, trahissaient l’anxiété et la souffrance.

— Mon chéri, mon pauvre petit chéri, ne cessait de murmurer Lise en couvrant de baisers sa figure pâle, et ses petites mains, ce que je donnerais pour être ta mère, oui, Dieu le sait ! Je n’ai que toi. Et tu m’aimes bien, mon tout petit, n’est-ce pas, dis ! Tu m’aimes bien, là, un petit peu, un tout petit peu !

Et comme elle se remettait à le couvrir de baisers et de caresses, la frêle créature, aux traits maladifs, comme pour exprimer une sensation de satisfaction, répondit à ses caresses et baisers par un léger bégaiement que Lise trouva plus délicieux que la plus délicieuse musique ; sa figure s’illumina d’un sourire, ses yeux noirs brillèrent d’une vive émotion ; pour un instant, elle se fit presque belle. Tenant l’enfant bien serré sur sa poitrine, elle se hasarda à regarder par l’unique fenêtre de la pièce, et constata que le duel conjugal était fini. À en juger par les éclats de rire et les vociférations enthousiastes, il n’y avait pas à s’y tromper, c’était Joe Mawks qui avait eu le dessus.

L’ange de sa vie avait disparu de la scène.

Lise vit l’attroupement se disperser, et la plupart des gens gagner un débit de gin voisin. Bientôt, la ruelle se trouva comparativement déserte et tranquille.

Le moment d’après, une voix sourde se mit à l’appeler par son nom :

Lise !… Lise !…

Elle regarda en bas et aperçut le vieux qui lui avait promis de la protéger au cas où la mère Mawks aurait voulu se mettre à sa poursuite.

— C’est vous, Jim, demanda Lise ? Montez donc, ça vaudra mieux que de jaser là.

Le bonhomme obéit, et, une fois en haut, resta planté debout devant la jeune fille ; d’un air un peu intrigué, il se mit à les contempler tour à tour, elle et le bébé. C’était un homme sec, à la mine rébarbative que Jim Duds ; c’est ainsi qu’on l’appelait familièrement ; son véritable nom, bien aristocratique, il est vrai, mais aussi bien mal porté, était James Douglas. Il y avait plus de l’animal que de l’homme chez lui : cheveux en désordre, barbe rousse en brosse, dents longues et pointues, sortant comme des crocs de dessous la lèvre supérieure ; son métier, qu’il tenait d’ailleurs pour passablement respectable, était celui de cambrioleur d’arrondissement.

— La mère Mawks l’a eue bonne, c’te fois cite, dit-il avec un petit ricanement qui ressemblait plutôt à un grognement. La moutarde avait monté au nez de Joe, et il a simplement mis la vieille en compote. A va t’laisser tranquille, à c’t’heure ; tant qu’tu la paieras correct, Joe s’ra d’ton bord. Mais si ça t’arrive eune fois de pas ramasser c’te coppe, eh ben ! t’as pas besoin de te r’montrer.

— Je le sais, dit Lise, mais elle a toujours eu son argent pour l’enfant, et, bien sûr, ça n’était pas trop que de lui demander de garder le bébé chaudement par la nuit de chien qu’il fait.

Jim Duds, un instant, parut pensif.

— Quoi c’que t’as à t’occuper comme ça de c’t’enfant-là, interrogea-t-il ? C’est pas à toi !

Lise poussa un soupir.

— Non, répliqua-t-elle avec tristesse. C’est : vrai, il n’est pas à moi ; mais au moins, c’est toujours quelqu’un auquel on s’attache. Et puis, quelle vie donc que j’ai menée jusqu’aujourd’hui ?

Elle s’arrêta soudain, et sa figure pâle se colora vivement.

— Lorsque j’étais toute seule, je n’avais que la rue, rien que la rue, toujours la rue, triste, froide. Je n’étais rien de plus qu’une sorte de bout de guenille sur le pavé, jeté ci, lancé là, et, à la fin des fins, allant chuter dans le ruisseau. Pas de chance, pas d’espoir, tout en noir ! Imaginez-vous, Jim, en se prenant à sourire, que je n’ai jamais été à la campagne.

— Ni moi non plus, interrompit Jim en mâchouillant distraitement un brin de paille. Ça doit être bigrement beau ; rien qu’des arbres tout verts, et des fleurs partout ; mais, y a pas grand’chose à faire dans l’métier, à c’quon dit.

Sans s’occuper des réflexions de Jim, Lise reprit :

— Pour moi, le bébé, c’est comme il me semble que la campagne doit être : bonne, douce et paisible. Quand j’ai le bébé dans les bras, eh bien ! là ! je ne sais pas pourquoi, mais je me sens le cœur content.

Derechef, Jim devint tout pensif. Retirant le brin de paille de ses dents :

— T’as eu ben d’l’expérience, Lise, dit-il, avec un geste qu’il essaya de rendre expressif. Mais t’as donc pas jamais rencontré un homme comme t’aurais voulu ?

Lise sursauta, et ses prunelles s’allumèrent.

— Un homme ! exclama-t-elle avec une expression de souverain mépris, un homme ! Je n’ai jamais rencontré d’hommes ; mais, des brutes, oui !

Jim ouvrit de grands yeux, et resta muet ; la réplique ne lui venait pas.

Lise repartit tout aussitôt d’une voix qui se fit plus douce :

— Savez-vous, Jim, que je suis entrée dans une grande église aujourd’hui ?

— Ça, c’est d’la malchance, grommela Jim sentencieusement. L’église, hum ! ça n’est pas d’grand service, autant que j’peux voir.

— Il y avait là, Jim, reprit vivement Lise, une statue, une statue de femme qui portait un bébé, et des gens qui se mettaient à genoux devant. Qu’est-ce que vous pensez que ça pouvait être ?

— Peux pas dire, articula Jim interloqué. Es-tu ben sûre que c’était une église ? C’était p’tête ben un musée.

— Non, non, rétorqua Lise, c’était une église, une vraie église, avec des gens qui priaient.

— Oui, oui, dit Jim d’un ton revêche. Eh ben, grand bien leur fasse ! Pour dire que j’suis un prieux, j’sus pas un prieux. Eune femme, tu dis, pis un bébé ? T’as la berlue, ma pauvre Lise ! Des femmes et des bébés, c’est assez commun, y en a même trop, et d’un grand bout ; et, des prières, par dessus l’marché ?…

Et Jim, pris d’un ahurissement et d’un dégoût qu’il ne put exprimer, tourna le dos à Lise, en lui souhaitant sèchement le bonsoir.

— Bonsoir, Jim, lui dit doucement Lise, et, longtemps après le départ du vieux, elle resta assise, silencieuse, pensive, toujours pensive, avec le bébé dans ses bras, en écoutant distraitement le bruit de la pluie qui tombait toujours dense comme du sable sur une cercueil.

Lise n’avait pas tout à fait bon caractère ; loin de là. Le motif qui lui avait fait louer l’enfant tant par jour, n’était pas très recommandable. Elle voulait tout simplement gagner de l’argent, à l’aide d’une supercherie, en provoquant une pitié qu’on ne lui aurait certes pas accordée, si elle eut été seule à mendier, sans l’enfant. Elle était d’abord partie en tournée ; le bébé n’était pour elle qu’un truc de métier ; mais, au contact journalier de la pauvre petite créature, de cette innocente fragilité, son cœur avait fini par s’attendrir et elle s’était prise à l’aimer d’une affection étrange, intense, au point qu’elle eut fait volontiers le sacrifice de sa vie pour le petit être. Elle savait que ses père et mère n’en avaient nul souci, excepté au point de vue de la recette qu’il leur procurait.

Souventes fois, des projets chimériques trottaient dans sa pauvre tête fatiguée, des plans de fuite de la cité fiévreuse, dévorante, vers quelque hameau modeste et solitaire, où elle aurait trouvé de l’ouvrage et se serait dévouée au bonheur de l’enfant.

Pauvre Lise ! Pauvre dévoyée ! Pauvre abandonnée !

Tout misérable paria de Londres qu’elle fût, cependant, au fond de cette âme désolée et souillée, une petite fleur s’était épanouie, la fleur d’un pur amour pour l’un de ces petits êtres au sujet desquels une Divinité, éternellement miséricordieuse, qu’elle ne connaissait pas, a dit un jour :

« Laissez venir à moi les petits enfants, ne les en empêchez pas, car le royaume des cieux est à eux ! »

Les longues et mornes journées d’hiver suivirent.

On était aux environs de Noël.

Les résidants des rues aboutissant au « Strand » étaient devenus habitués à entendre le soir, une voix mélancolique de jeune femme leur chanter, d’étrange et pathétique façon, les vieilles chansons et ballades connues, mais toujours chères au cœur de tout Anglais, comme par exemple : The Banks of Allan Water, The Bailiff’s Daughter, Sally in our Alley, The Last Rose of Summer.

Elle chantait toutes ces vieilleries, les unes à la suite des autres, dans le même ordre. Sa voix n’était ni forte ni pure, mais elle avait des accents qu’on sentait vrais et souvent émus, plus particulièrement lorsqu’elle chantait cette mélodie, vieille comme les chemins, mais toujours si populaire : « Home ! Sweet Home » ! Alors, les fenêtres s’ouvraient, et les pennies pleuvaient sur la chanteuse des rues et le pauvre bébé, compagnon constant de ses tournées, dont elle ne cessait de prendre le soin le plus tendre. Parfois aussi, par des journées glaciales, on pouvait la voir cheminer dans la boue, la figure fouettée par le vent d’est, et, malgré cela, débiter courageusement son répertoire. Des mères de famille, au sortir des grands magasins, des boutiques aux brillants étalages, où elles étaient allées acheter des étrennes pour leurs enfants, s’arrêtaient en passant pour jeter un regard sur les traits pâles et émaciés de l’enfant, et disaient en glissant dans la main de Lise les quelques pennies qui pouvaient leur rester :

— Pauvre petit ! Il est bien malade, n’est-ce pas ?

Sur ce, Lise, toute tremblante d’émotion, s’écriait vivement :

— Ah ! non ! Non ! Il est toujours pâle comme ça ; il est un petit peu faible ; mais c’est tout.

Et les compatissantes questionneuses, émues elles-mêmes en voyant l’expression de douloureuse anxiété de ses deux yeux noirs, s’éloignaient en silence, sans insister davantage.

Noël, l’anniversaire de la naissance de l’Enfant-Dieu, fête dont la grandiose signification échappait complètement à Lise, Noël parut. Noël pour Lise n’était rien autre chose qu’une sorte de fête publique, grande, mais bien morne, alors que tout Londres allait aux églises et se gorgeait de rosbif et de plumpudding. Pourquoi ? Voilà ce qu’elle ne pouvait s’expliquer. Cependant, cette veille de Noël, malgré l’état de tristesse et d’aigreur de son âme, elle se sentait plus alerte, elle était même presque gaie. En effet, en se privant un peu plus que d’habitude, n’avait-elle pas réussi à acheter un superbe oiseau pourpre et or, un oiseau qui se dandinait gracieusement au bout d’un fil de caoutchouc ! Et bébé, en apercevant le joujou, n’avait-il pas bégayé un rire, un petit rire étrange, le premier rire intelligent de son existence ?

Et Lise aussi avait ri, ri de bien bon cœur en voyant le plaisir de bébé ! L’oiseau était du coup devenu un sujet de grand amusement pour eux deux.

Noël était venu et reparti. Les derniers jours de l’année moribonde s’enfuyaient, lourds, tristes, les uns après les autres, lorsque la physionomie pâle, chétive, amaigrie du bébé prit une expression étrange de fatigue, d’épuisement, celle d’un être prématurément surmené. Ses deux yeux bleus eurent des regards fixes, ternes. Peu après, le petiot parut absolument indifférent à tout ce qui se passait autour de lui. Il restait complètement immobile, presqu’insensible dans les bras de Lise. Plus un pleur, plus d’impatiences. Il semblait écouter avec une passive complaisance les chansons de sa protectrice, le long des rues tristes et monotones qu’elle parcourait bravement et le jour et le soir. Même l’oiseau, le superbe oiseau pourpre et or, n’eut plus le don de l’intéresser ; il le regardait fixement, sans bouger, d’un certain air de supériorité, comme s’il eût eu conscience de ce que sont les vrais oiseaux, et qu’il eût tenu à marquer qu’il ne voulait pas s’en faire imposer par une aussi pauvre imitation.

Lise devint en proie à une grande inquiétude, mais à qui donc pouvait-elle se confier ? Elle n’avait personne. Jusque-là elle avait régulièrement payé la mère Mawks, et cette mégère, tenue en respect par son bouledogue de mari, avait fini par être très satisfaite de lui laisser l’enfant.

Lise savait très bien qu’il n’y avait personne dans la misérable ruelle qu’elle habitait, qui eût le moindre souci du bébé, qu’il fût malade ou non. On lui aurait répondu tout simplement :

— Eh ben ! tant mieux ! si le mioche a l’air d’être malade ! Ça rapportera à l’équipollent.

À part ça, elle aimait l’enfant d’une affection jalouse : elle ne pouvait se faire à l’idée qu’une autre qu’elle-même en eût pu avoir soin. Elle se faisait des réflexions. Les enfants, pensait-elle, ont comme ça souvent des malaises subits : mais, sans l’aide de drogues d’apothicaire, rien qu’en laissant faire la nature, ils se remettent beaucoup plus promptement qu’ils se font malades.

Tout en essayant de calmer de la sorte ses terreurs intimes, elle entourait la petite créature de plus de soins que jamais, en s’imaginant qu’elle pouvait, à elle seule, la ranimer. Néanmoins l’enfant parut de moins en moins se soucier de soins et de caresses ; il ne faisait que prendre machinalement et, parfois, avec une répugnance passive, la nourriture qu’on lui offrait.

Et le grand sablier du Temps continua de fonctionner, lentement, il est vrai, mais, aussi, sans trêve ni merci.

On était à la veille du jour de l’an.

Lise avait erré de rue en rue, toute la journée, égrenant toujours son petit répertoire de vieilles ballades, en dépit de la neige et d’un vent glacial, glacial au point que bien des gens, au cœur sensible et se dévouant d’ailleurs à toutes les charités, avaient dû fermer portes et fenêtres ; la voix de Lise n’était pas même arrivée jusqu’à eux. Le passage de la vieille à la nouvelle année, avait donc été pour elle lugubre, désolant ; c’est à peine si elle avait pu ramasser six pennies. Comment pouvait-elle reparaître devant la mère Mawks, affronter la mégère avec aussi maigre recette ? Haletante, harassée qu’elle était, comme la nuit, du gris était passée au noir opaque, elle quitta machinalement le Strand pour se diriger du côté de la chaussée. À quelque distance de là, elle se laissa choir dans un coin obscur, tout près de l’aiguille de Cléopâtre, ce fier obélisque qui, impassible, semble contempler ironiquement les chutes des empires et bien d’autres chutes, en ayant l’air de dire : — « Passez, viles générations ! Moi, simple bloc de pierre sculpté, je vous survivrai longtemps » !

Pour la première fois, Lise trouva que le petit fardeau qu’elle portait lui pesait. Écartant les plis du châle, elle se mit à contempler le petiot avec tendresse ; le bébé dormait profondément ; un léger sourire éclairait sa figure bleuie, ses traits émaciés. Dans l’état d’épuisement complet où elle se trouvait elle-même, Lise s’appuya la tête sur la pierre froide en arrière d’elle et s’endormit de ce sommeil de plomb, invincible, qui suit les grandes prostrations physiques.

Grave et solennelle, la nuit obscure poursuivait son cours ; lorsque la vieille année agonisait, il n’y avait pas la moindre étoile au firmament. Parmi tous les passants qui réintégraient le logis, à la hâte, pas un ne vit la pauvrette épuisée dormant dans l’angle obscur.

Elle gisait là depuis quelque temps, sans avoir été dérangée. Soudain, une lumière aveuglante vint brutalement la frapper en pleine figure. Instantanément, elle fut sur les deux pieds, à moitié endormie, mais gardant toujours instinctivement l’enfant serré dans ses deux bras.

La silhouette sombre d’un individu à la redingote boutonnée jusqu’au menton, tenant d’une main une lanterne sourde, se dressa devant elle.

— Allons, dit le personnage, venez-vous-en ! Ceci est contre les règles… Faut circuler…

Lise esquissa un sourire tout en cherchant à s’excuser.

— Très bien, répondit-elle, en essayant de prendre un air dégagé, et en levant les yeux sur le sergent-de-ville. Il lui parut être un brave homme.

— Je n’avais pas assurément l’idée de venir dormir ici, continua-t-elle. Je ne sais vraiment pas comment ça se fait. Comme de raison, il me faut rentrer à la maison.

— Certes oui, dit le sergent-de-ville un peu adouci par le ton d’évidente sincérité de la jeune femme et touché aussi malgré lui par son regard pathétique. Braquant à nouveau sa lanterne en plein sur elle :

— Est-ce un enfant que vous avez là, interrogea-t-il ?

— Oui, se hâta de répondre Lise d’un ton mêlé de fierté et de tendresse. Pauvre cher petit ! Il a été bien malade ; mais je pense que maintenant, il est beaucoup mieux qu’il était.

En même temps, encouragée par l’attitude bienveillante de l’agent de police, elle entrouvrit le châle pour lui faire voir le bébé, son trésor. Le brave gardien de la paix dut rapprocher sa lanterne et se pencha pour examiner de plus près la petite créature. Il eut à peine jeté les yeux sur l’enfant, qu’il fit un bond en arrière :

— Dieu me pardonne ! exclama-t-il, mais il est mort !…

— Mort ! s’écria Lise haletante d’angoisse et d’épouvante… Ah ! non !… Non !… Il n’est pas mort !… Ne dites pas ça !… Ah ! non ! Non !… ne dites pas ça ! Dieu de Dieu !… ça n’est pas possible ! Vous n’avez pas voulu dire ça ! Pour l’amour de Dieu, dites que ça n’est pas ce que vous avez voulu dire ! Non, il n’est pas mort !… il ne peut pas être mort, là, vraiment mort… Ah ! Ça n’est pas possible ! Oh ! mon bébé ! mon tout petit bébé, tu n’es pas mort !… dis, mon bébé, mon ange ! Pas mort, hein !…

Et, respirant à peine, les yeux effarés, elle tâtait les mains, les pieds, la figure du petit être, le couvrait de baisers, en l’appelant de mille petits noms de tendresse…

Hélas ! c’était en vain.

Le corps du pauvre petit commençait déjà à prendre la rigidité de la mort. Depuis plus de deux heures déjà, il était cadavre.

L’agent de police, pris d’un accès de toux nerveuse, du revers de son gant s’essuya les yeux. Il était bien, il est vrai, émissaire de la justice, mais il était homme de cœur avant tout. Il pensa à sa jeune épouse à la maison, et au bébé aux joues roses pendu à son cou, au bébé qui l’accueillait avec tant de transports de joie, chaque fois qu’il le revoyait.

— Écoutez-moi, dit-il, du ton le plus sympathique en mettant la main sur l’épaule de la jeune femme, au moment où celle-ci, tremblante, affolée, se laissait choir sur la dalle en jetant un regard de désespoir sur la figure mate et blanche comme la cire de l’enfant, inutile de se désespérer comme ça !

Il s’arrêta. Il sentait quelque chose qui lui montait à la gorge, et il se reprit à tousser bruyamment pour s’en débarrasser.

— La pauvre petite créature est partie, continua-t-il, il n’y a pas de remède à ça. L’autre monde, vous savez, ça vaut bien mieux que celui-ci… Il fit une nouvelle pause…

— Là ! Là ! faut pas s’émouvoir tant que ça, fit-il, en entendant Lise affaissée, désolée, pousser des gémissements tellement navrants que son cœur d’honnête homme en fut tout bouleversé. Il constata alors, qu’il était inutile d’essayer de la consoler. Mais, il avait son devoir à remplir. Prenant un ton qu’il eut toutes les peines du monde à rendre plus ferme :

— Allons, dit-il, comme une brave jeune femme que vous paraissez être, il faut maintenant déloger d’ici et rentrer chez vous. Si je vous permets de rester ici un peu, me promettez-vous de retourner droit chez vous ? Je ne dois pas vous retrouver ici au retour de ma ronde, vous comprenez ?

Lise fit signe que oui.

— C’est bien, articula-t-il d’un ton plus léger, je vous donne dix minutes — Retournez-vous-en à la maison !

Et, avec un bonsoir qu’il tâcha de faire sympathique et réconfortant, il tourna les talons et se remit à arpenter la rue ; le bruit de ses pas résonna d’abord lourdement sur le pavé, se fit de plus en plus faible, puis se perdit dans le lointain au moment où son imposante silhouette se fondit dans l’obscurité profonde de la nuit.

Se voyant seule, laissée à elle-même, Lise se redressa et se mit à dodeliner le petit cadavre. Elle paraissait sourire maintenant.

— Retourner tout droit à la maison, à mon « home », se prit-elle à murmurer à mi-voix !… « Home, sweet Home » ! Oui, bébé, oui, mon chéri, nous allons ensemble retourner chez nous !…

Et, se glissant avec précaution dans les ombres de la nuit, elle arriva sur le haut d’un escalier de pierre qui conduisait au bord de l’eau. Elle en descendit lentement les degrés. L’eau y clapotait lourdement, bien lourdement ; la marée battait son plein. Elle fit une pause. Au même instant, un son d’airain, imposant, retentit dans l’espace, en jetant dans la nuit opaque une note vibrante et solennelle. C’était le bourdon de Saint-Paul qui sonnait minuit.

La vieille année était morte.

— Droit à la maison, se répétait-elle machinalement ! … Dans son regard étrange, ses yeux ahuris, fatigués, se reflétait cependant comme un rayon d’espoir.

— Mon pauvre chéri ! Oui, en effet, tous deux nous sommes bien épuisés ; nous allons retourner chez nous, à notre « home », « Home’sweet Home » ! Oui, eh bien !… allons-y !

Serrant convulsivement le bébé, dans ses bras et déposant sur sa figure glacée un baiser suprême, elle s’élança, avec lui, dans l’espace.

Le flot, soudain heurté, jaillit avec un bruit mat et sinistre.

Il se fit un léger clapotement dont la rumeur se fondit tout aussitôt dans le silence de la nuit.

Ce fut tout.

L’eau se remit, comme avant, à battre nonchalamment les dalles de l’escalier.

L’agent de police repassa et constata, avec satisfaction, que la rue était libre.

À travers le voile presqu’impénétrable de la nuit, une étoile, pourtant, se montra, scintilla un instant, puis disparut.

Un carillon sonore réveilla les échos endormis. Ici et là, une fenêtre s’ouvrit ; des gens vinrent prêter l’oreille au balcon. On carillonnait tout simplement l’arrivée du Nouvel An, la fête de l’Espérance.

Mais, à quoi donc pouvait servir ce carillon d’allégresse, à l’infortunée dont la dépouille mortelle s’en allait au fil de l’eau, tenant étroitement embrassée dans l’étreinte de la mort, une autre dépouille mortelle, celle du bébé ?

Que pouvait donc ce pauvre être, emporté silencieusement à la dérive, n’ayant jamais rien connu, excepté l’amour d’un tout petit enfant, et échappant, de cette dramatique façon, à l’attention, à la commisération de tous ceux qui saluaient dans la venue d’un Nouvel An, tout un monde d’aspirations diverses, un renouvellement de bail avec l’existence !

Lise n’était plus.

Elle était partie pour se réconcilier avec Dieu, tout probablement, par l’intermédiaire de son bébé d’emprunt, la pure et innocente créature dans lequel tout son amour pour l’humanité s’était concentré ; partie pour ce « home », sujet de nos rêves et de nos supplications, où les pauvres exilés de cette terre trouveront le plus cordial des accueils, et le repos de leurs fatigues et de leurs angoisses ; partie pour ce monde glorieux où le Divin Maître règne et dont les paroles, dominant toujours les fracas des hordes humaines, enseignent ceci :

« Ne méprisez pas ces petits enfants, car, je vous le dis en vérité, leurs anges contemplent toujours la face de mon Père dans le Ciel ! »