Système des beaux arts/III/I/II

Texte établi par Ch. Bénard,  (p. 359-457).

II. Caractères particuliers de la peinture.


Les divers points de vue qui doivent présider à cette étude nous sont déjà prescrits par la recherche précédente. Ils regardent également le fond de la représentation, l’élément physique et l’exécution artistiques.

En ce qui concerne le premier point, nous aurons à montrer que le fond de l’art romantique convient ici parfaitement ; ce qui ne nous dispensera pas d’examiner plus en détail les diverses sortes de sujets que renferme cette forme de l’art, non moins riche sous ce rapport qu’appropriée aux représentations de la peinture.

En second lieu, si nous connaissons l’élément physique dans son principe, nous devons déterminer, d’une manière plus précise , les formes susceptibles d’être exprimées sur la surface par la couleur, puisque la forme humaine et celle des autres objets doivent être représentées pour manifester la nature intime de l’esprit.

En troisième lieu, il s’agit de montrer, de la même manière, quelle est le mode de conception et de re- présentation artistiques, qui convient aux différents caractères du sujet et aux formes diverses qu'il peut affecter.

I. Du fond romantique de la peinture.


J’ai déjà rappelé, précédemment, que les anciens ont eu d’excellents peintres. Mais, en même temps, j’ai fait remarquer que la mission de la peinture ne peut être remplie que par la manière de concevoir et de sentir qui se développe dans l’art romantique. Cela paraît contradictoire si, quand au fond même, l’on considère que, précisément au plus haut point de perfection de la peinture chrétienne, au temps de Raphaël, de Corrége, de Rubens, etc., les sujets mythologiques ont été employés et représentés, en partie pour eux-mêmes, en partie comme ornements et comme allégories des grands événements, des triomphes, des mariages de princes, etc. Pareille chose à été dite de différentes façons dans ces derniers temps. Ainsi Goethe, par exemple, a entrepris de refaire les descriptions que Philostrate a données des tableaux de Polygnote, et son imagination poétique a su rafraîchir et rajeunir ce beau sujet si intéressant pour les peintres. Mais si à ces propos vagues on ajoute que les sujets tirés de ta mythologie grecque, des anciens récits fabuleux, ou encore des scènes du monde romain, pour lesquelles les Français ont eu, à une certaine époque, une grande prédilection, doivent être saisis et représentés dans le sens et selon l’esprit propre à l’antiquité, nous objecterons, en général, que le passé ne se laisse pas rappeler à la vie, et, en particulier, que le caractère spécial de l’antiquité ne s’accommode pas facilement au principe de la peinture. Celle-ci, par conséquent, doit donner à ces sujets un caractère tout différent, leur prêter un autre esprit, un mode de sentir et de concevoir les choses tout autre que celui des anciens, afin de mettre le fond de la représentation en harmonie avec les conditions et le but propre de cet art. Aussi, le cercle des sujets et des situations antiques n’est pas celui que la peinture a traité, dans son développement régulier. Au contraire, elle les a abandonnés comme un élément hétérogène qui a besoin d’être essentiellement renouvelé. Car, ainsi que je l’ai déjà fait observer plusieurs fois, le vrai domaine de la peinture c’est ce qu’elle est capable seule de représenter par la forme visible, en opposition avec la sculpture, la musique et la poésie. Or, c’est la concentration de l’esprit en lui-même, et il est refusé à la sculpture de l’exprimer, tandis que la musique, à son tour, ne peut aller jusqu’à la manifestation extérieure du sentiment, et que la poésie, elle-même, ne donne qu’une image imparfaite de la forme sensible. La peinture, au contraire, est en état de réunir les deux côtés. Elle peut exprimer dans la forme corporelle elle-même ce qu’il y a de plus intime dans l’esprit. Elle doit donc s’emparer, comme de son domaine essentiel, des sujets qui à la profondeur et à la richesse du sentiment joignent l’originalité fortement marquée du caractère et s offrent sous des traits nettement dessinés, représenter le sentiment intime en général, et cela dans sa particularité, c’est-à-dire, tel que, pour l’exprimer, il faille des événements, des rapports, des situations déterminés. Et encore faut-il que ceux-ci n’apparaissent pas simplement comme explication du caractère individuel, mais que l’originalité de ce dernier s’y montre profondément gravée et implantée dans l’ame et la physionomie mêmes, qu’elle pénètre la forme extérieure tout entière.

Or, pour l’expression du sentiment intime, l’indépendance idéale et l’espèce de grandeur qui caractérisent le classique, ne sont pas nécessaires. Dans l’idéal classique, l’individualité reste dans un accord immédiat avec l’idée qui fait le fond et la base de son existence spirituelle, et en même temps avec la forme sensible ou corporelle qui la manifeste. De même, pour la représentation du sentiment, la sérénité naturelle aux conceptions grecques, la jouissance, la félicité absorbée en soi, ne suffisent pas. Il est nécessaire à la vraie profondeur et à la nature intime de l’esprit que l’ame façonne ses sentiments, ses facultés, toute sa vie intérieure, qu’elle ait surmonté beaucoup d’obstacles, beaucoup lutté et beaucoup souffert, connu les angoisses du cœur et les tortures morales, tout en maintenant son intégrité et en restant fidèle à elle-même. Les anciens nous représentent, il est vrai, aussi, dans le mythe d’Hercule, un héros qui, après plusieurs rudes épreuves, est mis au rang dos dieux, et là jouit du repos et de de la félicité. Mais les travaux d’Hercule ne sont que des travaux physiques. La félicité qui lui est accordée en récompense n’est qu’un repos silencieux, et l’ancienne prophétie qui annonce que par lui doit finir le règne de Jupiter, lui le héros par excellence, il ne l’a pas accomplie. Le règne de ces dieux indépendants ne cessé que quand l’homme, au lieu de dragons, ou de l’hydre de Lerne, dompte les dragons et les serpents de son propre cœur, amollit sa dureté et humilie l’orgueil de sa volonté. C’est seulement par là que la sérénité naturelle de l’ame passe à une sérénité plus haute, celle de l’esprit, qui succède à la lutte et aux déchirements intérieurs, et atteint, par l’effort et le sacrifice, à une paix infinie. En un mot, il faut que le sentiment de la sérénité et du bonheur soit glorifié et élevé jusqu’à la sainteté. Car, autrement, le bonheur et la félicité conservent encore un rapport physique avec les objets et les situations extérieurs. Dans la sainteté, au contraire, les plaisirs relatifs à l’existence extérieure sont rejetés ; le bonheur réside tout entier dans la jouissance intérieure de l’ame. La sainteté est un bonheur conquis, et qui se justifie par cela seul. C’est la sérénité de la victoire, le sentiment de l’ame qui a effacé en soi le sensible, le fini, et par là s’est délivrée des soins qui veillent toujours et guettent le moment de la ressaisir. L’ame est sainte qui, à la vérité, est entrée dans une vie de combats et de souffrances, mais en est sortie triomphante

Si nous demandons maintenant ce que peut être le véritable idéal dans cet ordre de sujets, c’est la réconciliation de Famé avec Dieu, qui, dans sa manifestation humaine, a lui-même parcouru le chemin de la souffrance. La vraie profondeur du sentiment n’existe que dans la religion, dans la paix intérieure de l’ame qui jouit de soi, mais n’est véritablement satisfaite, qu’au tant qu’elle s’est recueillie en elle-même, a brisé son cœur terrestre, s’est élevée au-dessus de l’existence simplement naturelle et finie, et, dans cette élévation, s’est procuré la satisfaction intime, la paix profonde et l’harmonie en Dieu et avec Dieu. L’ame se veut telle qu’elle est dans son existence particulière, mais elle se veut dans un autre. Elle s’abandonne, par conséquent, en présence de Dieu, mais pour se retrouver et jouir d’elle-même en lui. Tel est le caractère de l’amour. La satisfaction intime, dans sa vérité, c’est l’amour sans désirs, l’amour religieux qui procure à l’esprit l’harmonie, la paix, le bonheur. Ce n’est pas la jouissance et la joie de l’amour qui s’adresse à un objet réel et vivant ; c’est un amour sans passion, que dis-je, sans inclination ; c’est une tendance générale de l’ame, un amour qui est une sorte de mort à la nature. Tout rapport réel, tout lieu terrestre, toute relation de l’homme à l’homme disparaissent comme quelque chose de passager et d’imparfait, qui porte en soi le défaut inhérent à l’existence temporelle et finie, engage ainsi l’ame à s’élever dans une autre région où elle doit trouver cette paix sans désir, sans aspiration, et goûter les jouissances du véritable amour.

Ce trait constitue l’idéal plein d’ame, de profondeur intime et d’élévation qui, maintenant, apparaît à la place de la grandeur silencieuse et de l’indépendance de l’idéal antique. Aux dieux de l’idéal classique ne manque pas, il est vrai, un certain air de tristesse, l’idée du destin, qui revêt l’apparence d’une froide nécessité dans ces figures sereines. Celles-ci, néanmoins, dans leur divinité indépendante et leur fière liberté, restent sûres de leur grandeur simple et de leur puissance. Mais une pareille liberté n’est pas la liberté de l’amour. Celle-ci est pleine d’ame et de sensibilité, puisqu’elle réside dans le rapport de l’ame à l’ame, de l’esprit à l’esprit. Ce sentiment intime et profond allume au fond du cœur le rayon de la félicité. C’est un amour qui, dans la souffrance et la plus haute privation, ne se sent pas seulement, en quelque sorte, consolé ou indifférent ; plus l’homme souffre profondément, plus profondément aussi il trouve et montre, dans la souffrance, le sentiment et la sécurité de l’amour, la certitude d’un triomphe absolu. Dans les figures idéales des anciens, au contraire, nous ne voyons bien, indépendamment de ce trait de silencieuse tristesse dont nous avons parlé, que l’expression de la douleur chez de nobles natures, comme dans la Niobé, par exemple, et dans le Laocoon. Ils ne s’abandonnent pas à des cris ou au désespoir ; ils se conservent grands et magnanimes. Mais ce maintien de leur dignité reste quelque chose de vide en soi. Après la douleur et la souffrance il n’y a rien, et à la place de l’harmonie, de la satisfaction, doit apparaître une froide résignation, dans laquelle l’individu, sans se replier sur lui-môme, abandonne ce qu’il devait conserver. Il ne se donne pas même la peine d’écraser ce qui est vil ; aucune fureur, aucun mépris, aucun dégoût ne se trahissent en lui. La hauteur de l’individualité n’est, cependant, qu’une raide immobilité. Il supporte ainsi impassiblement le destin. C’est un état dans lequel la douleur, la noblesse de l’ame n’apparaissent pas conciliées. L’expression de la félicité et de la liberté n’existe, pour la première fois, que dans l’art romantique.

Maintenant, cette harmonie intime, cette satisfaction profonde, est, de sa nature, concrètement spirituel ; car elle réside dans la conscience de l’ame qui, dans une autre, se sait une avec elle-même. Dès-lors, quand le sujet représenté doit être parfait, deux côtés sont nécessaires. L’amour, en effet, exige le dédoublement de la personnalité spirituelle. Il suppose deux personnes indépendantes qui, néanmoins, ont le sentiment de leur unité. À cette unité cependant est toujours inhérent le côté négatif. L’amour, en effet, appartient à la subjectivité. Or, le sujet, c’est ce cœur qui existe pour lui-même et qui, pour aimer, doit renoncer à lui-même, faire l’abandon de soi, sacrifier le point dédaigneux de sa personnalité. Ce sacrifice constitue ce qu’il y a de touchant dans l’amour, qui ne vit et ne jouit de lui-même que dans cet abandon. Si donc l’homme, se retrouve dans cet abandon, si dans la perte de son indépendance, il acquiert précisément la jouissance affirmative de lui-même, il n’en est pas moins vrai que, dans la conscience de cette union et de la félicité supérieure qu’elle procure, le côté négatif subsiste toujours ; mais c’est moins le sentiment du sacrifice que celui d’un bonheur non mérité ; il se sent, malgré tout, indépendant et en harmonie avec lui même. Ce qui émeut, c’est le sentiment de la contradiction dialectique, qui consiste à avoir abandonné sa personnalité et à être néanmoins indépendant, contradiction qui s’offre dans l’amour et qui, en lui, est éternellement résolue.

Quant à ce qui concerne la personnalité humaine proprement dite, dans cette harmonie intime, l’amour qui seul rend heureux, qui, en soi, fait goûter le ciel, élève l’ame au-dessus du temporel et de l’individualité du caractère. Déjà les divinités idéales de la sculpture, ainsi que nous l’avons remarqué, se confondent les unes dans les autres ; mais, comme elle ne dont pas complètement dérobées à ce qui fait le fond et le développement de l’existence individuelle, simple et immédiate, cette individualité reste toujours la forme essentielle de la représentation. Au contraire, dans le pur rayon de la félicité qui pénètre l’amour divin, l’individualité a disparu. Devant Dieu tous les hommes sont égaux, ou plutôt la sainteté les rend réellement égaux. De sorte que c’est uniquement la concentration de l’amour telle que nous l’avons décrite, qu’il s’agit d’exprimer et qui, en même temps, n’a pas besoin du bonheur de tel ou tel individu pris en particulier. Sans doute, l’amour religieux réclame aussi des individus déterminés, qui, en dehors de ce sentiment, se développent dans un autre cercle d’existence ; mais alors il perd quelque chose de sa profondeur mystique et s’écarte du pur idéal. Il ne trouve pas, d’ailleurs, dans les diversités originales du caractère et du talent, dans leurs relations et les accidents de leur destinée, sa vraie manifestation et sa réalité ; il doit plutôt dominer tout cela.

Ainsi, on entend répéter de nos jours que, soit dans l’éducation, soit dans le choix des vocations, il faut surtout faire attention à la diversité des caractères ; d’où dérive également ce principe, que les individus doivent être traités différemment et que chacun a le droit se conduire à sa guise. Cette façon de penser est tout-à-fait en opposition avec l’amour religieux dans lequel s’effacent de pareilles diversités. Toutefois, le caractère individuel, précisément parce qu’il est la chose non essentielle, qui.d’ailleurs ne s’efface pas complètement, même dans le règne spirituel et céleste de l’amour, présente ici une plus grande détermination, puisque, conformément au principe de l’art romantique, il est libre et se marque d’une empreinte d’autant plus forte que Fart n’a pas pour loi suprême la beauté classique, l’harmonieuse fusion de la vitalité sensible, de la particularité finie avec le principe spirituel et le fond religieux. Cependant le caractéristique ne peut et ne doit pas troubler cette paix profonde de l’amour. Celui-ci, de son côté, ne doit pas lui être comme subordonné ; mais en être indépendant, puisqu’il constitue en soi le véritable idéal spirituel, libre et absolu.

Le centre idéal, ce qui fait le fond principal du domaine religieux, ainsi que nous l’avons déjà exposé en traitant de l’art romantique, c’est l’amour satisfait, en harmonie parfaite avec lui-même. Et son objet, dans la peinture, ne doit pas simplement, résider dans un monde invisible, puisqu’elle est appelée à représenter le principe spirituel, réel et présent sous la forme humaine. Nous pouvons, d’après cela, désigner la Sainte famille, et en particulier l’amour de la Vierge pour son fils, comme le sujet idéal absolument conforme à cette idée, dans ce cercle. Mais en deçà et au-delà de ce centre, se développe encore une autre matière plus vaste, quoique, sous plusieurs rapports, en soi moins parfaite pour la peinture. Nous pouvons distribuer l’ensemble de ces sujets de la manière suivante :

Le premier de ces sujets, c’est l’objet même de l’amour dans sa généralité simple et son unité inaltérable avec lui-même : Dieu le père. Ici, cependant, la peinture, lorsqu’elle veut représenter Dieu le père comme le conçoit la foi chrétienne, a de grandes difficultés à surmonter. Le père des dieux et des hommes, comme personnage individuel, a été épuisé dans Jupiter. Ce qui, au contraire, manque au Dieu le père chrétien, c’est l’individualité humaine, sous les traits de laquelle la peinture peut seulement reproduire le spirituel. Ensuite, pris en lui-même, Dieu le père, est, à la vérité, une personne spirituelle avec les attributs de la toute-puissance, de la plus haute sagesse, etc. ; mais elle reste en même temps privée de forme, comme une abstraction de la pensée. Or, la peinture ne peut éviter l’anthropomorphisme. Elle doit, par conséquent, lui donner les traits de la figure humaine. Mais, quelque générale, quelque sublime qu’elle se maintienne, quelles que soient la profondeur et la puissance empreinte dans ses traits, il n’en naîtra toujours qu’un personnage humain plus ou moins sérieux ; ce qui ne répond toujours qu’imparfaitement à l’idée de Dieu le père. Parmi les anciens peintres flamands, par exemple, Van-Eyck, a atteint, dans son Dieu le père, sur le tableau du maître-autel, à Gand, la perfection qui pouvait être produite dans ce genre. C’est une œuvre que l’on peut mettre à côté du Jupiter olympien. Néanmoins, quelque parfait que soit ce tableau par l’expression de l’éternel repos, de la grandeur, de la puissance, de la dignité, etc., et bien que, pour la conception et l’exécution, il soit aussi profond et aussi sublime qu’il pouvait être, il reste cependant là, pour notre imagination, quelque chose qui ne nous satisfait pas. Car, ce qui est représenté comme Dieu le père, c’est-à-dire un être à la fois Dieu et homme, c’est uniquement Dieu le fils, le Christ. En lui seulement nous voyons ce moment de l’individualité du Dieu fait homme, comme un moment de la manifestation divine ; et, de plus, celle-ci n’apparaît pas comme une simple forme naïve, créée par l’imagination, ainsi que pour les dieux grecs ; c’est la manifestation même de la divinité, l’événement capital qui contient le sens de l’histoire entière.

L’objet essentiel de l’amour, dans la peinture, sera donc le Christ. Avec lui, l’art entre, en quelque sorte, dans la sphère humaine, qui, d’ailleurs, se développe encore dans un cercle plus étendu : dans la représentation de la Vierge, de Saint-Joseph, de Saint Jean, des disciples, etc., et même du peuple, dont une partie suit le Sauveur, et l’autre l’insulte dans ses souffrances.

Mais ici revient la difficulté, tant de fois signalée, lorsque le Christ, comme cela est arrivé dans les figures en buste analogues aux portraits, doit être saisi et représenté dans ses traits généraux. Je dois avouer que, pour moi du moins, les têtes de Christ que j’ai vues, celles des Carraches, et surtout la célèbre tête de Van Eyck, autrefois dans la collection de Solly, maintenant au Musée de Berlin, et celle de Hemling, chez les frères Boisseréc, aujourd’hui à Munich, ne m’ont pas produit toute la satisfaction que je devais en attendre. Celle de Van Eyck est, à la vérité, dans la forme, le front y la couleur, dans toute la conception, pleine de grandeur ; mais la bouche et l’œil n’expriment rien au-dessus de l’humain. L’expression est plutôt celle d’un sérieux fixe, et cela est encore augmenté par le caractère typique de la forme et de la séparation des cheveux. Si, au contraire, de pareilles têtes se rapprochent, dans l’expression et les traits, de l’individualité humaine, et qu’alors elles affectent, en même temps, l’aménité, la grâce, la douceur, elles perdent facilement de la profondeur et de la puissance d’expression. Mais ce qui leur convient le moins, comme je l’ai fait voir précédemment, c’est la beauté de la forme grecque.

Par conséquent, une manière plus convenable de prendre le Christ pour objet de tableaux, c’est de le représenter dans les situations de sa vie réelle. Cependant, il est, sous ce rapport, une distinction qu’il ne faut pas oublier. D’abord, dans l’histoire de la vie du Christ, la personnalité humaine, dans le Dieu, est un moment essentiel. Le Christ est une des personnes divines ; mais il est aussi un homme réel, c’est à ce titre qu’il est descendu parmi les hommes ; il ne peut donc être représenté que sous les traits et le mode de manifestation qui conviennent à l’homme. Mais, d’un autre côté, il n’est pas seulement un homme individuel, il est aussi complètement dieu. Or, dans de telles situations où la divinité doit dominer l’individualité humaine, la peinture se trouve en présence d’une nouvelle difficulté. La profondeur de l’idée commence à dépasser ses moyens. Dans la plupart des cas où le Christ enseigne, par exemple, l’art ne peut aller plus loin que de le représenter comme l’homme le plus noble, le plus digne, le plus sage, en quelque sorte, comme Pythagore ou tout autre sage dans l’École d’Athènes, de Raphaël. Aussi, un expédient principal qu’emploie la peinture, consiste à faire en sorte que la divinité du Christ se manifeste par la comparaison avec ce qui l’entoure. Tantôt c’est le contraste avec le péché, le repentir, la pénitence ou la bassesse, la méchanceté des hommes ; tantôt, à l’inverse, ce sont des adorateurs, qui, par leurs prières adressées à leur semblable, là présent sous les mêmes traits qu’eux, l’enlèvent à l’existence immédiate, et nous le font voir dans le ciel de l’esprit. En même temps, nous voyons qu’il n’apparaît pas seulement comme Dieu. Cette forme ordinaire, naturelle, non idéale, nous montre que, comme esprit, il est essentiellement présent dans l’humanité, dans l’Église où se réfléchit sa divinité. Et ce reflet spirituel ne devra pas nous apparaître comme si la présence de Dieu dans l’humanité n’était qu’un simple accident, une forme ou une manifestation extérieure ; son existence spirituelle dans la conscience humaine devra nous paraître essentielle à l’existence spirituelle de Dieu même. Un pareil mode de représentation conviendra surtout lorsque le Christ nous sera montre comme homme, prêchant sa doctrine, ou ressuscité, ou glorifié et montant au ciel. En effet, dans de telles situations, les moyens de la peinture, la forme humaine et les couleurs, la face, le regard de l’œil, ne sont pas en eux-mêmes suffisants pour exprimer parfaitement ce qui est dans le Christ. Ici, au moins, la beauté antique des formes ne peut suffire. En particulier, la résurrection, la transfiguration et l’ascension, comme, en général, toutes les scènes de la vie du Christ, où, après le crucifiement et la mort, il a été précisément enlevé à l’existence ordinaire et naturelle, et où il est en voie de retourner à son père, exigent, dans le Christ même, une expression de la divinité trop élevée pour que la peinture puisse la lui donner parfaitement. Car le moyen propre par lequel elle est obligée de représenter la personnalité humaine, empreinte dans ses traits extérieurs, doit s’effacer et se transfigurer en une pure lumière.

Aussi les situations de la vie du Christ où il n’apparaît pas encore dans sa parfaite spiritualité, ou bien encore, où la divinité est voilée, rabaissée, dans les moments de la négation, sont plus avantageuses et répondent mieux à leur but. C’est ce qui a lieu dans l’Enfance du Christ et dans l’histoire de la Passion.

Que le Christ soit enfant, cela est d’abord conforme à la croyance religieuse. Il est le dieu qui s’est fait homme ; par conséquent, il parcourt toutes les phases de la vie humaine. Ensuite, de ce qu’il est représenté comme enfant, résulte par le fait même, qu’il ne peut montrer déjà clairement tout ce qui est en lui. Ici donc, la peinture a l’incalculable avantage de pouvoir faire reluire, à travers la naïveté et l’innocence de l’enfance, une grandeur et une élévation spirituelles, qui déjà gagnent, en partie, à ce contraste ; tandis que, d’un autre côté, par cela même qu’elles appartiennent à un enfant, on doit y exiger cette profondeur et cette sublimité à un degré infiniment moindre que dans le Christ homme, dans le docteur, le souverain juge de la terre, etc. Ainsi, les Enfants-Jésus de Raphaël, particulièrement celui de la madone Sixtine, à Dresde, sont de la plus belle expression enfantine ; et, cependant, il se révèle en eux quelque chose qui s’élève au-dessus de la simple innocence de l’enfant. Ici, de cette façon, le divin nous apparaît sous cette jeune enveloppe, ainsi que l’extension de cette divinité à une manifestation infinie ; tandis qu’en même temps, la forme enfantine nous explique pourquoi une telle manifestation n’est pas encore parfaite. Dans les madones de Van Eyck, au contraire, l’Enfant-Jésus est toujours ce qu’il y a de moins satisfaisant. C’est un nouveau né, ordinairement avec une attitude raide et d’une forme manquée. On veut voir là un dessein du peintre, quelque chose d’allégorique : s’il n’est pas beau, c’est, dit-on, que la beauté du Christ n’est pas ce que l’on adore, mais le Christ comme tel. Mais une telle considération ne doit pas entrer dans l’art, et les Enfants-Jésus de Raphaël, sont, sous ce rapport, bien supérieurs.

Un sujet non moins conforme au but de l’art est l’histoire de la Passion : le Christ bafoué, couronné d’épines, l’Ecce homo, le sauveur portant sa croix, le crucifiement, la descente de croix, la mise au tombeau, etc. Car ici c’est précisément la divinité dans rabaissement de sa puissance, de sa sagesse infinie, en opposition avec son triomphe, qui fait le sujet de la représentation. Or, non seulement l’art est encore capable de le représenter, mais, en même temps, il offre, à l’originalité de la conception une vaste carrière, où elle peut se déployer sans se perdre dans le fantastique. C’est Dieu qui souffre en tant qu’il est homme et s’est soumis à la condition mortelle. La souffrance qui apparaît comme souffrance humaine au-dessus de la destinée humaine, sort, il est vrai des limites naturelles ; c’est le sentiment d’un mal infini ; mais elle se manifeste toujours sous les traits de la figure humaine. Toutefois, comme c’est Dieu qui souffre, il se révèle un adoucissement, un amoindrissement de la souffrance qui ne peut aller jusqu’à l’expression des textures extérieures, jusqu’aux déchirements et jusqu’à l’horrible. Cette expression des souffrances de l’ame est, particulièrement chez les maîtres italiens, une création tout à fait originale. Le sérieux de la douleur n’est que dans la partie inférieure du visage. Ce ne sont pas, comme dans le Laocoon, des contractions des muscles, qui pourraient signifier des cris ; mais, dans les yeux et le front, ondulent et se balancent comme les vagues et les flots de la douleur de l’ame. Les gouttes de sueur trahissent les tourments intérieurs. En même temps, sur le front, là où la voûte osseuse détermine la forme principale, et précisément dans le point où le nez et le front se réunissent, là enfin où le sens intérieur, la nature spirituelle se concentre et se manifeste, il n’y a qu’un petit nombre de plis de la peau et des muscles, incapables d’ailleurs d’aucune grande contorsion, qui laissent apparaître cette souffrance, à la fois contenue et infiniment concentrée. Je me rappelle, en particulier, une tête, dans la galerie de Schleisheim, pour laquelle le peintre (je crois Guido Reni), (comme d’autres maîtres après lui dans de semblables représentations), a trouvé un coloris tout particulier qui n’appartient pas à la couleur humaine. Ils avaient à représenter la nuit de l’esprit, et ils se créèrent ici une teinte qui répondait supérieurement à cette sombre tempête, à ces nuages noirs qui voilent la face de l’esprit, mais qui sont, en même temps, contenus par le front d’airain de la nature divine.

J’ai déjà indiqué, comme le sujet le plus parfait, l’amour satisfait en soi, dont l’objet n’est pas un être spirituel invisible, mais un objet présent et visible. Nous avons alors l’amour lui-même et son objet sous les yeux. La forme la plus haute, le véritable type de cet amour, c’est l’amour maternel de la Vierge pour le Christ, l’amour de la mère par excellence, de celle qui a enfanté et parlé dans ses bras le Sauveur du monde. Tel est le plus beau sujet auquel se soit élevé l’art chrétien, en général, et principalement la peinture, dans son cercle religieux.

L’amour qui a pour objet Dieu, et en particulier le Christ, qui est assis à la droite de Dieu, est d’une nature toute spirituelle. Son objet n’est visible que pour les yeux de l’ame. Là, il ne s’agit pas de ce dédoublement de soi-même qui caractérise l’amour, ni d’un lien naturel qui unit celui qui aime et l’objet aimé. D’ailleurs, tout autre amour est plus ou moins accidentel. L’inclination eût pu ne pas naître. Ensuite ceux qui s’aiment : les amants, les frères et les sœurs, le père et les enfants, ont, en-dehors de ces rapports, d’autres fins, d’autres devoirs qui les sollicitent. Le père, les frères, doivent se consacrer au monde, à l’État, à l’industrie, à la guerre, en un mot, aux intérêts généraux. La sœur devient épouse et mère, etc. Il en est autrement de l’amour maternel. Ici, en général, l’amour pour l’enfant n’a déjà rien d’accidentel ; ce n’est pas un simple moment, c’est la plus haute destination terrestre de la femme. Son caractère naturel et sa plus sainte vocation se trouvent ici confondus. De plus, si, dans l’amour maternel, chez les autres mères, la mère voit et sent en même temps son époux et son union la plus intime avec lui, ce côté disparaît aussi dans l’amour de Marie pour son enfant. Car le sentiment qu’elle éprouve n’a rien de commun avec l’amour conjugal qui s’adresse à un homme. Au contraire, son rapport avec Joseph a plutôt un caractère fraternel ; et, de la part de Joseph, c’est un sentiment de mystérieux respect, en présence de l’enfant qui est de Dieu et de Marie. Ainsi, l’amour religieux, sous sa forme humaine la plus profonde, ce n’est pas dans le Christ souffrant, ou ressuscité, ou vivant au milieu de ses amis, qu’il s’offre à nos regards ; mais, dans le cœur de la femme, dans Marie. Son ame tout entière, toute son existence, est l’amour humain pour le fils qu’elle nomme son fils. C’est, en même temps, le saint respect, l’adoration, l’amour pour Dieu, avec lequel elle se sent ne faire qu’un. Elle est humble devant Dieu, et cependant elle a le sentiment infini d’être la seule qui ait été bénie entre toutes les femmes. En elfe-même, elle n’est rien, mais dans son fils, dans Dieu, elle est parfaite ; en lui, pauvre dans une étable, ou, reine du ciel, elle est satisfaite et heureuse, sans passion ni désir, sans autre besoin, sans autre but que d’avoir et de conserver ce qu’elle possède.

Or, la représentation de cet amour renferme un vaste champ de sujets religieux. L’Annonciation, la Visitation, la Naissance, la Fuite en Égypte, etc., s’y rattachent ; ensuite, dans le cours plus avancé de la vie du Christ, les disciples et les saintes femmes qui le suivent, et dans lesquels l’amour pour Dieu est plus ou moins un rapport personnel. C’est l’amour pour le Sauveur vivant et présent au milieu d’eux, comme homme réel. Il en est de même de l’amour des anges qui, à la Naissance et dans plusieurs autres scènes, sont prosternés en adoration devant le Christ, plongés dans une méditation sérieuse, ou pénétrés d’une joie innocente et sereine. Dans toutes ces situations, la peinture, en particulier, représente la paix et la parfaite satisfaction de l’amour.

Mais cette paix est suivie de douleurs d’autant plus profondes. Marie voit le Christ porter sa croix ; elle le voit souffrir et mourir sur la croix, en descendre et être mis dans le tombeau. Nulles souffrances ne sont à comparer aux siennes. Cependant, au milieu de telles angoisses, on chercherait vainement cette raideur immobile que peut produire la douleur, ou la simple résignation, ou enfin des plaintes contre l’injustice du sort ; de sorte qu’ici la comparaison avec la douleur de Niobé offre une différence caractéristique.

Niobé aussi a perdu tous ses enfants ; elle conserve simplement de la grandeur et une inaltérable beauté. Ce qui se maintient en elle, c’est le côté extérieur de l’existence ; c’est, dans cette infortunée, la beauté devenue sa nature même et qui s’identifie avec son être tout entier. Cette individualité visible reste, dans sa beauté, ce qu’elle était ; mais son intérieur, son cœur, ont perdu le fond entier de son amour, de son ame. Son individualité et sa beauté ne peuvent que se pétrifier. La. douleur de Marie a un tout autre caractère. Elle ne reste point insensible, elle sent le glaive qui traverse son ame. Son cœur est brisé, mais non pétrifié. Elle n’avait pas seulement l’amour ; l’amour c’est elle-même, et il remplit son ame entière. C’est le sentiment intérieur dans toute son indépendance et sa réalité, qui conserve toujours le fond et l’essence absolue de ce qu’il perd. Aussi la perte de l’objet aimé ne lui enlève pas la paix de l’amour. Son cœur est brisé, mais la substance de son cœur, de son ame, apparaît dans une vitalité qui subsiste à travers ses plus ineffables souffrances. Or, c’est là quelque chose d’infiniment plus élevé. C’est la beauté vivante de l’ame, en opposition avec la beauté abstraite du corps, qui reste inaltérable dans la mort, mais est pétrifiée.

Un dernier sujet qui se rapporte à la Vierge, est sa Mort et son Assomption. La mort de Marie, où elle retrouve le charme de la jeunesse, a été heureusement représentée, particulièrement par Scorel. Ce maître a donné à la Vierge l’expression du somnambulisme, l’immobilité et l’aveuglement de la mort à l’extérieur, tandis que l’esprit qui perce à travers tous les traits, se retrouve d’un autre côte et offre l’image de la félicité.

Au cercle de sujets qui nous montrent Dieu présent dans sa vie réelle, avec sa mère et ses disciples, ses souffrances et sa glorification, s’ajoute maintenant, en troisième lieu, l’humanité, la conscience humaine, qui se fait de Dieu et spécialement des actes de son histoire, l’objet de son amour, et s’attache, non aux choses terrestres mais à ce qui est éternel. Ici s’offrent encore trois côtés qui peuvent être représentés : 1o le recueillement ; 2o la pénitence et la conversion, qui reproduisent intérieurement et à l’extérieur, la vie du Christ dans la vie humaine ; 3o enfin, la glorification et la sainteté de l’ame purifiée.

En ce qui regarde d’abord le recueillement, son caractère essentiel est l’adoration. Cette situation est d’abord l’humilité, l’abandon de soi, la paix cherchée dans Dieu. C’est ensuite, la prière, non comme supplication, mais comme véritable prière. Entre supplier et prier il y a, en effet, une étroite analogie ; car, la prière peut aussi être une demande. Cependant, ce qui caractérise la demande proprement dite, c’est qu’elle est intéressée. Elle s’adresse à celui qui possède quelque chose qu’il m’est essentiel d’obtenir ; elle a pour but de le rendre favorable, de lui fléchir le cœur, d’exciter son amour et sa sympathie pour moi. Or, ce que je sens dans mes prières, c’est le désir de quelque chose qu’un autre doit perdre afin que je le possède. Lui doit m’aimer afin que mon amour pour moi-même soit satisfait, que mon utilité, mon bien soient accomplis. Moi, au contraire, je ne donne rien, si ce n’est ce que renferme la reconnaissance, savoir le sentiment que celui qui m’accorde est au-dessus de moi. Or, telle n’est point la véritable prière ; elle est une élévation de l’ame vers Dieu, qui est l’amour en soi et pour soi. Elle n’a rien d’intéressé. Le recueillement se suffit à lui-même, et la prière trouve en elle-même sa félicité. Car, bien que la prière puisse se rapporter à quelque chose de déterminé, ce n’est pas cet objet particulier qu’elle doit proprement exprimer. L’essentiel est la certitude d’être exaucé en général et non dans ce qui concerne cet objet particulier ; c’est la confiance absolue que Dieu nous accordera ce qui nous est le plus avantageux. Sous ce rapport, la prière elle-même est la satisfaction, la jouissance, le sentiment et la conscience expresse de l’amour éternel, qui non seulement perce comme rayon de la glorification, à travers les figures et les situations, mais constitue en soi la situation même et le fond de la représentation. Le pape Sixte-Quint, par exemple, dans le tableau de Raphaël qui porte son nom, sainte Barbe, dans le même tableau, nous offrent ce genre d’adoration, lien est de même des innombrables adorations de ce peintre, et des saints en prières, de Saint-François, par exemple, aux pieds de la croix, où, au lieu des angoisses, du trouble et des incertitudes des disciples, l’amour et l’adoration de Dieu, la prière mystique ont été choisis pour sujet. Ce sont particulièrement, dans les anciennes époques de la peinture, des figures ordinairement vénérables, sur lesquelles les années et les souffrances ont laissé des traces profondes, et qui sont exécutées dans le genre des portraits. On voit que ce sont des âmes plongées dans le recueillement ; que chez ces pieux personnages, l’adoration n’est pas l’occupation du moment ; qu’entrés de bonne heure dans la voie de la spiritualité et de la sainteté, toute leur vie, leurs pensées, leurs désirs et leur volonté se résument dans la prière, et bien qu’ils aient l’air de portraits, leur expression ne renferme rien autre chose que la confiance en Dieu, de cette paix de l’amour divin. Cependant, il en est déjà autrement chez les anciens maîtres allemands et flamands. Le sujet du tableau de la cathédrale de Cologne, par exemple, c’est l’Adoration des Rois Mages, et la patronne de Cologne. (C’était aussi un sujet de prédilection dans l’école de Van-Eyck.) Or, ici, les figures en prières sont souvent des personnages connus, des princes ; c’est ainsi, par exemple, que dans la fameuse Adoration que l’on voit chez les frères Boisserée, et qui est donnée pour être un ouvrage de Van-Eyck, on a voulu reconnaître le roi Philippe de Bourgogne et Charles-le-Hardi. On voit, à l’aspect de ces figures, qu’elles sont encore autre chose que ce qu’elles annoncent, qu’elles ne viennent, en quelque sorte, à la messe que le dimanche ou de grand matin, que le reste de la semaine ou de la journée, elles vaquent à d’autres affaires. En particulier, dans les tableaux flamands ou allemands, ce sont les donataires, de pieux chevaliers, des mères de famille pleines de dévotion, avec leurs fils et leurs filles. Elles ressemblent à Marthe qui va et vient dans la maison, s’occupe aussi des soins matériels, et non à Marie qui a choisi la meilleure part. Leur piété ne manque pas, il est vrai, de profondeur mystique et de sentiment ; mais ce n’est pas le chant de l’amour, qui, chez les autres, s’exhale de l’ame tout entière, et n’est ni une simple élévation, ni une prière ou une action de grâces pour une faveur obtenue, mais toute leur vie, comme le chant est la vie du rossignol.

Un caractère qui, en général, dans ces tableaux, distingue les saints ou les adorateurs des pieux membres de l’église chrétienne dans leur vie positive, c’est que les premiers, particulièrement dans les peintures italiennes, montrent dans l’expression de leur piété, une parfaite harmonie de l’extérieur avec l’intérieur. Le sentiment dont l’ame est remplie, remplit aussi toutes les formes et les traits de la personne, qui alors n’expriment rien d’opposé à ce sentiment du cœur, rien même de différent. Or, cette correspondance ne s’offre jamais dans la réalité. Un enfant qui pleure, par exemple, surtout s’il commence à pleurer, indépendamment de ce que nous savons que sa douleur n’est pas sérieuse, nous excite souvent à rire à cause des grimaces qui accompagnent ses larmes. De même, les personnes âgées, lorsqu’elles veulent rire, se décomposent la figure, parce que leurs traits sont trop fixes, trop froids et trop durs pour se prêter à un rire naturel, facile et bienveillant. La peinture doit éviter ce désaccord entre le sentiment et les formes sensibles par lesquelles la piété s’exprime. Elle doit, autant que possible, mettre en harmonie l’intérieur et l’extérieur ; ce que les Italiens ont fait dans la plus parfaite mesure ; les Allemands et les Hollandais moins bien, parce qu’à leurs représentations ils mêlaient quelque chose du portrait.

J’ajouterai encore ici une remarque moins directe, c’est que ce pieux recueillement de l’ame ne doit pas être une invocation inquiète dans un danger physique ou dans les misères de l’ame, comme dans les psaumes et plusieurs chants d’église luthériens, ainsi : « Le cerf soupire après les fontaines d’eaux vives, de même mon ame soupire vers toi. » Ce doit être une douce harmonie, non toutefois aussi douce que chez les nonnes, un abandon de l’ame, et une jouissance de cet abandon, une satisfaction intime qui ne demande rien au-delà. Car les tourments de la foi, les angoisses de l’ame saisie d’inquiétude ou d’effroi, ces doutes, ces incertitudes, ces combats intérieurs qui caractérisent une piété hypocondriaque, ne sachant jamais si elle est en péché, si son repentir est vrai, si elle est pénétrée de la grâce, cet abandon de soi, cette absence de caractère qui se trahit par ces anxiétés, n’appartiennent pas à la beauté romantique. Dans le recueillement, le personnage peut, il est vrai, élever en soupirant les yeux vers le ciel. Toutefois, il est plus artistique et plus satisfaisant que le regard soit dirigé vers un objet présent et visible de l’adoration, tel que le Christ, la Vierge, un saint, etc. Il est facile, trop facile même, de donner un haut intérêt à un tableau, par cela seul que la principale figure dirige ses yeux vers le ciel, et paraît s’élever dans un monde supérieur. Il en est de cela comme d’un moyen commode et souvent employé aujourd’hui, celui de faire de Dieu, de la religion, la base de l’État ou de prouver tout par des textes de la Bible, au lieu de s’en rapporter simplement à la raison et à la réalité. Dans Guido Reni, par exemple, cette habitude de donner à ses figures ce regard et cette aspiration vers le ciel est devenue une manière. Ainsi son Assomption de la Vierge, à Munich, jouit d’une haute célébrité auprès des amis de l’art et des connaisseurs ; et sans doute, cet éclat rayonnant de la glorification, le ravissement et la délivrance de l’ame, l’attitude tout entière du corps s’envolant dans le ciel, l’éclat et la beauté de la couleur, sont du plus grand effet. Néanmoins, j’aime mieux la Vierge lorsqu’elle est représentée dans son amour et sa sanctification actuels, les yeux fixés sur le Christ enfant. Cette aspiration, cet essor, ce regard vers le ciel se rapprochent du sentimentalisme moderne.

Le deuxième point, concerne l’introduction de l’élément négatif dans le recueillement spirituel de l’amour. Les disciples, les saints, les martyrs doivent parcourir, soit physiquement, soit moralement, ce chemin de la douleur, sur lequel le Christ les a précédés dans l’histoire de la passion.

Ces souffrances sont presque sur la limite de l’art ; et la peinture peut être facilement tentée de la franchir, lorsqu’elle prend pour sujet la représentation de la souffrance corporelle, dans la cruauté et l’horreur des supplices, où l’on écorche et l’on rôtit les chairs, ou dans les tourments du crucifiement. Or, cela ne peut lui être permis, s’il est vrai qu’elle ne doit pas sortir de l’idéal spirituel, et cela, non parce que de pareils martyres mis sous les yeux, choquent le sens du beau, ou parce qu’aujourd’hui nous avons les nerfs trop faibles, mais en vertu de ce principe plus élevé, que ce côté sensible n’est pas ce dont il s’agit. L’histoire spirituelle, l’ame, dans ses souffrances propres, celles de l’amour, non la douleur corporelle, en soi, exposée aux regards, mais la douleur provoquée par la douleur d’autrui, ou la douleur excitée par le sentiment de sa propre indignité, tel est le véritable fond de la représentation qui doit être senti et exprimé. Ainsi, la constance des martyrs dans les supplices corporels n’est que le courage qui endure la douleur physique. Mais, dans l’idéal spirituel, l’ame a affaire à elle-même ; il s’agit des souffrances de l’ame, des blessures de son amour, de sa pénitence intérieure, de ses tristesses, de son repentir et de sa contrition.

Il y a plus, même dans les tourments, le côté positif ne doit pas manquer. L’ame doit avoir conscience et ne s’occuper que de la réconciliation de l’homme avec Dieu en soi, et par rapport à elle-même ; de sorte que cette éternelle rédemption s’accomplisse aussi en elle. C’est de cette manière que nous voyons souvent des pénitents, des martyrs, des religieux, dont l’es- prit est tellement absorbé par cette pensée de la réconciliation avec Dieu, qu’après avoir déjà traversé les douleurs du sacrifice et du renoncement, ils désirent recommencer le sacrifice et se soumettre de nouveau aux rigueurs de la pénitence.

Ici, maintenant, on peut prendre un double point de départ. Si, en effet, l’artiste choisit pour personnages, ces naturels gais, pleins de liberté, de sérénité, de résolution, qui savent prendre facilement la vie et les liens qu’elle impose, comme y renoncer avec une égale facilité ; à ces caractères s’associent aussi une noblesse naturelle, la grâce, l’enjouement, la liberté, la beauté de la forme. Si, au contraire, ce sont de ces natures opiniâtres, mélancoliques, rudes, étroites, pour en triompher, il faut aussi une rude violence, qui arrache l’esprit aux sens et à la terre, gagne ces cœurs à la religion et au salut. Avec cette dureté de caractère, s’introduisent, dès-lors, la rudesse des formes, l’énergie et la fermeté ; les cicatrices des coups qui ont dû être infligés à cette nature rebelle, sont plus visibles, plus profondes, et la beauté des formes est négligée.

En troisième lieu, on peut encore prendre pour sujet immédiat le côté positif de la rédemption, la glorification par la douleur, la sainteté obtenue par la pénitence, sujet d’ailleurs où il est facile de s’égarer. —

Tels sont les éléments principaux de l’idéal spirituel absolu, comme constituant le fond essentiel sur lequel s’exerce la peinture romantique. C’est le sujet de ses œuvres les plus admirées y les plus célébrées ; œuvres immortelles par la profondeur de la pensée qu’ils expriment, et qui, lorsqu’elles satisfont d’ailleurs aux véritables règles de la représentation, nous révèlent le plus haut degré où Famé puisse parvenir dans sa sanctification, la plus haute spiritualité, la plus grande profondeur du sentiment qu’il soit donné à l’artiste d’offrir à nos regards.


Après ce cercle religieux, nous avons encore deux autres domaines à mentionner.

L’extrême opposé du cercle religieux, c’est ce qui, pris en soi, est à-la-fois privé de sentiment et non divin : c’est la nature, et, dans son rapport spécial avec la peinture, la nature comme paysage. Le caractère des objets religieux, tel que nous l’avons indiqué, c’est qu’en eux s’exprime le sentiment le plus profond et le plus intime de l’ame : l’amour s’identifiant avec Dieu, trouvant son repos à ce foyer intérieur. Or, maintenant, cette vie intime a encore un autre aliment ; elle peut aussi, dans la nature purement extérieure, trouver un écho qui réponde à l’ame, et, dans les objets physiques, reconnaître des traits qui ont de l’affinité avec l’esprit. Par leur caractère immédiat, il est vrai, des collines, des montagnes, des bois, des vallées, des torrents, des plaines, le soleil, la lune, le ciel étoile, etc., s’offrent bien comme tels, comme des montagnes, des fleuves ; mais, d’abord, ces objets ont déjà de l’intérêt en eux-mêmes, en tant que c’est la libre vitalité de la nature qui apparaît en eux, et qui produit une certaine harmonie avec l’ame humaine, comme étant elle-même vivante. En second lieu, les situations particulières des objets portent dans l’ame des dispositions qui correspondent à celles de la nature. L’homme peut sympathiser avec cette vitalité, avec cette voix qui résonne dans son ame, et par là entrer aussi en union intime avec la nature. De même que les Arcadiens parlaient d’un Pan qui, dans la sombre solitude des bois, jetait l’épouvante et l’effroi, de même la nature, avec ses divers aspects et ses paysages, sa douce sérénité, son calme vaporeux, sa fraîcheur au printemps, sa morne immobilité en hiver, son réveil du matin, son repos du soir, nous offre les situations analogues de l’ame. La profondeur calme de la mer, la présence d’une puissance infinie capable de soulever les flots, ont un rapport avec l’ame. De même qu’aussi, dans la tempête, le mugissement et le gonflement des vagues écumantes, qui se brisent et se déchaînent avec fureur, excitent en nous des mouvements sympathiques. Cette sympathie profonde, elle est aussi l’objet de la peinture. Aussi, ne devons-nous pas considérer comme son sujet véritable les objets de la nature en eux-mêmes, dans leur forme et leur disposition purement extérieures, au point qu’elle soit une simple imitation. Son but est de faire vivement ressortir et rehausser la vitalité de la nature, qui perce partout, et la sympathie caractéristique des modes de cette vitalité avec les sentiments particuliers de l’ame humaine dans les objets des paysages représentés. Cette sympathie profonde est le seul côté riche de sentiment, le seul véritablement expressif, par lequel la nature peut être, non seulement prise pour cadre, mais pour objet propre de la peinture.

Une troisième espèce d’expression sympathique est celle qui se rencontre, en partie, dans des objets insignifiants, détachés de l’ensemble animé d’un paysage, en partie dans les scènes de la vie humaine, qui peuvent nous paraître, non seulement insignifiantes, mais vulgaires et triviales. J’ai déjà, dans d’autres endroits (Esthét. 1re part.), cherché à justifier le côté artistique de pareils objets. En ce qui concerne la peinture, je me contenterai d’ajouter à ce qui précède les remarques suivantes.

La peinture ne représente pas seulement le sentiment intérieur, elle le représente particularisé en soi. Or, par cela même qu’il a pour caractère la particularité, le sentiment ne reste pas dans le domaine absolu de la religion. Il ne se reflète pas, non plus seulement dans la simple vitalité de la nature, dans les scènes variées que nous offrent ses paysages ; il doit se manifester dans les détails comme dans l’ensemble, partout où l’homme, comme être individuel, peut placer son intérêt ou trouver sa satisfaction. Déjà, dans les représentations tirées du cercle religieux, l’art, à mesure qu’il s’élève davantage, prête aussi, d’autant plus, à ses sujets le caractère terrestre et propre à la vie actuelle, il leur donne la perfection de l’existence mondaine. De sorte que le côté de l’existence sensible devient, par l’art, la chose principale, et l’impression religieuse l’accessoire. Car, la tâche de l’art est aussi de revêtir cet idéal d’une forme terrestre, de représenter sensiblement ce qui échappe aux sens, comme d’actualiser et d’humaniser les objets empruntés aux scènes éloignées du passé.

Au degré où nous sommes, c’est le sentiment intime dans ce qu’il a de plus présent, dans les objets qui nous entourent journellement, dans les choses les plus communes et les plus petites, qui fait le fond de la représentation.

Mais, maintenant, si nous nous demandons ce qui, dans des objets d’ailleurs aussi pauvres et aussi indifférents, constitue, à proprement parler, le côté essentiel et vraiment digne de l’art, c’est encore le principe substantiel des choses qui s’y maintient et s’y fait valoir ; c’est la vitalité et la gaîté de l’existence libre, malgré la plus grande multiplicité de buts et d’intérêts particuliers. L’homme vit toujours dans l’actuel, au milieu d’objets immédiatement présents. Ce qu’il fait dans chaque moment est quelque chose de particulier, et le bien consiste à s’acquitter de ces occupations, même les plus petites, en y mettant son ame tout entière. Il s’identifie alors avec de telles actions, pour lesquelles il paraît destiné, puisqu’il y met toute l’énergie dont il est capable. Maintenant, cet accord engendre l’harmonie du sujet avec les manifestations particulières de son activité dans ses situations les plus communes, harmonie qui entretient aussi dans l’ame un sentiment de joie intime, et constitue ici le charme de l’indépendance chez cette existence en soi complète et parfaite dans son genre. Ainsi, l’intérêt que nous prenons à de pareilles représentations ne consiste pas dans les objets eux-mêmes ; mais il y a là encore de l’ame, un fond de vitalité, qui déjà, indépendamment de l’objet où il se manifeste, parle à tout esprit dont le sens n’est pas faussé, à toute ame libre, est pour elle un objet de sympathie et de plaisir. Nous ne devons donc pas, en quelque sorte, nous jeter sur la jouissance comme si nous étions conviés à admirer les ouvrages d’art de cette espèce, du point de vue de ce qu’on appelle le naturel et de l’imitation de la nature, capable de produire l’illusion. Cette invitation, qui parait nous mettre l’objet à la main dans de pareilles œuvres, n’est elle-même qu’une illusion. C’est méconnaître le point essentiel. Car l’admiration ici ne peut naître qu’après que l’on a comparé extérieurement l’ouvrage d’art avec une œuvre de la nature ; elle ne repose que sur la conformité de la représentation avec un objet déjà donné ; tandis qu’ici, le fond essentiel, l’élément artistique, dans la conception et dans l’exécution, c’est l’accord de la chose représentée avec elle-même, c’est-à-dire avec la réalité animée en soi. D’après le principe de l’illusion, on peut bien louer, par exemple, les portraits de Denner. Ce sont, en effet, des imitations de la nature, mais qui ne reproduisent presque nullement la vitalité en elle-même, ce qui est ici l’important. On s’est attaché précisément à représenter les cheveux, les rides et, en général, ce qui. sans doute, n’est pas quelque chose de tout-à fait mort, mais n’est pas non plus l’expression vivante de la physionomie humaine.

D’un autre côté, le plaisir peut s’émousser en nous, par cette réflexion d’une étroite et dédaigneuse raison, que de pareils sujets sont, en effet, trop communs et indignes des hautes pensées qui nous occupent. C’est alors prendre le fond de la représentation précisément par le côté opposé à celui par où l’art vous le présente réellement. Nous transportons, en effet, à de tels objets nos besoins, nos jouissances, notre culture intellectuelle, d’autres fins ; c’est-à-dire, que nous les concevons uniquement d’après leur conformité extérieure à ces mêmes fins. De sorte que nos besoins, notre propre intérêt, sont la chose principale ; tandis que la vitalité de l’objet lui-même est anéantie. Il n’apparaît plus que comme destiné à servir de simple moyen, ou nous reste entièrement indifférent, parce que nous ne savons quel usage en faire. Un rayon de soleil, qui tombe à travers une porte ouverte dans un appartement où nous entrons, un pays que nous traversons, ou une couturière, une servante que nous voyons diligemment occupées, peuvent être pour nous quelque chose d’indifférent, parce que nous donnons cours à des pensées ou vaquons à des intérêts bien éloignés de là. Dans ce dialogue avec d’autres objets, ceux qui sont sous nos yeux ne nous disent rien ou n’excitent qu’une attention tout-à-fait passagère, qui ne va pas au-delà de ces jugements vagues : c’est agréable, c’est beau, c’est laid. Ainsi, nous aimons encore bien à voir la gaîté d’une danse rustique, parce que nous la considérons en passant ; ou nous nous en éloignons avec dédain, parce que « nous sommes ennemis de tout ce qui est grossier. » Il en est de même de la physionomie des hommes avec lesquels nous sommes en rapport dans la vie humaine, ou que nous rencontrons accidentellement. Notre personnalité et la mobilité de notre caractère sont là perpétuellement mis en jeu. Nous sommes portés à dire ceci ou cela, à l'un ou à l’autre ; nous avons à terminer avec cet homme une affaire ; nous lui devons des égards ; nous pensons telle ou telle chose à son sujet ; nous le voyons dans telle ou telle circonstance que nous savons de lui ; nous nous conduisons en conséquence dans la conversation ; nous gardons le silence sur ceci ou sur cela pour ne pas le blesser ; nous ne touchons pas à tel autre point parce qu’il pourrait le prendre mal. Bref, nous avons toujours sous les yeux son histoire, son rang, sa profession, notre conduite obligée ou nos affaires avec lui, et nous restons dans un rapport entièrement pratique, ou dans un état d’indifférence et de distraction que nous ne remarquons même pas.

Or, dans la représentation d’une pareille réalité vivante, l’art change tout à-fait notre point de vue vis-à-vis d’elle. D’abord, il brise tous les liens de la vie pratique qui nous rattachent à l’objet et nous place en face de lui dans un rapport tout à-fait contemplatif. En même temps, il ne nous enlève que mieux notre indifférence ; il attire notre attention, qui était occupée ailleurs, sur la situation représentée, situation qui, pour être goûtée, a besoin de rassembler et de concentrer sur soi nos regards. — La sculpture, surtout, détruit naturellement, par ses productions idéales, le rapport pratique du spectateur avec l’objet, puisque son œuvre ne paraît pas appartenir à la réalité. La peinture, au contraire, nous met, d’un côté, tout à-fait en présence du monde au milieu duquel nous vivons. Mais, d’un autre côté, elle brise tous les fils qui nous y retiennent ; elle fait taire les besoins, les inclinations, les sympathies ou les antipathies qui nous attirent vers les êtres réels, ou nous en éloignent, en même temps qu’elle rapproche de nous les objets qu’elle nous montre comme ayant leur but en eux-mêmes et jouissant d’une vitalité propre. Ici nous trouvons le contraire de ce que M. de Schlégel exprime d’une manière si prosaïque, à propos de l’histoire de Pygmalion. Selon lui, cette fable indique le retour de l’œuvre d’art parfaite à la vie commune, où il s’agit de l’inclination personnelle et de la jouissance réelle. Ce retour est le contraire de l’éloignement dans lequel l’œuvre d’art place l’objet vis-à-vis de nos besoins, tandis qu’elle rétablit, en même temps, sa vie propre et indépendante, et le pose en spectacle devant nous.

Mais si, dans ce cercle, l’art rend aux objets auxquels nous ne laissons pas d’ailleurs leur indépendance propre, la liberté qu’ils avaient perdue, il sait aussi immobiliser ceux qui, dans la réalité, n’ont qu’une existence momentanée ; et par-là ils nous force à les contempler pour eux-mêmes. Plus la nature, dans ses organisations et ses mobiles phénomènes, atteint à un haut effet, plus elle ressemble à l’acteur, dont le jeu doit être saisi d’un rapide coup-d’œil. Sous ce rapport, j’ai déjà proclamé, comme un triomphe de l’art sur la réalité, le privilège qu’il a de fixer ce qu’il y a de plus fugitif. Dans la peinture, ce pouvoir de rendre durable ce qui est instantané, s’applique, d’abord, à la vitalité momentanée qui se trouve concentrée dans des situations déterminées ; ensuite, à la magie de l’apparence, dans ses couleurs mobiles et passagères. Une troupe de cavaliers, par exemple, peut changer en un instant dans la manière de se grouper, dans la position de chaque cavalier. Si nous étions là nous-même, nous aurions autre chose à faire qu’à considérer le spectacle anime qu’offrent ces changements. Il nous faudrait monter, descendre, manger, boire, nous reposer, déharnacher les chevaux, les abreuver, leur donner à manger, etc. Ou, si nous étions des spectateurs dans la vie réelle, nous les regarderions avec un intérêt tout différent. Nous voudrions savoir quels sont ces gens-là, ce qu’ils font, pour quel motif ils voyagent, etc. Le peintre, au contraire, saisit à la dérobée les mouvements les plus rapides, l’expression la plus fugitive du visage, les apparences de couleur les plus instantanées dans cette mobilité ; il met tout cela devant nos yeux, simplement dans l’intérêt de cette vitalité de l’apparence qui, sans lui, disparaîtrait sans retour. C’est en particulier le jeu de l’apparence colorée, et non la couleur comme telle, c’est le clair obscur, le relief ou le retrait des objets qui font que la représentation paraît naturelle. Ordinairement, dans les ouvrages d’art, nous faisons moins attention qu’il ne mérite à ce côté que l’art seul nous révèle. En outre, l’artiste, sous ces rapports, emprunte à la nature l’avantage qu’elle a d’entrer jusque dans les plus petits détails. Comme elle, il est concret, déterminé, individualisé, puisqu’il conserve à ces objets la même individualité que possède l’apparence vivante dans ses éclairs les plus rapides. Et, toutefois, les particularités immédiates ne sont pas servilement reproduites, simplement pour les sens ; il offre à l’imagination un caractère fini et déterminé, dans lequel perce encore la généralité.

Maintenant, plus sont insignifiants, comparés aux sujets religieux, les objets que représente ce genre de peinture, plus, précisément, la production artistique, la manière de les voir, de les saisir, de les façonner, la verve de l’artiste dans le domaine tout entier de son sujet, l’ame et l’amour vivant de son exécution, constituent un côté principal de l’intérêt, et se confondent avec le fond même de la représentation. L’objet, entre les mains de l’artiste, ne devient cependant pas autre chose qu’il n’est et doit être en réalité. Nous croyons seulement voir quelque chose de tout autre et de nouveau ; parce que, dans la vie réelle, nous ne faisons pas attention à de telles situations et ne remarquons pas leurs apparences de couleur dans un aussi grand détail. D’un autre côté, quelque chose de nouveau s’ajoute bien, sans doute, à ces objets ordinaires : savoir, l’amour, le sens, l’esprit, l’ame avec lesquels l’artiste les saisit, se les approprie, et ainsi communique sa propre inspiration, comme une nouvelle vie, à ce qu’il crée. Tels sont les points de vue essentiels sous lesquels on peut considérer le fond de la représentation dans la peinture.



II. Caractères déterminés des matériaux de la peinture.


Le second point dont nous avons à parler concerne les caractères plus particuliers dont les matériaux physiques doivent se montrer susceptibles pour se prêter à la représentation de l’objet qui fait le fond de la peinture.

I. La première chose qu’il importe de considérer c’est la perspective linéaire. Ce qui la rend nécessaire, c’est que la peinture n’a à sa disposition que la surface et qu’elle ne peut plus, comme le bas-relief dans l’ancienne sculpture, étendre ses figures les unes à côté des autres sur un même plan. Elle doit donc procéder à un mode de représentation qui simule l’éloignement des objets, suivant toutes les dimensions de l’espace. Car, la tâche de la peinture est de développer le sujet qu’elle a choisi, de le mettre sous les yeux dans divers mouvements, de placer les personnages dans des rapports variés entre eux et vis-à-vis de la nature, et cela à un degré tout autre que ne peut le faire la sculpture, même dans le bas-relief. Or, ce que, pour l’éloignement, la peinture ne peut produire d’une manière réelle, comme la sculpture, elle doit le remplacer par l’apparence de la réalité. Le premier moyen consiste à diviser la surface unique qu’elle a devant elle, en plusieurs plans en apparence distants les uns des autres, à maintenir ainsi l’opposition du plan antérieur et du plan reculé, liés entre eux par un plan moyeu. Elle distribue ses objets sur ces divers plans. S’il est vrai qu’en réalité les objets se rapetissent à nos yeux à mesure qu’ils s’éloignent et que ce soit là une loi d’optique qui peut être mathématiquement déterminée, la peinture doit aussi se conformer à ces règles qui, d’ailleurs, par le seul fait que les objets sont ici transportés sur une même surface, se modifient d’une manière spéciale dans leur application. Telle est la raison de ce qu’on appelle la perspective linéaire on mathématique dans la peinture. Nous n’avons pas à entrer dans l’examen de ses règles détaillées.

II. Mais y en second lieu, outre leur distance et leur situation respective, les objets ont aussi une forme différente. Ces contours particuliers, par lesquels chaque objet est rendu visible dans sa forme propre, sont l’affaire du dessin. Le dessin donne d’abord l’éloignement des objets aussi bien que leur forme particulière. Sa loi principale est l’exactitude dans la forme et dans l’observation de la distance. Cela, sans doute, ne concerne pas encore l’expression spirituelle, mais seulement l’apparence extérieure. Aussi, ne s’agit-il que de reproduire les principales lignes. Néanmoins, dans les formes organiques et leurs divers mouvements, elles sont d’une grande difficulté à cause des raccourcis, rendus par là nécessaires. En tant que ces deux points, regardant simplement la forme et les dimensions totales, elles constituent, en quelque sorte, la partie plastique, sculpturale, de la peinture. Or, cet art exprimant aussi ce qu’il y a de plus intérieur par la forme extérieure, ne peut pas plus s’en passer que, sous d’autres rapports, il ne doit s’y arrêter, car son problème spécial est le coloris. De sorte que, dans la perspective et la forme véritablement pittoresques, c’est seulement par les différences de couleur qu’il peut réaliser son mode propre de représentation et atteindre à son but.

III. C’est, par conséquent, le coloris qui fait, à proprement parler, le peintre. Nous nous arrêtons, il est vrai, volontiers devant les dessins, et principalement devant les esquisses, comme représentant le jet spontané de l’artiste. Mais quelle que soit ici la richesse d’invention et d’imagination, quel que soit l’esprit intérieur qui perce immédiatement à travers l’enveloppe en quelque sorte transparente et facile de la forme, la peinture, cependant, doit peindre, si elle ne veut pas rester dans l’abstraction des qualités sensibles, si elle veut représenter l’individualité vivante des objets et les particulariser. On ne peut, cependant, refuser une valeur très grande aux dessins, et principalement aux dessins à la main des grands maîtres, comme par exemple, Raphaël et Albrecht Durer. Il y a plus, les esquisses à la main ont précisément, sous ce rapport, le plus haut intérêt, parce qu’elles font assister au miracle de l’exécution ; on y voit l’esprit passer tout entier dans la main qui, avec la plus grande facilité, sans tâtonnement, par une création instantanée, produit tout ce qui est dans l’intelligence de l’artiste. Les dessins à la main, de Durer, par exemple, dans le livre de prières qui est à la bibliothèque de Munich, sont d’une verve et d’une liberté indescriptibles. La conception et l’exécution semblent ici ne faire qu’un ; tandis que, dans les tableaux, on ne peut écarter cette idée, que la perfection n’a été atteinte qu’après que l’œuvre a été plusieurs fois retouchée, à la suite d’un progrès continu et d’améliorations successives.

Il n’en est pas moins vrai, que c’est seulement par l’emploi des couleurs que la peinture atteint, dans l’expression de l’ame, jusqu’au degré où elle parait véritablement vivante. Cependant, toutes les écoles de peinture n’ont pas porté l’art du coloris à la même hauteur. C’est même un fait remarquable, que les Vénitiens et les Hollandais ont été, à peu près, les seuls maîtres achevés dans la couleur. Or, ils ont cela de commun, qu’ils sont également près de la mer, également dans un pays bas, coupé de marais et de canaux. Pour les Hollandais, on peut s’expliquer cela en disant que dans un horizon toujours brumeux, ayant sous les yeux la représentation continuelle d’un fond gris, ils n’en étaient que plus excités à étudier tout ce qui tient aux couleurs, les divers effets de la lumière, ses reflets et ses apparences les plus variés, à les faire ressortir et à trouver là précisément un des problèmes principaux de leur art. Comparées aux Vénitiens et aux Hollandais, les autres écoles de la peinture italienne, Corrège et quelques autres exceptés, paraissent secs, privés de sève, froids et sans vie.

Maintenant, au sujet de la couleur, on peut faire ressortir les points suivants comme les plus importants.

1o D’abord, la base la plus simple de toute couleur est le clair et l’obscur. Si celte opposition est seule mise en jeu avec ses modes de combinaison, sans l’emploi des diverses couleurs, alors il n’y a d’autres différences que celles du blanc comme lumière et du noir comme ombre, ainsi que les transitions et les nuances. C’est un complément du dessin, puisque cela appartient au côté plastique de la forme et sert à faire ressortir les saillies, les angles, les contours, l’éloignement des objets. Nous pouvons, sous ce rapport, mentionner ici, en passant, l’art de la gravure en cuivre, qui n’a affaire qu’au clair et à l’obscur comme tels. Outre le soin infini et le travail le plus attentif qu’exige cet art d’un si grand prix, lorsqu’il atteint à toute sa hauteur, le talent s’y joint à l’utilité de multiplier les originaux, avantage qu’il partage avec l’imprimerie. Cet art, cependant, n’est pas, comme le dessin proprement dit, enfermé dans le domaine de la lumière et des ombres ; il s’efforce, dans son développement actuel, de rivaliser particulièrement avec la peinture. Outre le clair et l’obscur, qui est produit par la manière dont la lumière est distribuée, il cherche à exprimer les différences qui tiennent à l’éclat plus vif, aux teintes plus sombres, provenant des couleurs locales. Ainsi, dans une gravure, le mode de distribution de la lumière rend visible la différence des cheveux blonds et des cheveux noirs.

Mais, dans la peinture, ainsi que nous l’avons dit, le clair et l’obscur ne fournissent que la base. Cette base, il est Vrai, est de la plus haute importance puisqu’elle seule détermine les saillies et les enfoncements, les contours, et, en général, cet aspect particulier de la forme visible, que l’on nomme le modelé. Les maîtres dans l’art du coloris vont, sous ce rapport jusqu’à l’opposition la plus forte de la lumière la plus éclatante et des ombres les plus obscures, et c’est seulement ainsi qu’ils produisent leurs plus grands effets. Cependant, cette opposition ne leur est permise qu’autant qu’elle n’est pas brusque, c’est-à-dire, qu’elle est accompagnée d’un jeu varié de transitions et d’intermédiaires, qui lient et fondent toutes les parties de l’ensemble, et vont jusqu’à marquer les nuances les plus délicates. Mais si de telles oppositions manquent, le tout sera sans effet, parce que la différence du plus ou du moins dans le clair et l’obscur fait seulement ressortir les parties déterminées et laisse les autres s’effacer. C’est particulièrement dans les riches compositions, et quand les objets à représenter sont très distants les uns des autres, qu’il est nécessaire d’aller jusqu’aux dernières limites de l’obscur, afin d’avoir un plus grand nombre de degrés pour la lumière et les ombres.

Si nous considérons, maintenant, le caractère plus déterminé de la lumière et des ombres, il dépend principalement de la manière d’éclairer les objets adoptée par l’artiste. La lumière du jour, celle du matin, du midi, du soir, celle du soleil ou de la lune, par un ciel clair ou couvert, dans les orages, la lumière des flambeaux, dans un lieu fermé, tombant ou se répandant également, les modes les plus variés dont les objets la reçoivent, produisent ici les différences les plus nombreuses. Dans une action compliquée et publique, dans une situation claire en soi au point de vue intellectuel, la lumière physique est plutôt une chose accessoire ; et ce que l’artiste a de mieux à faire, c’est d’employer la lumière ordinaire du jour, à moins que la vitalité dramatique du tableau n’exige que l’on fasse ressortir certaines figures ou certains groupes particuliers, qu’on en laisse d’autres dans l’ombre, et que, dans ce but, on emploie une manière d’éclairer les objets qui soit favorable à de pareilles différences. Aussi, les anciens grands peintres ont peu employé les contrastes, et, en général, les situations qui réclament un mode tout spécial d’éclairer la scène ; et ils avaient raison. Ils donnaient plus à l’élément spirituel en soi, qu’à l’effet produit par le mode d’apparence sensible. En effet, dans la prédominance du côté moral et l’importance du fond, on peut se passer de ces moyens toujours plus ou moins extérieurs. Dans le genre du paysage, au contraire, et quand il s’agit des objets insignifiants de la vie commune, la manière d’éclairer est d’une toute autre importance. Ici surtout, les grands effets artistiques, souvent aussi les effets artificiels, magiques, sont à leur place. Ainsi, dans le paysage, les hardis contrastes entre les grandes masses dé lumière et les fortes parties d’ombre peuvent produire le meilleur effet et cependant aussi dégénérer d’autant plus facilement en pure manière. D’un autre côté, c’est dans ce cercle principalement que les reflète, le miroitement, ce merveilleux écho delà lumière, résultent, en particulier, du jeu vivant du clair et de l’obscur ; ce qui exige de la part de spectateur comme de celle de l’artiste, une étude approfondie et persévérante. Là, ensuite, le mode d’éclairer, que le peintre a saisi extérieurement ou intérieurement dans sa conception, peut n’être qu’une apparence passagère et changeante. Mais quelque soudaine ou extraordinaire que puisse être la manière dont le tableau est éclairé, l’artiste cependant doit avoir soin, dans l’action la plus animée, de faire en sorte que l’ensemble, dans cette multiplicité, reste calme, ne soit pas incertain, embrouillé, qu’il reste clair et bien, coordonné.

2o Ainsi que je l’ai dit plus haut, la peinture ne doit pas exprimer le clair et l’obscur dans leur simplicité abstraite, mais par la différence des couleurs elles-mêmes. La lumière et les ombres doivent être colorées. Nous avons, par conséquent, à parler, en second lieu, de la couleur en elle-même.

Le premier point est celui qui concerne le clair et l’obscur dans les couleurs opposées les unes aux autres, en tant qu’elles agissent dans leur rapport alternatif, comme ombre et lumière, se rehaussent, se dépriment, se nuisent réciproquement. Le rouge, par exemple, et encore plus le jaune, sont en soi, malgré une inégale intensité, plus clairs que le blanc. Cela se rattache à la nature des différentes couleurs que Goethe a récemment placées dans leur vrai jour. Dans le bleu, en effet, l’obscur est la chose principale ; il n’apparaît comme bleu que par un milieu clair, et cependant non parfaitement transparent. Le ciel, par exemple, est obscur ; il est toujours noir sur les plus hautes montagnes. Vu à travers un milieu transparent et cependant trouble, comme l’air atmosphérique des plaines basses, il parait bleu, et d’autant plus clair, que l’air est moins transparent. Dans le jaune au contraire, le clair absolument parlant, agit par un milieu trouble qui laisse encore entrevoir le clair. La fumée, par exemple, est un pareil milieu trouble. Vue devant quelque chose de noir qui agit à travers elle, elle parait bleuâtre ; devant quelque chose de clair, jaunâtre et rougeâtre. Le rouge, proprement dit, est, par son effet, la couleur royale, où se pénètrent le bleu et le jaune, qui en soi sont opposés. Le vert peut aussi être considéré comme une pareille combinaison ; ce n’est pas toutefois l’unité concrète, mais une simple différence effacée, la neutralité saturée et calme. Ces couleurs sont les couleurs fondamentales, les plus pures, les plus simples, les couleurs primitives. Aussi on peut, de la même façon et dans le même sens, en les appliquant aux anciens maîtres, chercher en elles une signification symbolique, particulièrement dans l’emploi du bleu et du rouge. Le bleu répond à la douceur, à l’expression pleine de sens et de calme de l’ame, à l’aspiration sentimentale, en tant qu’il a pour principe l’obscur, qui ne produit pas d’opposition. Le clair indique ici davantage la résistance, l’activité, la vie, la sérénité. Le rouge, c’est l’énergie virile, la domination, la royauté : le vert, l’indifférence, la neutralité. D’après cette symbolique, la Vierge, par exemple, lorsqu’elle est représentée assise sur un trône, comme la reine du ciel, porte ordinairement un manteau rouge. Elle a, au contraire, un manteau bleu lorsqu’elle apparaît comme la mère de Dieu.

Tontes les autres couleurs, dans leur variété infinie, doivent être considérées comme de simples modifications dans lesquelles on peut reconnaître quelque nuance de ces couleurs cardinales. C’est dans ce sens, par exemple, qu’aucun peintre n’a nommé le violet une couleur. Maintenant, toutes ces couleurs, par leur force d’opposition réciproque, sont plus claires ou plus sombres, circonstance que le peintre doit prendre essentiellement en considération, pour ne pas manquer le ton convenable qu’il est nécessaire d’observer sur chaque point, pour le modelé et la distance des objets. Ici se présente, en effet, une difficulté toute particulière. Dans le visage, par exemple, les lèvres sont rouges, les sourcils noirs, bruns, quelquefois blonds ; et, cependant, malgré cette couleur, plus sombres que les lèvres. De même, les joues sont, par leur rougeur, plus claires, quant à la couleur, que le nez, à côté des couleurs principales, jaunes, brunes ou verdâtres. Maintenant ces parties, en vertu de leurs couleurs locales, peuvent être colorées avec plus de clarté et d’intensité que cela ne leur convient, d’après leur modelé.

Dans la sculpture et même dans le dessin, de pareilles parties sont tenues dans le clair et l’obscur, uniquement d’après la forme des objets et la manière dont ils sont éclairés. Le peintre, au contraire, doit les admettre dans leur coloration locale qui détruit ce rapport. Dans la perspective naturelle, la raison juge de la distance dos objets, de leur forme, etc., non seulement d’après les apparences de couleur, mais encore d’après d’autres circonstances. Mais, dans la peinture, la couleur seule est donnée, qui, comme simple couleur, peut porter préjudice aux conditions qu’exigent le clair et l’obscur par eux-mêmes. Ici l’art du peintre, consiste à effacer une telle contradiction et à combiner les couleurs de telle sorte que ni dans les teintes locales du modelé, ni sous les autres rapports, elles ne se nuisent réciproquement. C’est seulement en faisant attention à ces deux points que la forme et la couleur véritables des objets sont reproduites jusqu’à leur degré de perfection. Avec quel art, par exemple, les Hollandais n’ont ils pas peint l’éclat du satin dans les vêtements, tous les reflets les plus variés, les gradations dans les ombres, dans. les plis, etc. ; l’apparence de l’argent, de l’or, du cuivre, des vases de verre, du velours ; et de même Van Eyck, le brillant des pierres précieuses, des galons et des bijoux, etc. Ainsi, les couleurs par lesquelles on fait ressortir l’éclat de l’or, n’ont en soi rien de métallique. Si on les voit de près, c’est simplement du jaune, qui, considéré en soi, est fort peu brillant. Tout l’effet dépend, d’un côté, de l’art avec lequel la forme est mise en relief ; de l’autre, du voisinage dans lequel chaque nuance de couleur particulière est placée.

Un autre point important est celui de l’harmonie des couleurs.

J’ai déjà fait remarquer que les couleurs forment un ensemble d’éléments coordonnés d’après leur nature même. Ceux-ci doivent maintenant apparaître dans cette intégrité ; aucune couleur principale ne doit manquer tout-à-fait ; autrement, le sens que renferme cette totalité, ferait défaut. Les anciens peintres italiens et flamands, en particulier, satisfont, dans ce système de couleurs, pleinement à cette condition. Nous trouvons dans leurs tableaux, le bleu, le jaune, le rouge et le vert. Maintenant, un pareil ensemble complet constitue la base de l’harmonie des couleurs. Mais les couleurs doivent être combinées de telle sorte que non seulement leur opposition pittoresque, mais leur médiation et leur conciliation apparaissent aux yeux. Cette force d’opposition et le calme qui naît de la conciliation, résultent en partie de leur rapprochement, en partie du degré d’intensité de chacune d’elles. Dans l’ancienne peinture, c’étaient particulièrement les Flamands qui se servaient des couleurs cardinales dans leur pureté et leur éclat simple. L’harmonie est ici rendue plus, difficile par la vivacité de l’opposition ; mais, lorsqu’elle est atteinte, elle plaît d’autant plus à l’œil. Avec ce caractère décidé et cette vivacité des couleurs, le caractère propre des objets, aussi bien que la force de l’expression elle-même, n’en doivent pas moins offrir la même décision et la même simplicité. De là naît une haute harmonie du coloris avec le fond même du sujet. Les personnages principaux, par exemple, doivent avoir les couleurs les plus saillantes, et dans leur caractère, leur maintien, leur mode d’expression, apparaître plus grandioses que les personnages secondaires, auxquels conviennent seulement les couleurs mixtes. Dans la peinture de paysage, de pareilles oppositions des couleurs cardinales pures trouvent moins leur place. Dans les scènes, au contraire, où les personnages sont l’objet principal, et où en particulier les vêtements prennent la plus grande partie de la surface totale, ces couleurs simples sont bien placées. Ici, la scène appartient au monde de l’esprit. Les objets inorganiques, la nature environnante doivent y apparaître plus simples, et non dans leur perfection véritable ou leur action indépendante ; les teintes si diversifiées du paysage, avec la variété et la richesse de leurs nuances, conviennent peu. En général, le paysage, comme accompagnement des scènes de la vie humaine, ne convient pas aussi parfaitement qu’un appartement ou un entourage, architectonique quelconque, Car les scènes en plein air ne sont pas ordinairement celles où les sentiments profonds de l’ame humaine se manifestent comme la chose essentielle. Mais si l’homme doit être mis en scène au milieu de la nature, celle-ci doit plus conserver sa valeur que si elle n’était qu’un simple accompagnement. C’est, je le répète, principalement dans de pareilles représentations, que les couleurs décidées trouvent leur place. Cependant il faut, pour les employer, de la hardiesse et de l’énergie. Elles ne vont pas avec des figures doucereuses, des airs languissants, la grâce affectée. Une pareille mollesse d’expression, une telle bouffissure des physionomies, que l’on a coutume de regarder comme de l’idéalité, depuis Raphaël Mengs, seraient entièrement écrasées par des couleurs aussi prononcées. Dans ces derniers temps, principalement chez nous, les figures insignifiantes, molles, avec des poses recherchées, qui s’efforcent d’être gracieuses ou simples et grandioses, ont été à la mode. Cette insignifiance, sous le rapport du caractère intérieur ou moral, entraîne aussi, comme conséquence, l’insignifiance des couleurs et du ton des couleurs ; de sorte que toutes sont maintenues dans une pâleur vaporeuse, une faiblesse énervée, qui fait que rien ne ressort. Aucune, il est vrai, n’en déprime une autre, mais aussi rien de saillant. C’est bien une harmonie des couleurs, et souvent d’une grande douceur, d’une grâce qui flatte l’œil, mais qui se perd dans l’insignifiance. Sous un rapport analogue, Goëthe dit déjà, dans ses réflexions qui accompagnent la traduction de l’Essai de Diderot sur la peinture : « On n’accorde nullement qu’il soit plus facile de rendre un coloris faible plus harmonique qu’un coloris vigoureux ; mais certainement, si le coloris a de la force, si les couleurs paraissent vives, l’œil sent ensuite l’accord ou le désaccord beaucoup plus vivement. Mais si l'on affaiblit les couleurs, si dans une peinture, on emploie quelques couleurs claires, d’autres mêlées, d’autres ternes, alors personne ne sait plus s’il voit une image harmonique ou désharmoniqùe. Mais on sait toujours bien dire que c’est quelque chose qui ne produit pas d’effet, que c’est insignifiant. »

3o Avec l’harmonie des couleurs dans le coloris, on est loin d’avoir atteint au terme de la perfection, il faut y ajouter d’autres conditions. Je me contenterai, sous ce rapport, de mentionner encore ce qu’on appelle là perspective aérienne, la carnation, et enfin la magie du coloris.

La perspective linéaire s’applique d’abord seule- ment aux grandes différences que font apparaître à l’œil les lignes des objets, selon leur plus ou moins d’éloignement. Ce changement ou ce rapetissement des figures n’est pas cependant la seule chose que doive représenter la peinture. Car, dans le monde réel, tous les objets éprouvent par l’effet de l’air atmosphérique qui circule entre les objets et même entre leurs différentes parties, une différence de coloration. Ce ton des couleurs qui s’efface avec l’éloignement, est ce qui constitue la perspective aérienne, en tant que les objets sont modifiés dans leurs contours, ainsi que y sous le rapport du clair et de l’obscur et des autres modes de coloration. On croit ordinairement que ce qui est sur le premier plan et plus près de l’œil est toujours plus clair et que ce qui est dans l’enfoncement est le plus obscur. Le premier plan est le plus sombre et en même temps le plus clair, c’est-à-dire, que le contraste de la lumière et des ombres agit, dans le rapprochement, de la manière la plus plus forte, et les contours sont plus déterminés. Plus au contraire les objets s’éloignent de l’œil, plus ils deviennent décolorés, indéterminés dans leurs formés, parce que l’opposition de la lumière et des ombres, s’efface de plus en plus, jusqu’à ce que le tout se perde dans un gris clair. Cependant les différentes manières dont les objets sont éclairés, occasionnent, sous ce rapport, les déviations les plus variées, — C’est particulièrement dans la peinture de paysage et aussi dans tous les autres tableaux qui représentent de vastes espaces, que la perspective aérienne est de la plus haute importance. C’est là aussi que les grands maîtres du coloris ont produit des effets magiques.

Mais, maintenant, le plus difficile dans la coloration, l’idéal, en quelque sorte, le point culminant du coloris c’est l’incarnat le ton de couleur de la chair humaine, qui réunit en soi, d’une façon merveilleuse, les autres couleurs sans qu’aucune ressorte d’une manière indépendante. La fraîche rougeur des joues qui caractérise la jeunesse et la santé est, à la vérité un pur carmin, sans un seul point tirant sur le bleu, le violet ou le jaune. Mais ce rouge n’est lui-même qu’une efflorescence ou plutôt une lueur, qui parait sortir de l’intérieur et se perd insensiblement dans la couleur générale de la chair, tandis que celle-ci est une fusion idéale de toutes les couleurs principales. À travers le jaune transparent de la peau apparaissent le rouge des artères, le bleu des veines, et, au clair obscur ou autres apparences diverses et reflets variés, s’ajoutent encore des tons gris, bruns et même verts, qui, au premier coup d’œil, peuvent nous paraître grandement contraires à la nature et cependant ont leur justesse et leur effet vrai. Cette combinaison d’apparences est ici tout-à-fait sans éclat, c’est-à-dire, qu’elle ne reflète rien du dehors, mais elle est animée et vivifiée par l’intérieur. Cette transparence qui laisse voir l’intérieur est une des grandes difficultés de la peinture. On peut la comparer à la surface d’un lac, au coucher du soleil, où l’on voit en même temps les figures qu’il reflète et la claire profondeur ainsi que le caractère particulier de ses eaux. L’éclat du métal, au contraire, est bien parfaitement luisant et reluisant, les pierres précieuses sont transparentes et brillantes ; mais on n’y entrevoit aucune fusion de couleurs comme dans la chair. Il en est de même du satin et des étoffes de soie, etc. La peau des animaux, leur poil, leur plumage et leur toison affectent aussi la coloration la plus variée. Néanmoins, dans les parties déterminées, la couleur est plus directe, plus indépendante ; de sorte que la diversité est plus un résultat des surfaces, des plans différents, des petits points et des lignes diversement colorés qu’une véritable fusion, comme dans la carnation humaine. Ce qui s’en rapproche le plus, c’est le jeu des couleurs dans les grappes transparentes du raisin et les admirables nuances de la rose, si tendres et qui ont aussi leur transparence. Celle-ci, toutefois, ne va pas jusqu’à offrir l’aspect de cette vitalité intérieure que doit avoir la chair et que connaît le peintre. Car cet esprit interne et vital ne doit pas paraître comme posé sur une surface, se manifester sous la forme d’une couleur matérielle, ou de raies, de points, etc. ; il se révèle comme un tout animé, profondément transparent, semblable au bien du ciel qui n’offre pas à l’œil une surface qui l’arrête, mais où celui-ci doit pouvoir plonger indéfiniment. Déjà Diderot, dans l’écrit traduit par Goëthe, dit en ce sens : « Celui qui est arrivé à sentir la chair est déjà parvenu très loin. Le reste n’est rien en comparaison. Mille peintres sont morts avant d’avoir eu le sentiment de la chair, mille autres mourront sans l’avoir eu. »

Quant au moyen matériel par lequel cette vitalité, sans éclat, de la chair, peut être représentée, seule, la peinture à l’huile s’en est montrée parfaitement capable. Ce qu’il y a de moins propre à produire une véritable fusion, c’est le mode d’exécution en mosaïque, qui se recommande, il est vrai, par la durée. Comme on doit ici exprimer les diverses nuances de couleur par les différents morceaux de verre ou par de petites pierres juxta-posées, on ne peut jamais marier intimement et fondre ensemble parfaitement les couleurs. La peinture à fresque et à la détrempe va déjà plus loin. Néanmoins, dans les peintures à fresques, les couleurs déposées sur le calcaire humide sont trop vite absorbées ; de sorte que, d’abord, la plus grande habileté et sûreté de pinceau sont nécessaires. Ensuite, il faut exécuter à grands traits, parce que les couleurs séchant vite, ne permettent aucune finesse d’exécution. Il en est de même dans les peintures faites avec les couleurs à la détrempe. Elles sont, à la vérité, plus aptes à produire une grande clarté intérieure et un plus beau luisant ; et cependant, par la rapidité avec laquelle elles sèchent, elles se prêtent moins à la fusion et à la combinaison parfaite des couleurs, et rendent nécessaire une exécution de dessin à traits marqués. La couleur à l’huile, au contraire, permet la fusion la plus délicate et la plus douce, et un procédé par lequel les transitions sont si insensibles, qu’on ne petit dire où une couleur commence et où elle finit. En outre, par un mélange plus parfait et une plus juste application des couleurs, elle obtient le brillant des pierres précieuses, et elle peut, en nuançant ses couleurs de fond et d’azur, produire, à un bien plus haut degré que la peinture a la détrempe, la transparence des différents tons.

Enfin, le troisième point qui nous reste à mentionner, concerne l’aspect vaporeux et la magie dans l’effet du coloris. Cette magie du coloris ne se montre que là où la substance et la matérialité des objets s’est comme dissipée et laisse à sa place apparaître la spiritualité dans la conception et l’exécution des couleurs. En général, on a coutume de dire que la magie des couleurs consiste à traiter toutes les couleurs de telle façon, qu’elles produisent à l’œil un jeu d’illusion formé par la surface la plus extérieure et comme flottante du coloris, un échange des couleurs, des apparences de reflets qui se reproduisent dans d’autres apparences, et cela d’une manière si insaisissable, si fugitive, si animée, que la peinture commence à passer dans le domaine de la musique. C’est sous le rapport du modelé que consiste ici la perfection du clair obscur. En cela, les Italiens, et avant tout Corrège, ont excellé. lis sont allés jusqu’aux ombres les plus profondes, mais qui elles-mêmes restent transparentes et s’élèvent par gradations jusqu’à la lumière la plus éclatante. Par là, on produit à l’œil la plus haute perfection dans les contours. Nulle part une aspérité ou une solution de continuité ; partout de douces transitions. La lumière et les ténèbres n’agissent pas immédiatement, simplement comme lumières et ténèbres ; elles apparaissent l’une à travers l’autre, comme une force agit du dedans à travers une forme extérieure. La même chose a lieu par la manière de traiter la couleur, et les plus grands maîtres ont encore été ici les Hollandais. Par cette idéalité, cette fusion intime, cet échange de reflets et d’apparences, par ces variations fugitives et ces transitions, se répand sur l’ensemble, avec la clarté, l’éclat et la profondeur, le luisant doux et plein de saveur des couleurs, une apparence d’animation qui constitue la magie du coloris, et qui appartient en propre au talent de l’artiste, lequel est ici le magicien.

Ceci nous conduit au dernier point, que je me bornerai à indiquer brièvement.

Nous avons pris notre point de départ dans la perspective linéaire ; de là, nous avons passé au dessin et considéré enfin les couleurs. Ici, la lumière et les ombres, sous le rapport du modelé, nous ont occupé d’abord. Ensuite, nous avons étudié la couleur elle-même, à la fois sous le point de vue du clair obscur, de l’opposition des couleurs, de leur harmonie, de la perspective aérienne, de la carnation et de la magie des couleurs. Le troisième point, maintenant, concerne l’originalité créatrice de l’artiste dans la production du coloris.

On croit communément que la peinture peut ici se conduire d’après des règles déterminées d’avance. Cela néanmoins n’a lieu que dans la perspective linéaire, comme science entièrement géométrique. Et encore ici même, la règle ne peut jamais apparaître, une fois pour toutes, comme règle abstraite, si l’on ne veut pas détruire entièrement l’art de la peinture. En second lieu, le dessin se laisse, moins que la perspective linéaire, ramener à des lois générales. Mais surtout le coloris, le sens des couleurs, doit être un talent artistique, un mode particulier de voir et de concevoir les tons des couleurs réelles, c’est un côté essentiel de l’imagination reproductive et de la faculté d’invention. À cause de ce ton tout personnel de la couleur avec lequel l’artiste voit son monde à lui, et qu’il transporte dans sa composition, la grande diversité du coloris n’est nullement reflet d’un simple caprice, ni un mode favori de coloration qui ne soit pas donné tel in rerum natura ; elle réside dans la nature de la chose même. Aussi, Goëthe raconte (Dichtung und Wahreit’') l’exemple suivant qui a trait à ce sujet : « Lorsque, après une visite à la galerie de Dresde, je rentrai, pour dîner, chez mon cordonnier (chez lequel il s’était logé par fantaisie), j’en croyais à peine mes yeux, car il me semblait avoir devant moi un tableau d’Ostade, d’une si parfaite vérité, qu’il n’y manquait que d’être placé dans la galerie. La position des objets, la lumière et les ombres, la teinte brunâtre de l’ensemble, tout ce qu’on admire dans ces chefs-d’œuvre, je le voyais en réalité. C’était la première fois que m’était révélée, à un tel degré, cette faculté, que j’exerçai sciemment ensuite, de voir la nature avec les yeux de tel ou tel artiste, aux ouvrages duquel j’avais pu donner une attention toute particulière. Cette capacité m’a causé beaucoup déplaisir, mais aussi, elle a augmenté le désir de me livrer, de temps en temps avec ardeur, à l’exercice d’un talent que la nature parait m’avoir refusé. » Cette diversité de coloris se manifeste en particulier, d’abord dans la représentation de la chair humaine, même abstraction faite de toutes les modifications causées par les circonstances extérieures, telles que la manière dont le tableau est éclairé, l’âge, le sexe, la situation, la nationalité, la passion. D’un autre côté, s’agit-il de représenter les scènes de la vie journalière, soit à l’air libre, soit dans l’intérieur des maisons, dans les cabarets, les églises, aussi bien que les paysages de la nature ; la multiplicité des objets et la richesse des couleurs invitent, plus ou moins, chaque peintre, à essayer de saisir, d’une manière personnelle, ce jeu varié des apparences qui s’offre ici, de le reproduire et de le créer d’après sa propre intuition, son expérience et son imagination.


III. De la conceptions, de la composition et de la caractérisation artistique


En étudiant les points particuliers que l’on doit développer au sujet de la peinture, nous avons d’abord parlé du fond même, ensuite de la forme matérielle que celui-ci doit revêtir. Il ne nous reste plus, pour achever, qu’à déterminer la manière dont l’artiste doit, conformément à son sujet et aux matériaux dont il dispose, concevoir et exécuter son œuvre selon les règles de la peinture. Le vaste sujet qui s’offre ici a notre examen peut se diviser de la façon suivante :

Nous avons d’abord à distinguer les différences générales qui s’offrent dans le mode de conception et à les suivre dans leurs développements, à mesure qu’elles affectent une vitalité de plus en plus riche.

Nous devrons ensuite nous occuper des côtés déterminés qui, dans le cercle de ces modes divers de conception, se rattachent de plus près à la composition proprement dite dans la peinture, aux motifs artistiques de la situation saisie par le peintre, et au groupement des objets.

En troisième lieu, nous jetterons un coup d’œil sur l’espèce de caractérisation qui résulte de la différence des objets ainsi que du mode de conception.

I. En ce qui concerne premièrement les modes les plus généraux de conception dans la peinture, ils trouvent leur origine, en partie, dans le sujet même qu’il s’agit de représenter, en partie dans les degrés du développement de l’art, qui ne déploie pas, du premier coup, toute la richesse dont un sujet est susceptible, et n’arrive qu’après avoir franchi plusieurs degrés à une parfaite vitalité.

La première forme que peut offrir, sous ce rapport, la peinture, montre encore qu’elle vient de la sculpture et de l’architecture, parce qu’elle se rattache à ces deux arts par le caractère général de son mode de conception tout entier. C’est ce qui a lieu surtout lorsque l’artiste se borne à des figures isolées, qu’il représente, non dans la détermination vivante d’une situation variée en soi, mais dans le simple repos et l’indépendance absolus. Parmi les différents cercles de sujets que j’ai indiqués comme appropriés à la peinture, ce sont les personnages religieux, le Christ, les Apôtres, les Saints isolés qui conviennent principalement. Car de pareilles figures doivent être capables d’avoir, dans leur isolement, assez d’expression par elles-mêmes pour constituer un tout, un objet substantiel de vénération et d’amour pour les fidèles. C’est de cette manière que nous trouvons, dans l’ancienne peinture, le Christ ou les Saints isolément représentés, sans situation déterminée et sans nature environnante. S’il s’y ajoute quelqu’entourage, celui ci consiste principalement dans des ornements architectoniques et en particulier gothiques, comme cela a lieu chez les anciens Flamands et les hauts Allemands. Dans ce rapport avec l’architecture, dont elle décore les piliers et les arcades, en représentant de pareilles figures rangées à la file, celle des douze apôtres, par exemple, la peinture ne va pas encore jusqu’à la vitalité de l’art postérieur. Dès-lors, les figures offrent, en partie, le caractère un peu raide de la statuaire ; elles conservent aussi, en général, quelque chose du type stationnaire, tel par exemple que le porte en soi la peinture byzantine. Pour de telles images individuelles sans aucun entourage, ou placées seulement au milieu d’un cadre architectonique, une simplicité plus sévère, quelque chose de plus tranché et de plus vif dans les couleurs, sont également convenables. C’est pour cela que les plus anciens peintres, au lieu d’un riche entourage d’objets naturels, ont maintenu l’uniformité du fond d’or. Ce sont, dès lors, les couleurs des vêtements qui doivent faire face à tout, parer, en quelque sorte, à ce défaut. Aussi sont-elles plus tranchées et plus vive s que nous ne les trouvons dans les temps du plus beau développement de la peinture sans compter que les barbares aiment surtout les couleurs simples et vives, le rouge, le bleu, etc.

À ce premier mode de conception appartiennent également la plupart des images célèbres par les miracles qu’elles opèrent. L’homme, en présence de ces images, comme stupéfié d’étonnement, reste indifférent au côté artistique ; elles le tiennent trop à distance pour qu’il trouve en elles une physionomie animée et bienveillante, de la beauté et de la grâce. Aussi, les plus vénérées sont les plus mauvaises au point de vue de l’art.

Mais, si de semblables figures isolées ne peuvent former un tout parfait en soi, si le prestige dont leur personne entière est environnée n’en fait pas un objet de vénération ou d’intérêt, une pareille représentation, exécutée selon le principe de la conception sculpturale, n’a plus, dès-lors, aucun sens. Ainsi, par exemple, les portraits sont intéressants pour ceux qui ont connu ou connaissent la personne, et aussi à cause de leur individualité. Mais si les personnages sont oubliés ou inconnus, alors, en les représentant dans une action ou une situation qui montre un caractère déterminé, on éveille un intérêt tout autre que celui qui s’attache à un tel mode de conception entièrement simple. De grands portraits, lorsque l’art a employé tous ses moyens pour les faire poser devant nous avec une parfaite vitalité, ont, grâce à cette richesse d’expression et de réalité, la propriété de sortir, en quelque sorte, de leur cadre. Dans les portraits de Van Dyck, par exemple, surtout quand ta figure n’est pas tout-à-fait en face, mais un peu tournée de côté, le cadre m’a paru comme la porte par où le personnage entre dans le monde. Les individus, par conséquent, ne sont pas, comme les saints, les anges, etc., déjà quelque chose de parfait et d’achevé en soi ; or, s’ils ne peuvent devenir intéressants que par une situation déterminée, par un état spirituel, une action particulière, il n’est pas convenable de les représenter comme des figures indépendantes. Ainsi, par exemple, le dernier travail de Kügelchen, à Dresde, était quatre bustes : le Christ, Jean Baptiste, Jean l’Évangéliste, et l’Enfant prodigue. En ce qui concerne le Christ et Jean l’Évangéliste, je trouvai, lorsque je les vis, que la conception était parfaitement conforme au but ; mais saint Jean-Baptiste, et surtout l’Enfant prodigue, ne m’offrent pas une individualité telle que je puisse les reconnaître, de celte façon, dans de simples bustes. Ici, au contraire, il est indispensable de placer ces figures en mouvement et en action, ou, au moins, dans des situations par lesquelles elles puissent être en relation vivante avec les objets extérieurs environnants, et acquérir ainsi l’individualité caractéristique d’un tout complet en soi. La tête de l’Enfant prodigue de Kügelchen, exprime, il est vrai, très bien la douleur, le profond repentir et la contrition ; mais que ce doive être précisément le repentir de l’Enfant prodigue, c’est ce qui n’est indiqué que par un petit troupeau de pourceaux dans le fond du tableau. Au lieu de cette indication symbolique, nous devions le voir au milieu de ses pourceaux, ou dans une autre scène de sa vie. Car l’Enfant prodigue n’a aucune autre personnalité, en général, bien caractérisée ; et, a moins d’être une simple allégorie, il n’existe pour nous que dans la succession connue des situations où le récit biblique le représente. Il fallait nous le montrer dans un moment déterminé, quittant la maison paternelle, ou dans sa misère, son repentir et son retour. Mais ainsi, ces pourceaux dans le fond du tableau ne valent pas beaucoup mieux qu’un écriteau avec le nom inscrit.

En général, la peinture, par cela même qu’elle a pour objet la représentation du sentiment intime dans sa parfaite particularité, peut, encore moins que la sculpture, s’en tenir à l’immobilité, privée de situation, d’un personnage indépendant, et à la simple conception d’un caractère idéal. Elle doit donc s’efforcer de présenter cette indépendance et ce caractère dans une situation déterminée, offrir une multiplicité et une variété de caractères et de figures en rapport les uns avec les autres y et au milieu d’un entourage d’objets accessoires ; elle doit abandonner le type traditionnel et stationnaire, écarter tout entourage architectonique, renoncer aux figures et au mode de conception propres à la sculpture ; en un mot, s’affranchir de l’immobilité et de l’inaction, pour rechercher une expression humaine et vivante, une individualité caractéristique, et développer le sujet dans une particularité personnelle, ou dans des scènes extérieures pleines de variété. Tel a été le progrès de la peinture, et c’est par là qu’elle est arrivée à avoir une existence propre. Par conséquent, il lui est, plus qu’aux autres arts du dessin y non seulement permis, mais prescrit, d’adopter une vitalité dramatique, de grouper les figures de manière à les montrer agissant dans une situation déterminée.

A cette nécessité d’entrer dans la parfaite vitalité de l’existence et dans le mouvement dramatique des situations et des caractères, se rattache, en troisième lieu, l’importance toujours croissante que prend l’individualité dans la conception, l’exécution et la vive coloration de tous les objets, en tant que, dans la peinture, le plus haut degré de la vitalité ne peut s’exprimer que par la couleur. Cependant, cette magie de l’apparence peut aussi devenir dominante à tel point, qu’à côté d’elle le fond de la représentation soit indifférent, et que la peinture, avec les tons vaporeux et la magie de ses couleurs, dans l’opposition et l’harmonie produites par ses combinaisons et ses jeux variés, commence à tourner décidément à la musique ; de même que la sculpture, dans le développement et l’extension exagérée du bas-relief, affecte de se rapprocher de la peinture.

II. Un autre point dont nous avons à nous occuper concerne les règles particulières que doit suivre la peinture dans le mode de composition de ses œuvres, en tant qu’elle représente une situation et ses motifs essentiels, par le rapprochement et le groupement des diverses figures et des objets de la nature, pour former un tout complet en soi.

1o Nous pouvons poser, comme condition suprême, le choix heureux d’une situation qui convienne à la peinture.

C’est ici particulièrement que la faculté d’invention du peintre a un champ illimité, depuis les situations de l’objet les plus simples et les plus insignifiantes, celles d’un bouquet de fleurs ou d’un verre de vin, avec des assiettes, du pain, quelques fruits à l’entour, jusqu’aux compositions les plus riches représentant de grands événements de la vie publique, des fêtes, des couronnements, des batailles, le Jugement dernier, où Dieu le père, le Christ et les apôtres, les phalanges célestes et l’humanité tout entière, le ciel, la terre et l’enfer, sont réunis.

Sous ce rapport, nous avons d’abord à distinguer d'une manière précise, ce qui, d’une part, convient à la peinture des situations propres à la sculpture, ensuite, ce qui est du domaine spécial de la poésie et ne peut-être parfaitement exprimé que par elle.

Ce qui distingue essentiellement une situations conforme à la peinture d’une situation appropriée à la sculpture, c’est que, comme nous l’avons vu plus haut, la sculpture est appelée principalement a représenter le calme et l’indépendance, exempts de conflits, dans des situations peu sérieuses où la détermination ne constitue pas le côté frappant. Elle ne commence que dans le bas-relief à adopter le groupement des figures, le développement épique, la représentation d’actions animées qui ont pour principe une collision. La peinture, au contraire, conformément à sa destination propre, ne commence que lorsqu’elle abandonne l’indépendance, privée de rapports, de ces figures et l’absence de détermination de ces situations, pour entrer dans le mouvement vivant des situations humaines, des passions, des conflits, des actions, dans leur relation perpétuelle avec les circonstances extérieures. Lors même qu’elle prend pour objet la nature, dans le paysage, elle doit pouvoir maintenir encore ce caractère déterminé d’une situation particulière et d’une individualité vivante. Aussi, avons-nous posé dès le commencement, cette règle, au sujet de la peinture, qu’elle ne doit pas représenter le caractère, l’ame, le sentiment intérieur, tels qu’ils se manifestent immédiatement à nous dans leur forme extérieure, mais développés et révélant leur vrai caractère par des actions.

Mais ce qu’il s’agit surtout ici de marquer avec précision, c’est le rapport intime de la peinture et de la poésie. Ces deux arts ont, relativement, chacun un avantage et un désavantage. La peinture ne peut donner le développement d’une situation, d’un événement, d’une action, comme la poésie ou la musique, dans une succession d’états divers, mais dans un seul moment. De là naît une réflexion toute simple, c’est que, l’ensemble de la situation ou de l’action, sa fleur en quelque sorte, doivent être représentés par ce seul moment. Par conséquent, il faut choisir l’instant dans lequel ce qui précède et ce qui suit sont concentrés dans un point unique. Dans une bataille, par exemple, ce moment doit être celui de la victoire. Le combat est encore visible, mais en même temps l’issue est déjà certaine. Le peintre, peut donc choisir un reste du passé qui se retire et va disparaître ; celui-ci participe encore du présent, et en même temps indique l’avenir qui doit en sortir comme conséquence immédiate d’une situation déterminée. Voilà tout ce qu’il m’est possible de dire à cet égard. — Malgré ce désavantage vis-à-vis du poète, le peintre a sur lui cet avantage, qu’il peut peindre la scène déterminée dans tous ses détails, puisqu’il la met sous les yeux, dans l’image qu’il retrace de son existence réelle. « Ut pictura poesis erit. » est, à la vérité une maxime favorite qui, en particulier dans la théorie, a été poussée à l’extrême et a été appliquée dans son sens littéral à la poésie descriptive, lorsqu’elle décrit les saisons de l’année, les heures du jour, les fleurs, un paysage. Mais la description de pareils objets et de telles situations par des mots est d’abord très aride et très ennuyeuse, ce qui n’empêche pas que, quand on veut entrer dans les détails, elle ne soit jamais complète. D’un autre côté, elle est confuse, parce qu’elle doit donner comme une succession d’images ce qui, dans la peinture, s’offre simultanément aux regards. De sorte que nous oublions toujours ce qui précède, ou nous ne l’avons pas présent à l’imagination, quoiqu’il doive être essentiellement lié à ce qui suit, puisque le tout coexiste dans l’espace et n’a de valeur que par cette liaison et cette simultanéité. Ce qui, au contraire, échappe au peintre, sous le rapport de la succession continue, il peut le préciser, le remplacer par ces particularités qui s’offrent simultanément. Cependant la peinture, sous un autre rapport, le cède à la poésie et à la musique, je veux dire sous le rapport lyrique. La poésie peut développer les sentiments et les idées non seulement comme tels, mais encore dans leur fluctuation, leur développement et leur gradation. C’est ce qui a lieu, plus encore, sous le rapport de l’intensité et de la concentration du sentiment dans la musique qui a affaire aux mouvements intérieurs de l’ame eux-mêmes. Ici, la peinture n’a à sa disposition que l’expression du visage et les attitudes du corps ; et si elle se laisse aller exclusivement à la tendance à proprement parler lyrique, elle méconnaît ses moyens. Car, à quelque point qu’elle exprime la passion intérieure et le sentiment dans le jeu de la physionomie et par les mouvements du corps, cette expression n’est toujours pas celle du sentiment en soi, c’est seulement son expression dans une manifestation, une circonstance, une action déterminée. Par cela même qu’elle le représente dans l’extérieur, elle n’a plus le sens abstrait de rendre visible l’intérieur par la physionomie et la forme du corps. Cette forme extérieure, par laquelle elle exprime l’intérieur, c’est précisément une situation, c’est la passion dans une action déterminée qui seule explique le sentiment et le fait reconnaître. Si, par conséquent, l’on fait consister le côté poétique, dans la peinture, en ce qu’elle doit exprimer le sentiment intérieur immédiatement, sans motif précis et sans action,par les traits du visage et le maintien du corps, c’est alors ramener la peinture à une abstraction dont elle doit précisément triompher, et lui demander d’envahir le domaine propre de la poésie ; ose-telle en faire l’essai, elle tombe dans la sécheresse ou la fadeur.

J’insiste sur ce point, parce que, dans la dernière exposition (1828), on a beaucoup vanté plusieurs tableaux de ce qu’on appelle l’École de Dusseldorf, dont les auteurs, malgré beaucoup d’intelligence et d’habileté technique, ont adopté cette tendance sentimentale vers ce qui ne peut être représenté que par la poésie. Les sujets étaient, pour la plupart, empruntés aux poésies de Goethe ou de Shakespeare, de l’Arioste ou du Tasse. Il s’agissait principalement de l’amour comme sentiment intime. Les principaux tableaux représentaient, par exemple, Roméo et Juliette, Renaud et Armide, sans situation plus précise. De sorte que ces amants ne font et n’expriment rien autre chose que de s’aimer mutuellement, de se rapprocher l’un de l’autre, de se regarder et de se contempler amoureusement. Dès-lors, l’expression principale se concentre dans la bouche et dans les yeux ; et, en particulier, Renaud, avec ses longues jambes, dont il ne sait que faire, a une attitude passablement gauche. Aussi ce grand corps est-il tout-à-fait insignifiant. La sculpture, comme nous l’avons vu, est privée de l’œil et du regard de l’ame. La peinture, au contraire, s’empare de ce riche moyen d’expression ; mais elle ne doit pas se concentrer dans ce point, vouloir faire du feu qui brille dans le regard, de la langueur ou du désir qui se peignent dans l’œil, de la douce bienveillance de la bouche, le caractère principal de l’expression, sans autre motif. Du même genre était aussi le pêcheur de Hübner dont le sujet était tiré de la pièce de vers bien connue de Goëthe, où il décrit l’aspiration vague vers le calme, la fraîcheur et la pureté des eaux, avec une si merveilleuse profondeur et grâce de sentiment. Le jeune pécheur, qui est entraîné nu dans l’eau, a, comme les figures d’hommes dans les autres tableaux, une physionomie très prosaïque ; du moins, si elle était calme, on ne pourrait soupçonner qu’elle peut être capable d’un profond et beau sentiment. En général, on ne peut dire de toutes ces figures d’hommes et de femmes, qu’elles sont d’une beauté saine. Au contraire, elles ne montrent que de l’excitabilité nerveuse, la faiblesse maladive de l’amour et du sentiment ; des affections, en un mot, que l’on ne veut pas voir reproduites et que l’on aimerait bien plutôt voir guéries dans l’art comme dans la vie réelle. À cette catégorie appartiennent encore la manière et le genre dans lesquels Schadow le maître de cette École, a représenté la Mignon de Goëthe. Le caractère de Mignon est exclusivement poétique. Ce qui la rend intéressante, c’est son passé, la dureté de son destin moral et physique, la lutte intérieure d’une passion italienne, violemment excitée dans une ame qui ne s’explique pas encore clairement ce qu’elle désire, qui manque totalement de but et de décision, et qui alors, pleine de mystères, ne sait même venir en aide à sa situation. Cette ame, concentrée en elle-même et malade, qui ne se laisse entrevoir que dans des éruptions isolées et incohérentes, est le côté pathétique de l’intérêt que nous prenons à elle. Maintenant, un pareil sentiment, caché dans les replis de l’ame, peut bien poser devant notre imagination ; mais la peinture ne peut le représenter comme l’a voulu faire Schadow, sans une situation et une action déterminées, simplement par la figure et la physionomie de Mignon. En général, on peut ici soutenir que ces images, comme on les appelle, sont conçues sans imagination, quant à la situation, aux motifs et à l’expression. Car il est de l’essence des véritables représentations de la peinture, que l’objet tout entier soit saisi d’imagination et représenté dans des personnages qui livrent aux regards l’intérieur de leur ame, se manifestent par une suite de sentiments, par une action qui soit tellement significative que l’ensemble et les détails, dans l’œuvre d’art, apparaissent parfaitement adaptés par l’imagination à l’expression du sujet choisi. Les anciens peintres italiens, en particulier, ont bien aussi, comme les modernes, représenté des scènes d’amour, et les ont en partie empruntées aux poètes ; mais ils ont su les développer avec imagination et avec une sérénité saine. L’Amour et Psyché, l’Amour avec Vénus, le rapt de Proserpine, l’Enlèvement des Sabines, Hercule filant aux pieds d’Omphale qui s’est revêtue de la peau du lion y ce sont là autant de sujets que les anciens maîtres ont représentés dans des situations vivantes et déterminées, dans des scènes avec des motifs, et non pas uniquement comme simples sentiments, sans aucune action qui laisse rien à faire à l’imagination. Ils ont aussi tiré des scènes d’amour de l’Ancien-Testament. Ainsi, par exemple, il y a dans la galerie de Dresde un tableau de Giorgione. Jacob venu de loin salue Rachel, lui presse la main et lui donne un baiser. Derrière lui y à une certaine distance, se tiennent deux serviteurs, au bord d’une fontaine, occupés à puiser de l’eau pour les troupeaux qui paissent nombreux dans la vallée. Un autre tableau représente Isaac et Rebecca. Rebecca donne à boire aux serviteurs d’Abraham, ce qui la fait reconnaître d’eux. Il y a aussi des scènes tirées de l’Arioste : Médor, par exemple, inscrivant le nom d’Angélique sur le bord d’une fontaine.

Si, dans ces derniers temps, on a tant parlé de la poésie dans la peinture, cela ne peut, comme nous l’avons dit, signifier rien autre chose, si ce n’est concevoir un sujet avec imagination, faire que les sentiments se développent par des actions ; mais non vouloir conserver les sentiments abstraits, et les exprimer comme tels. La poésie elle-même, qui peut exprimer le sentiment dans son caractère intime, se développe dans des images, des tableaux et des descriptions. Si, par exemple, elle voulait, dans l’expression de l’amour, se borner à ces mots : Je t’aime, et les répéter sans cesse, cela pourrait bien plaire à ces Messieurs qui ont beaucoup parlé de la poésie de la poésie, mais ce serait de la prose la plus abstraite. Car l’art, en général, en ce qui concerne le sentiment, consiste à le concevoir et à le saisir par l’imagination ; celle-ci, dans la poésie, traduit la passion en images, et nous plaît par cette manifestation extérieure, que ce soit lyriquement ou dans des événements épiques, ou dans des actions dramatiques. Mais pour exprimer tout cela dans la peinture, la bouche, l’œil et le maintien ne suffisent pas. 11 faut qu’il y ait là aussi un ensemble de formes visibles, concrètes, capables de représenter la situation intérieure.

Ainsi donc, sous ce point de vue, la chose principale, dans un tableau, consiste en ce qu’il représente une véritable situation, mette en scène une action. Ici, la première loi est l’intelligibilité. Sous ce rapport, les sujets religieux ont un grand avantage, celui d’être connus de tout le monde. La Salutation de l’Ange, l’Adoration des Bergers, le Repos dans la Fuite en Égypte, le Crucifiement. la Mise au Tombeau, la Résurrection ; de même, les Légendes des Saints n’étaient nullement étrangers au public pour lequel le tableau était peint, quoique les histoires des martyrs soient aujourd’hui loin de nous. Pour une église, c’était ordinairement l’histoire du patron ou de la patronne de la ville, qui était représentée. Par conséquent, les peintres ne se sont pas toujours bornés à choisir eux-mêmes de pareils sujets. Le besoin les exigeait, comme destinés à des autels, à des chapelles, à des couvents, etc. De sorte que, déjà, le lieu où ils sont exposés contribue à l’intelligence du tableau. Cela est, en partie, nécessaire ; car la peinture manque du langage des mots et des noms, dont la poésie peut s’aider indépendamment de ses autres moyens nombreux de désignation. Ainsi, par exemple, dans un château royal, dans une salle de conseil ou de parlement, des scènes empruntées aux grands événements, des moments importants de l’histoire de cet État, de cette ville, de cet édifice, auront leur place naturelle et seront parfaitement connus dans le lieu auquel le tableau est destiné. On ne choisira pas volontiers, pour un château royal à Berlin, un sujet tiré de l’histoire d’Angleterre ou de la Chine, ou de la vie du roi Mithridate. Il en est autrement dans les galeries de tableaux où l’on rassemble tout ce que l’on possède et ce qu’on peut acheter partout de bons ouvrages d’art. Dès-lors, le tableau perd sa convenance locale, qui en facilite en même temps l’intelligence. II en est de même des appartements des particuliers. Un particulier prend ce qu’il peut acheter ; il achète, comme l’on fait pour former une galerie. Il a d’ailleurs ses goûts, ses caprices.

Sous le rapport de l’intelligence, ce qu’on appelle les représentations allégoriques, très à ta mode à une certaine époque, sont bien loin des sujets d’histoire. La vitalité intérieure et la particularité doivent manquer aux figures ; c’est quelque chose d’indéterminé, de pâle et de froid. Au contraire, les scènes de la nature et les situations de la vie journalière, non seulement sont claires dans ce qu’elles doivent signifier, mais sous le rapport de l’individualité, de la variété dramatique, du mouvement et de la richesse des détails, elles offrent à l’artiste un champ très favorable à l’exercice de son talent.

2o Mais, maintenant, pour que la situation déterminée soit reconnaissable, le simple local ou le tableau est exposé, ne suffit pas. Il ne suffit pas même que le sujet, en général, soit connu. C’est aussi la tâche du peintre de le rendre intelligible. Ce ne sont là, en effet, que des circonstances extérieures qui se rapportent peu à l’œuvre d’art en elle-même. Le point principal, au contraire, est que l’artiste ait assez d’intelligence et de talent pour mettre en relief et développer avec invention les différents motifs que renferme la situation déterminée. Chaque action, dans laquelle la cause morale se révèle à l’extérieur, offre des signes frappants, des suites manifestes, des rapports sensibles, qui, en tant qu’ils sont en réalité des effets de cette cause, peuvent être employés, de la manière la plus heureuse comme moyen de faire comprendre le sujet, aussi bien que pour donner aux personnages un plus haut caractère d’individualité. Un reproche bien connu, par exemple, que l’on fait ordinairement à la Transfiguration de Raphaël, c’est que le tableau est divisé en deux actions qui n’ont entre elles aucun rapport. Cela est vrai, en effet, lorsqu’on le considère extérieurement. En haut, sur la montagne, nous voyons la transfiguration du Christ, en bas la scène de possédé. Mais si l’on entre dans l’esprit de la composition, elle ne manque pas de la plus haute unité. Car le côté physique de la transfiguration c’est précisément l’élévation du Sauveur au-dessus de la terre et la distance qui le sépare des disciples. II fallait donc rendre sensible cette séparation et cet éloignement. D’un autre côté, l’élévation du Christ est manifestée, surtout ici, dans un incident particulier et réel, c’est que les disciples ne peuvent guérir le possédé sans le secours du maître. Ici donc, cette double action est parfaitement motivée. D’ailleurs, le lien est extérieurement représenté par le signe que fait un disciple qui montre expressément le Christ dans l’éloignement, et indique ainsi la véritable destination du Fils de Dieu, celle d’être en meme temps sur la terre, afin que ce mot soit accompli : « Lorsque deux de mes disciples sont assemblés en mon nom, je suis au milieu d’eux. » — Pour citer encore un autre exemple, Goëthe avait donné un jour, pour sujet de prix, la représentation d’Achille sous des habits femme, au moment de l’arrivée d’Ulysse. Dans un dessin, Achille regarde le casque du héros armé ; son cœur s’enflamme à cette vue, et à la suite de ce mouvement intérieur, il arrache le collier de perles qu’il porte à son cou. Un jeune garçon cherche les perles à terre et les ramasse. Ce sont là des motifs d’un choix heureux.

De plus, l’artiste a des espaces plus ou moins grands à remplir. Il a besoin du paysage comme fond de son tableau, d’effets de lumière, d’un entourage architectonique, de figures accessoires, de meubles, etc. Il doit adapter, autant que cela se peut, tout cet appareil sensible à la représentation des motifs qui sont dans la situation même, et ainsi savoir mettre l’extérieur lui-même dans un tel accord avec ces motifs, qu’il ne reste plus en soi insignifiant. Deux princes, par exemple, ou deux patriarches se présentent la main ; si c’est un signe de paix, la confirmation d’une alliance, des guerriers, des armes, les préparatifs d’un sacrifice, constituent l’accompagnement convenable pour un serment. Si, au contraire, ce sont des personnages qui se rencontrent dans un voyage et qui se tendent la main en signe de salut ou d’adieu, de tout autres motifs sont nécessaires. Inventer ceux-ci de telle sorte qu’il en ressorte une indication claire de ce qui a précédé et que la représentation totale en reçoive un caractère déterminé d’individualisation, voilà la chose principale vers laquelle doit se diriger, sous ce rapport, l’intelligence du peintre. Plusieurs artistes ont été jusqu’à représenter les caractères symboliques des circonstances et de l’action. Dans l’Adoration des Rois Mages, par exemple, on voit le Christ couché dans une crèche, sous le toit d’un bâtiment en ruines, tout au tour, les murs croulants d’un antique édifice, et, dans le fond du tableau, un temple commencé. Ces pierres qui s’écroulent et cette église qui s’élève, font allusion à la ruine du paganisme et à la naissance de l’Église chrétienne. De même, dans la Salutation Angélique, à côté de Marie, particulièrement dans les tableaux de l’école de Van Eyck, on voit souvent des lys sans anthères, ce qui indiquait la virginité de la mère de Dieu.

3o Mais maintenant, la peinture à cause de la multiplicité des idées et des objets par lesquels elle doit développer les situations déterminées, les accidents, les conflits elles actions, est obligé d’affecter des différences variées et des oppositions, qu’il s’agisse des objets de la nature ou des figures humaines ; il faut donc qu’elle sache coordonner ensemble toutes ces parties, les combiner pour en faire un tout harmonieux. Dès lors, une distribution et un groupement des figures, exécutés avec art, sont nécessaires comme une des conditions les plus importantes de la peinture. Parmi le grand nombre de prescriptions qui trouvent ici leur application, ce qu’il y a de plus général à dire sur ce sujet ne peut toujours qu’être superficiel. Je me bornerai à indiquer brièvement, quelques points principaux.

Le premier mode de disposition est encore tout-à-fait architectonique. Il consiste à placer les figures, de la même manière, les unes à côté des autres, à opposer régulièrement, à combiner avec symétrie, non seulement les personnages, mais leur maintien et leurs mouvements. Ici, c’est particulièrement la forme pyramidale des groupes qui est la disposition favorite. Dans un crucifiement, par exemple, la pyramide se fait d’elle-même. Le Christ est suspendu en croix en haut. En bas, à ses côtés, se tiennent ses disciples, la Vierge ou des saints. II en est de même dans les images de madones, où la Vierge, avec l’Enfant-Jésus, est assise sur un trône élevé, et, à un plan inférieur, sont des apôtres, des martyrs, etc. Dans la madone même de la chapelle Sixtine, ce mode de groupement est encore conservé comme produisant le plus d’effet. En général, il repose le mieux la vue, parce que, par son sommet, il réunit les objets disséminés d’ailleurs et donne au groupe une unité extérieure.

Une pareille ordonnance d’une symétrie et d’une simplicité encore abstraites comporte cependant une grande vitalité ou individualité de position, d’expression et de mouvement, dans les particularités, et les détails. Le peintre, lorsqu’il emploie, à la fois, tous les moyens que possède son art, dispose de plusieurs plans ; ce qui lui permet de faire mieux ressortir les figures principales, en comparaison des autres ; et d’ailleurs, comme moyens de concourir au même but, il a aussi à sa disposition les effets de lumière et la couleur. Dès lors, on voit comment il doit, sous ce rapport, arranger ses groupes, éviter de trop mettre sur les côtés les figures principales, de placer ses figures secondaires là ou elles attireraient sur elles la plus grande attention ; de même aussi répandre la plus vive lumière sur les objets qui constituent le sujet principal, ne pas les reléguer dans l’ombre, ne pas représenter les figures accessoires avec les couleurs les plus remarquables et dans la lumière la plus éclatante.

Dans une manière de grouper moins symétrique, et par-là plus vivante, l’artiste doit, avant tout, faire en sorte que les figures ne soient pas trop pressées les unes sur les autres, et n’offrent pas de la confusion, comme on le voit dans certains tableaux, où il faut chercher à réunir les membres, se donner beaucoup de peine pour trouver les jambes qui appartiennent à telle tête, faire le triage des bras, des mains, des vêtements, des armes, etc. Au contraire, dans les grandes compositions, le mieux sera de maintenir l’ensemble divisé en parties clairement distinctes, sans toutefois les isoler complètement ni les éparpiller. Cette règle s’applique, en particulier, aux scènes et aux situations qui, de leur nature, offrent déjà une succession d’objets disséminés, comme, par exemple, les Israélites recueillant la manne dans le désert, des marchés, etc., et d’autres du même genre. — Je me bornerai à ces indications générales.


III. Après avoir traité d’abord des modes généraux de conception en peinture, en second lieu, de la composition, en ce qui regarde le choix des situations, l’invention des motifs et la manière de grouper, je dois, en troisième lieu, ajouter quelques observations sur le mode de caractérisation par lequel la peinture se distingue de la sculpture et de sa plastique idéale.

Il a déjà été dit précédemment que la peinture offre un champ libre au développement du caractère personnel, dans ce qu’il a de plus original, soit au morale soit au physique ; ce qui fait que l’on ne peut trouver ici la beauté de l’individualité telle qu’elle est conçue dans l’idéal même. Mais, aussi, la peinture peut aller jusqu’à cette expression des traits particuliers qui répond à ce que nous nommons, dans un sens nouveau, le caractéristique. On a, sous ce rapport, fait du caractéristique le signe distinctif de l’art moderne en opposition avec l’art antique ; et dans la signification que nous voulons donner ici à ce mot, cette différence, sans doute, ne manque pas de justesse. Soumis à la mesure moderne, Jupiter, Apollon, Diane, etc. ne sont pas, à proprement parler, des caractères, quoique nous devions les admirer comme ces hautes individualités, types éternels de l’idéal plastique. Dans l’Achille homérique, dans l’Agamemnon, la Clytemnestre d’Eschyle, dans Ulysse, Antigone, Ismène, etc., tels que Sophocle, nous les montre développant leur caractère intime dans leurs paroles et leurs actions, apparaît déjà une individualité plus déterminée, sur laquelle ces personnages s’appuient comme sur quelque chose qui convient à leur essence. Si donc l’on veut nommer cela caractère, on trouve aussi des caractères représentés dans l’art antique. Mais dans Agamemnon, Ajax, Ulysse, etc., le caractère, tout particulier qu’il est, conserve encore une certaine généralité. C’est le caractère d’un prince, l’orgueil guerrier, la ruse dans une détermination abstraite. L’individuel se combine étroitement avec le général ; le caractère s’élève ainsi à l’individualité idéale. La peinture, au contraire, qui ne ramène pas le caractère particulier à ce degré d’idéalité, développe précisément le côté multiple et même accidentel de la particularité. De sorte qu’au lieu de cet idéal plastique des dieux et des hommes, nous avons maintenant sous les yeux des personnages particuliers avec les accidents propres à leur physionomie individuelle. Dès lors aussi, cette perfection de la forme corporelle, avec laquelle s’harmonisait le principe spirituel dans son existence saine et libre, en un mot, ce que nous avons appelé la beauté idéale dans la sculpture, il ne faut ni la chercher au même degré dans la peinture, ni même vouloir en faire ici la chose principale, puisque maintenant c’est le sentiment intime de l’ame et sa personnalité vivante qui constituent le centre de la représentation. Dans cette région morale, ce qui appartient au règne de la nature ne peut pénétrer aussi avant. De même que la conscience morale pouvait se montrer sous la figure de Silène d’un Socrate, de même la pureté du cœur, la sainteté de l’ame peuvent habiter dans un corps laid, si on le considère en soi dans sa forme purement extérieure. Sans doute, en représentant la beauté spirituelle, l’artiste évitera la laideur des formes corporelles, ou il saura la dominer, par la puissance de l’ame qui perce à travers le corps, et la glorifier. Toutefois il ne pourra éviter tout-à-fait la laideur. Car le fond de la représentation dans la peinture, ainsi que nous l’avons longuement décrit plus haut, renferme en soi un côté pour lequel la difformité et la laideur des figures humaines et des physionomies sont précisément nécessaires. C’est le cercle de la perversité et de la méchanceté, qui sont mises en scène dans les sujets religieux, principalement avec les bourreaux, (par exemple, dans la passion du Christ,) ou avec les damnés et les démons dans l’enfer. Michel-Ange, en particulier, savait peindre des démons qui, pour les proportions fantastiques, dépassaient, il est vrai, la mesure des formes humaines, mais où le type humain était néanmoins conservé.

Toutefois, si les personnages que représente la peinture doivent offrir en soi un tout vivant où l’on reconnaisse le caractère particulier de l’individu, ce n’est pas à dire, pour cela, qu’en eux il ne peut pas apparaître quelque chose d’analogue à ce qui constitue l’idéal dans l’art plastique. Dans les sujets religieux, à la vérité, l’expression fondamentale de l’amour pur est la chose principale, surtout dans la Vierge, dont toute l’essence consiste dans cet amour ; de même, dans les femmes qui suivent le Christ, dans les disciples, dans saint Jean, le disciple de l’amour. Mais, avec cette expression peut aussi se marier la beauté sensible des formes, comme cela a lieu, par exemple, chez Raphaël. Seulement, elle ne doit pas dominer comme simple beauté de la forme, elle doit être pénétrée et glorifiée intérieurement par l’expression de l’ame et du sentiment ; et ce sentiment profond de l’ame doit se révéler comme le but et le fond essentiel de la représentation. La beauté trouve aussi un libre champ dans les figures d’enfant du Christ et de saint Jean-Baptiste. Dans les autres figures, d’apôtres, de saints, de disciples, de sages de l’antiquité, etc., cette expression de haute sentimentalité est, en quelque sorte, plutôt le résultat des situations déterminées et momentanées. En dehors de ces situations, ils apparaissent comme des caractères indépendants, tels qu’ils s’offrent dans le monde réel, pleins de force d’ame et de constance dans leur foi et dans leurs actes. De sorte qu’ici, une vertu mâle, sérieuse et digne constitue le trait principal des caractères, malgré toute la variété qu’ils peuvent affecter. Ce ne sont pas des divinités idéales, c’est l’humanité idéalisée ; ce sont des existences entièrement individuelles, non seulement des hommes, comme ils devaient être, mais l’idéal de la nature humaine, telle qu’elle est dans la vie réelle ; ce sont des hommes auxquels ne manque ni un caractère particulier ni l’accord de cette particularité avec le fond général qui pénètre et remplit les individus. Michel-Ânge, Raphaël, Léonard de Vinci, par exemple, dans son fameux tableau de la Cène, ont offert de semblables figures où résident une dignité, une grandeur et une noblesse, que sont loin d’avoir celles des autres peintres. Tel est le point sur lequel la peinture, sans abandonner le caractère de son domaine propre, se rencontre avec l’art antique sur le même terrain.

Maintenant, comme la peinture est, parmi les arts du dessin, celui qui accorde le plus à la forme particulière et au caractère déterminé le droit de figurer pour leur propre compte, il est aussi dans sa nature d’incliner vers le genre spécial du portrait. On a donc eu grand tort de condamner la peinture de portraits comme n’étant pas conforme au but élevé de l’art. Qui voudrait calculer le nombre d’excellents portraits des grands maîtres ? D’ailleurs, indépendamment de la valeur artistique de ces ouvrages, quel est celui qui se contente de la mémoire des hommes célèbres, du souvenir de leur génie, de leurs actions, et n’est pas désireux de contempler leur image vivante, exécutée avec des traits d’une telle fidélité qu’on croie les avoir sous les yeux ? Il y a plus, abstraction faite de pareils motifs, qui sont en dehors de l’art, on peut soutenir, en un certain sens, que les progrès de la peinture, depuis ses imparfaits essais, ont consisté précisément à se perfectionner dans le sens du portrait. Ce fut d’abord le sentiment religieux et mystique qui, le premier, sut créer l’expression de la vitalité intérieure. L’art, à un plus haut degré de perfection, vivifia cet esprit en donnant plus de vérité aux figures, en les rapprochant davantage de l’existence réelle, et, à mesure qu’il perfectionnait la forme extérieure, il entrait plus profondément encore dans l’expression de l’ame et du sentiment intime.

Cependant, afin que le portrait soit aussi une œuvre d’art véritable, il faut, comme nous l’avons indiqué ailleurs, qu’en lui soit empreint le type de l’individualité spirituelle, et que le caractère spirituel soit le point important et dominant. À cela, doivent concourir toutes les parties du visage. Le peintre, doué d’un sens physionomique plein de finesse, représente alors le caractère original de l’individu, par cela même qu’il saisit et fait ressortir les traits, les parties qui l’expriment dans sa vitalité la plus claire et la plus saillante. Sous ce rapport, un portrait peut être très ressemblant, d’une grande exactitude d’exécution et, néanmoins, insignifiant. Au contraire, une esquisse jetée en peu de traits par une main de maître, sera infiniment plus vivante et d’une vérité frappante. Une telle esquisse doit, par les traits vraiment significatifs, représenter l’image simple mais totale du caractère, que cette exécution sans talent, cette fidélité matérielle, a laissé échapper ou n’a pas su faire ressortir. Le plus grand secret de l’art sera de maintenir, sous ce rapport, un heureux milieu, entre de telles esquisses et l’imitation fidèle de la nature. Tels sont, par exemple, les portraits du Titien. Ils nous offrent l’aspect de l’individualité et nous donnent l’idée de la vitalité spirituelle à un degré qui n’est pas dans la physionomie réelle. Il en est ici comme de la description des grandes actions et des grands événements par un véritable historien, par un historien artiste, qui nous en retrace une image d’une bien plus haute vérité que ne le serait le spectacle même de la réalité. La réalité est surchargée de faits accessoires, de circonstances accidentelles qui offusquent la vérité, de sorte que souvent on peut dire que les arbres nous cachent la forêt. Souvent aussi, ce qu’il y a de plus grand passe sous nos yeux comme un événement ordinaire et journalier. Ce qui fait les grands événements et les grandes actions, c’est le sens et l’esprit qui résident en eux. Or, c’est là ce que nous montre une exposition vraiment historique, qui n’accueille pas tous les faits extérieurs, mais se contente de mettre en lumière ceux où cet esprit intérieur se développe d’une façon vivante. Telle est aussi la manière dont le peintre doit nous mettre sous les yeux, par les procédés de son art, le sens spirituel et le caractère de la figure. S’il y réussit parfaitement, on peut dire qu’un pareil portrait est, en quelque sorte, plus fidèle, plus ressemblant à la personne, que la personne elle-même. Albrecht Dürer a fait de pareils portraits. Avec peu de moyens, les traits ressortent si simples, si déterminés, si grandioses, que nous croyons voir poser devant nous toute une vie intellectuelle. Plus on considère une pareille image, plus on voit profondément au dedans, et plus on voit aussi au dehors. Il semble que ce soit un dessin exécuté avec verve et avec esprit, qui rend parfaitement les traits caractéristiques et ne revêt le reste de couleurs et de formes, qu’autant qu’il le faut pour offrir une plus grande vérité sensible et donner plus de finesse à l’ensemble, sans entrer, comme la nature, dans les détails de la vitalité simplement matérielle. Ainsi, dans un paysage réel, la nature a peint, dessiné et coloré chaque feuille, chaque petite branche, chaque herbe, avec la môme perfection. La peinture de paysage ne doit pas vouloir la suivre dans ce travail infini, mais se borner à représenter les détails conformément au caractère général que l’ensemble exprime. Et si, quant à l’essentiel, elle reste caractéristique et individuelle, elle ne va pas jusqu’à portraiturer les particularités en soi, en imitant servilement la nature dans ses filaments, ses dentelures, etc.

Dans la figure humaine, le dessin de la nature c’est le squelette ; ce sont les parties dures autour desquelles les parties molles se placent et se développent avec leurs accidents divers. Mais le dessin caractéristique du portrait, quelqu’importantes que soient les parties dures, consiste dans d’autres traits fixes, dans le visage façonné par l’esprit. On peut dire, en ce sens, d’un portrait, que non seulement il peut flatter, mais qu’il le doit ; car il doit négliger ce qui appartient aux simples accidents de la nature et ne reproduire que ce qui contribue à exprimer le caractère de l’individu dans son essence la plus propre et la plus intime. Aujourd’hui, il est de mode de donner à toutes les figures, pour les rendre aimables, un air souriant ; cette tendance est fort dangereuse et difficile à maintenir dans les limites. Cela peut être gracieux ; mais la simple bienveillance que l’on contracte dans les habitudes de la société et qui se confond avec la politesse chez l’homme du monde, n’est pas un trait essentiel de caractère. Sous le pinceau de beaucoup de peintres, elle dégénère très facilement en fade douceur.

Cependant, quoique la peinture, dans toutes ses représentations, suive un principe analogue à celui qui domine dans le portrait, elle doit toujours approprier les traits dé la figure, l’extérieur, le maintien, la manière de grouper, les divers modes de coloris, à la situation particulière où elle place ses personnages ainsi que les objets de la nature, afin de leur faire exprimer une idée, produire une impression. Car, le sentiment qui fait le fond de la situation, voilà ce qu’il s’agit de représenter.

Parmi les détails infiniment variés qui peuvent ici être pris en considération, je ne veux toucher qu’un seul point principal. En effet, ou la situation est, de sa nature, passagère, et le sentiment qu’elle exprime momentané, au point qu’un seul et même sujet peut encore exprimer plusieurs sentiments semblables et même opposés, — ou la situation et le sentiment s’identifient avec le caractère tout entier, dans ce qu’il a de plus intime, et manifestent toute l’excellence de sa nature morale. Or, ces derniers sujets sont les vrais moments, les moments décisifs pour le caractéristique. Ainsi, dans les situations où j’ai déjà eu plus haut l’occasion de parler de la Madone, quelqu’individuels que soient les traits particuliers sous lesquels on peut se la figurer, on ne trouve rien qui n’appartienne à la mère de Dieu, rien qui ne s’accorde avec son ame tout entière et son caractère. Ici, maintenant, nous dirons qu’elle doit être caractérisée de telle sorte qu’il soit évident qu’elle n’est rien autre chose que ce qu’elle peut exprimer dans cette situation déterminée. Aussi, les grands maîtres ont peint la Madone dans ces situations qui représentent éternellement la mère, dans les moments de la maternité. D’autres maîtres ont mis, en outre, dans son caractère, des traits qui rappellent la vie mondaine ou une autre existence. Cette expression peut bien être belle et vivante ; mais cette figure, ces traits, une semblable expression, pourraient tout aussi bien convenir à d’autres intérêts et à d’autres affections : à l’amour conjugal, par exemple, etc. Nous sommes disposés, dès-lors, à considérer aussi cette figure avec d’autres yeux que ceux qui doivent contempler une Madone. Dans les œuvres du genre le plus élevé, on ne doit pas donner place à d’autres pensées qu’à celles que doit éveiller la situation même. C’est d’après ce principe que la Madeleine de Corrège, à Dresde, me paraît si digne d’admiration, et sera, en effet, éternellement admirée. C’est bien la pécheresse repentante ; mais on voit en elle que le péché n’est pas sérieux, qu’elle avait une ame naturellement noble, et qu’elle n’a pu être capable d’une mauvaise passion ni d’une mauvaise action. Aussi, n’a-t-elle pas à se dépouiller de son vrai caractère, mais à rentrer plus profondément en soi. Cette conversion, ce n’est qu’un retour à elle-même. Ce n’est donc pas là une situation momentanée, c’est sa nature entière. Aussi, dans l’ensemble de la représentation, dans l’extérieur et les traits du visage, l’habillement, le maintien, les objets environnants, l’artiste n’a laissé aucune trace, aucun souvenir qui pût rappeler le péché ou la faute. Elle n’a pas conscience du passé. Elle est complètement absorbée dans son état présent ; cette foi, cette rêverie, cette mélancolie profonde où elle est plongée, paraissent être tout son caractère.

Cet accord parfait de l’intérieur et de l’extérieur, du caractère déterminé et de la situation, a été réalisé de la manière la plus belle, particulièrement par les Italiens. Dans le buste de l’Enfant Prodigue, de Kûgelchen, dont nous avons parlé précédemment, la contrition et le repentir sont vivement exprimés. Cependant, l’unité du caractère tout entier du personnage, en-dehors de cette situation où il est représenté, n’a pas été atteinte par l’artiste. Si l’on se représente ses traits en repos, ils n’offrent que la physionomie d’un homme que vous pouvez aussi bien rencontrer sur le pont de Dresde, ou partout ailleurs. Dans le véritable accord du caractère avec l’expression d’une situation déterminée rien de semblable ne doit s’offrir à nous.

II y a plus, dans les vraies peintures de genre, même quand il s’agit des moments les plus fugitifs, la vitalité est trop grande pour donner lieu à penser que ces figures puissent être capables d’avoir jamais un autre maintien, d’autres traits et une autre expression.

Tels sont les points principaux, en ce qui regarde le fond et l’exécution artistiques dans l’élément sensible de la peinture : la surface et les couleurs.