Système des beaux arts/III/I/I

Texte établi par Ch. Bénard,  (p. 332-358).

I. Caractère général de la Peinture.


Nous avons donnée comme principe essentiel de la peinture, la subjectivité intérieure, l’ame, qui dans la vitalité de ses sensations, de ses représentations, de ses actions, embrasse à la fois le ciel et la terre, se déploie dans une multitude de situations, et se manifeste ainsi sous des formes corporelles. C’est ce qui nous a fait placer le centre de la peinture dans le monde romantique ou chrétien. Or, on pourrait objecter que, chez les anciens, on rencontre d’excellents peintres qui, dans cet art, se sont élevés aussi haut que dans la sculpture, c’est-à-dire jusqu’à la perfection ; que, même, d’autres peuples que les Grecs, tels que les Chinois, les Indiens, les Égyptiens, etc., se sont acquis de la réputation dans la peinture. — Sans doute, la peinture, par la multiplicité des objets qu’elle embrasse et la manière dont elle peut les représenter, n’admet guère de limites dans son extension, et tous les peuples peuvent y participer. Mais ce n’est pas là le point dont il s’agit. Si nous ne considérons que le côté empirique, on ne peut nier que ceci ou cela n’ait été produit de telle ou telle façon, par telle ou telle nation, à différentes époques. Mais une question plus profonde est celle de savoir quoi est le principe de la peinture, quels sont ses moyens de représentation, et, par là, de déterminer quel est le fond qui, par sa nature même, s’accorde précisément avec ce principe de la forme pittoresque et avec son mode de représentation ; de sorte que cette forme, à son tour, corresponde parfaitement à ce contenu. Il ne nous reste de la peinture des anciens qu’un petit nombre de débris, des tableaux que l’on reconnaît n’être ni des plus excellents de l’antiquité, ni appartenir aux maîtres les plus renommés de leur temps. Cependant nous devons admirer la délicatesse du goût, la convenance des sujets, l’intelligence dans le groupement, aussi bien que la facilité de l’exécution et la fraîcheur du coloris, avantages qui, certainement, appartiennent, à un bien plus haut degré, aux modèles primitifs, d’après lesquels, par exemple, ont été exécutés les peintures murales dans ce qu’on appelle la maison du poète tragique à Pompéï. De tels maîtres presque rien n’est parvenu jusqu’à nous. Mais, maintenant, quelqu’excellents qu’aient pu être ces tableaux primitifs, on peut soutenir que les anciens, malgré l’inaccessible beauté de leurs sculptures, ne pouvaient, cependant, porter la peinture au même degré de développement qu’elle atteignit à l’époque chrétienne du moyen-âge et principalement au xvie ou au xviie siècle. Celle infériorité de la peinture vis-avis de la sculpture, chez les anciens, est en soi à présumer, parce que le noyau proprement dit de la pensée grecque s’accorde plus précisément avec le principe de la sculpture qu’avec celui de tout autre art. Mais, dans l’art, le fond spirituel ne se laisse pas séparer du mode de représentation. Si donc nous demandons pourquoi la peinture a été portée, par le fond de l’art romantique, à sa véritable hauteur, c’est parce que le sentiment intime, les félicités et les souffrances de l’ame y étaient plus profonds et réclamaient une plus vive animation spirituelle. Voilà ce qui a ouvert la voie à la plus haute perfection de la peinture et ce qui a rendu cette perfection nécessaire.

Je me contenterai de rappeler, de nouveau, ce que Raoul Rochette dit de l’image d’Isis, qui tient Horus sur ses genoux. Dans sa généralité, le sujet est le même que le sujet chrétien des représentations de la Vierge : une mère avec son fils. Mais la différence de conception et d’exécution est prodigieuse dans l’un et dans l’autre cas. L’Isis égyptienne qui s’offre dans une telle situation, sur les bas-reliefs, n’a rien de maternel, aucune tendresse, aucun trait de l’ame, aucun sentiment ; ce qui ne manque jamais entièrement même aux images raides de la vierge qui appartiennent à l’époque byzantine. Maintenant que n’a pas fait Raphaël ou tout autre maître italien, de la madone et de l’enfant Jésus ? Quelle profondeur de sentiment ! Quelle vie spirituelle ! Quelle richesse intérieure, jointe à l’élévation et à la grâce ! Comme les affections du cœur humain, pénétrées toutefois de l’esprit divin, nous parlent dans chaque trait ! Et dans quelle variété de formes et de situations ce seul sujet n’a-t-il pas été souvent représenté par les mêmes maîtres et plus encore par différents artistes ? La mère et la vierge pure, la beauté du corps et celle de l’ame, la noblesse et la grâce, tout cela et bien plus encore, s’offre alternativement comme le caractère principal de l’expression. Mais, partout, ce n’est pas par la beauté physique des formes, c’est par l’animation spirituelle, que se révèle la supériorité du talent de l’artiste. C’est aussi ce qui fait l’excellence de la représentation. — Or, maintenant l’art grec, sans doute, a surpassé, de bien loin, l’art égyptien et il s’est aussi donné pour objet l’expression des sentiments de l’ame humaine ; mais le caractère intime et la profondeur du sentiment qui résident dans le mode d’expression de la pensée chrétienne, il n’était pas capable d’y atteindre. Aussi, d’après son caractère général tout entier, on voit qu’il ne cherchait presque nullement ce genre d’animation. Par exemple, le Faune, qui tient dans ses bras le jeune Bacchus, et que j’ai souvent cité a une figure d’une grande douceur et pleine d’amabilité ; de même les nymphes qui soignent l’enfance du jeune Bacchus, situation que représente une petite pierre gemme. Ici, nous avons un sentiment semblable d’amour naïf, sans désir, sans aspiration. Mais, même abstraction faite du sentiment maternel, l’expression n’a, en aucune façon, cette concentration, cette profondeur d’ame que nous rencontrons dans les tableaux chrétiens. Sans doute les anciens peuvent avoir fait d’excellents portraits. Mais leur manière d’envisager, soit les objets de la nature, soit les états humains ou divins, s’opposait à ce que, dans la peinture, ils pussent arriver à une spiritualisation aussi profonde que celle qui caractérise la peinture chrétienne.

La peinture doit-elle exiger ce mode plus subjectif d’animation ? C’est ce qui résulte des matériaux avec lesquels elle opère. En effet, l’élément sensible dans lequel elle se meut, est la surface et les formes modifiées par les couleurs, et celles-ci doivent transformer les objets en une apparence artistique, mise par l’esprit lui-même à la place de la réalité. Or, il résulte de la nature de ce moyen physique que l’extérieur dans son existence réelle, quoiqu’animé par l’esprit, ne doit plus conserver sa principale importance. Il doit, au contraire, dans sa réalité, précisément, descendre au niveau d’une simple apparence de l’esprit intérieur, qui veut être contemplé en lui-même et pour lui-même comme esprit. Si nous voulons considérer la chose à fond, cet abandon de la forme totale, de la forme plastique, n’a pas d’autre sens. C’est la partie la plus intime de l’esprit qui entreprend de s’exprimer comme telle, dans le reflet des formes extérieures. De même, ensuite, la surface sur laquelle la peinture fait apparaître ses objets conduit déjà, d’elle-même, à établir entre eux des rapports et de la réciprocité.

De son côté, la couleur qui spécialise encore l’apparence, exige que le principe interne se particularise également. Or, il ne peut se manifester qu’autant que l’expression, les situations et les actions affectent un caractère plus déterminé. De là, le besoin de la multiplicité, du mouvement, de la vie animée, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur. Or, ce principe de la concentration de l’ame, qui, tout en admettant dans sa manifestation extérieure la variété des objets visibles, s’en détache toutefois pour se replier sur elle-même, nous l’avons regardé comme le principe même de l’art romantique. Par conséquent, c’est dans le fond et le mode de représentation propre à ce dernier que la peinture trouve l’objet qui lui convient véritablement. Et, réciproquement, nous pouvons dire aussi que si l’art romantique, lorsqu’il veut procéder à ses créations, doit chercher des matériaux qui s’accordent avec ses idées, il les trouve d’abord dans la peinture. Celle-ci, à son tour, reste plus ou moins imparfaite pour tous les autres sujets ou conceptions qui ne rentrent pas dans ce domaine. Si donc, en dehors de la peinture chrétienne, il existe encore une peinture orientale, grecque et romaine, cependant le développement que cet art a obtenu dans les limites du monde romantique, fait de celui-ci son point central. Nous ne pouvons parler de la peinture orientale et grecque que comme nous avions à mentionner une sculpture chrétienne, dans la sculpture, qui a poussé ses racines dans l’idéal classique et y a atteint sa véritable hauteur. En d’autres termes, la peinture trouve seulement dans l’art romantique le fond qui répond parfaitement à ses moyens et à ses formes, et, par conséquent aussi, ce n’est qu’en traitant de pareils sujets qu’elle apprend à déployer et à épuiser toutes ses ressources.

Si nous entrons plus avant dans cette question, sans toutefois sortir de sa généralité, nous trouvons, sous le rapport du fond, de l’élément physique et du mode d’exécution artistique, ce qui suit :

1o L’idée fondamentale qui caractérise le fond de la peinture, c’est, nous l’avons vu, la subjectivité repliée sur elle même.

Dès lors, en ce qui touche d’abord le côté intérieur, l’individualité ne peut s’absorber complètement dans le général et le substantiel. Elle doit montrer, au contraire, comment elle conçoit chaque objet particulier d’une manière personnelle, comment elle s’y comporte et s’y exprime, y révèle la propre vitalité de son esprit et de sa sensibilité. D’autre part, la forme extérieure ne peut apparaître, dans la sculpture, entièrement maîtrisée par l’individualité intérieure. Car, si la subjectivité pénètre l’extérieur, comme objet appropriée sa manifestation, elle est cependant aussi l’identité qui s’en détache pour se replier sur elle-même et qui, en vertu de cette concentration intérieure, est indifférente vis-à-vis de lui et le laisse libre lui-même. Comme, par conséquent, dans le côté spirituel du fond de la peinture, l’élément individuel de la subjectivité, au lieu de s’identifier immédiatement avec la substance et la généralité, se replie sur soi, au point d’atteindre le dernier degré de l’activité réfléchie, de même aussi, dans le côté extérieur de la forme, la fusion plastique du particulier et du général fait place à la domination de l’individuel et, en même temps, de l’accidentel et de l’indifférent ; de la même manière que déjà, dans le monde réel, l’accidentel est le caractère dominant de tous les phénomènes.

Un second point concerne l’étendue que la peinture doit à son principe, sous le rapport des objets à représenter.

La libre subjectivité laisse, d’abord, à l’ensemble des objets de la nature et à toutes les sphères de l’activité humaine, leur existence indépendante. Mais, d’un autre côté, elle peut se livrer à toutes sortes de particularités et en faire le fond du sujet même. Il y a plus, c’est seulement en s’engageant ainsi dans la réalité concrète, qu’elle se montre elle-même concrète et vivante. Par là, il devient possible au peintre de faire entrer dans le domaine de ses représentations une foule d’objets qui restent inaccessibles à la sculpture. Le cercle entier du monde religieux, les images que l’on se fait du ciel et de l’enfer, l’histoire du Christ et de ses disciples, des saints, etc., les scènes de la nature et de la vie humaine jusqu’aux accidents les plus fugitifs dans les situations et les caractères, il n’est rien qui ne puisse trouver ici sa place. Car, à la subjectivité appartient aussi ce qu’il y a de particulier, d’arbitraire et d’accidentel dans les intérêts et les besoins de la vie, qui, par conséquent aussi, doivent s’offrir dans les conceptions de l’artiste.

À ceci se rattache égaiement le troisième côté, savoir : que la peinture s’empare du sentiment comme sujet de ses représentations. Ce qui vit au fond de l’ame offre, en effet, un caractère subjectif, même lorsque le sentiment se rapporte à quelque chose d’objectif et d’absolu. En effet, les sentiments du cœur humain peuvent embrasser il est vrai, le général ; mais, comme sentiments, ils ne conservent pas ce caractère de généralité ; ils apparaissent sous la forme du mot qui, comme sujet déterminé, se conçoit et se sent affecté de telle ou telle manière. Pour rendre au sentiment son caractère d’objectivité et de généralité, il faut que je m’oublie moi-môme. Ainsi, sans doute, la peinture représente le sentiment intérieur sous la forme des objets extérieurs ; mais il est son fond propre. Aussi, sous le point de vue de la forme, elle ne peut pas offrir des images aussi déterminées, du divin, par exemple, que la sculpture, mais seulement des conceptions indéterminées qui tombent dans le domaine du sentiment. Cela semble, il est vrai, contredit par ce fait, que nous voyons l’ensemble des objets extérieurs qui entourent l’homme : les montagnes, les vallées, les prairies, les ruisseaux, les arbres, les arbrisseaux, la mer et les vaisseaux, le ciel et les nuages, les édifices, les appartements, etc., maintes et maintes fois choisis, de préférence, par les peintres les plus célèbres pour sujets de leurs tableaux. Cependant, ce qui fait ici comme le noyau de la représentation, ce ne sont pas ces objets en eux-mêmes, c’est la vitalité et l’animation de la conception et de l’exécution personnelle, c’est l’ame de l’artiste qui se reflète dans son œuvre et qui offre, non pas une simple image des objets extérieurs, mais lui-même et sa pensée intime. C’est précisément à cause de cela que les objets, dans la peinture, se montrent, sous ce rapport, indifférents, parce qu’en eux le sentiment commence à percer comme la chose principale. Par cette tendance à l’expression du sentiment, qui souvent, dans les objets extérieurs, ne peut être qu’un écho général des impressions de l’ame, la peinture se distingue surtout de la sculpture et de l’architecture, tandis qu’elle se rapproche de la musique et marque la transition des arts figuratifs aux arts qui se servent des sons.

2o Quant à l’élément physique de la peinture, comparé avec celui de la sculpture, je l’ai déjà plusieurs fois défini dans son caractère général ; de sorte que je ne toucherai ici que le rapport le plus étroit qui l’unit au fond même qu’il a principalement pour but de représenter.

La première chose à considérer, sous ce rapport, c’est cette circonstance, que la peinture restreint la totalité des trois dimensions de l’espace. La concentration parfaite consisterait dans le point, où disparaît l’étendue, et surtout dans le point mobile, l’instant fugitif qu’emporte. Mais c’est la musique qui, seule y va jusqu’à cette négation complète de l’étendue, et consomme cette transformation progressive. La peinture, au contraire, laisse encore subsister l’étendue ; elle efface seulement une des trois dimensions ; de sorte qu’elle prend pour élément de ses représentations, la surface. Cette réduction du solide à la surface, est une conséquence du principe de la concentration de l’ame en elle-même ; celle-ci ne peut se manifester dans le monde extérieur avec ce caractère de concentration intérieure, qu’autant que l’art ne conserve pas à la matière son étendue totale, et qu’il restreint ses dimensions.

On est communément porté à croire que cette réduction est arbitraire dans la peinture, et que, partant, c’est chez elle un défaut. Cet art ne veut-il pas, en effet, nous mettre sous les yeux les objets de la nature dans leur réalité parfaite, ou représenter les conceptions de l’esprit et les sentiments de l’ame par l’intermédiaire du corps humain, de son extérieur et de ses gestes ? Or, pour ce but, la surface est insuffisante, elle reste en arrière de la nature, qui opère avec une toute autre perfection. —

Sans doute, la peinture, sous le rapport de l’étendue matérielle, est encore plus abstraite que la sculpture ; mais cette abstraction, bien loin d’être une limitation simplement arbitraire, ou une imperfection des moyens humains vis-à-vis de la nature et de ses productions, constitue précisément le progrès nécessaire qui dépasse la sculpture. Déjà celle-ci n’offrait pas une simple copie de l’existence corporelle, mais une image produite par l’esprit. Aussi, elle écartait de la forme tous les aspects qui, dans la réalité commune, ne répondent pas au fond déterminé qu’il s’agit de représenter. Ceci s’appliquait, dans la sculpture, au côté particulier de la couleur ; de sorte qu’il ne ratait plus que la forme visible, dans son caractère abstrait. Maintenant, dans la peinture, c’est le contraire qui s’offre à nous. Car ce qui fait le fond de ses représentations, c’est le sentiment intérieur, qui ne se manifeste dans les formes du monde extérieur qu’autant qu’il paraît s’en détacher pour se replier sur lui-même. Ainsi, la peinture travaille, il est vrai, aussi pour les yeux, mais toutefois de telle sorte que les objets qu’elle représente ne restent pas des objets, naturels, étendus, réels et complets ; ils deviennent un miroir de l’esprit, où celui-ci ne révèle sa spiritualité qu’en détruisant l’existence réelle, en la transformant en une simple apparence qui est du domaine de l’esprit, et qui s’adresse a l’esprit.

Dès-lors, la peinture doit briser l’étendue totale, et, si elle renonce à cette perfection, ce n’est pas seulement en raison des bornes de la nature humaine. Car, puisque l’objet de la peinture, quant à son étendue, n’est qu’une apparence façonnée par l’art, où se manifeste l’esprit, et qui s’adresse à lui, l’être réel, étendu, perd son indépendance, et il entre dans une relation beaucoup plus étroite avec le spectateur, que cela n’a lieu dans l’œuvre de la sculpture. La statue conserve la plus grande part de son indépendance ; elle se soucie peu, s’occupe peu du spectateur, qui peut se placer comme il le veut, pour la regarder. Son point de vue, ses mouvements, les pas qu’il fait autour d’elle tout cela est pour l’œuvre d’art quelque chose d’indifférent. Sans doute, pour conserver cette indépendance, il faut aussi, cependant, que l’image de la sculpture offre quelque chose au spectateur, de quelque côté qu’il la considère. Mais si cette indépendance doit se maintenir dans la sculpture, c’est que le fond de la représentation est l’existence qui repose extérieurement et intérieurement sur elle-même : l’existence renfermée en soi et objective. Dans la peinture, au contraire, dont l’essence est de manifester le sentiment intérieur, et encore le sentiment en soi déterminé, si ce double point de vue (de l’objet et du spectateur) dans l’œuvre d’art, doit aussi apparaître, il doit s’effacer immédiatement, par cela même que, représentant surtout l’ame, le tableau retourne toujours à sa destination essentielle de n’être là que pour le spectateur et non pour lui-même. Le spectateur est, en quelque sorte, associé dès l’origine à la conception ; sa part est faite, et l’œuvre d’art est subordonnée à ce point fixe du sujet. Or, pour cette destination, toute contemplative comme pur reflet de l’esprit, la simple apparence de la réalité suffit. L’étendue totale ou réelle ne fait que troubler te spectacle, parce qu’alors les objets contemplés, conservant en eux-mèmes une existence réelle, n’apparaissent pas comme figurés artificiellement par l’esprit, dans le but de lui offrir un spectacle. La nature peut, par conséquent, ne pas réduire ses images à une surface plane ; car ses objets ont, et doivent avoir, une existence réelle, indépendante. Dans la peinture, au contraire, le plaisir ne réside pas dans la vue de l’être réel, mais dans l’intérêt purement contemplatif que prend l’intelligence à la manifestation de l’esprit dans les formes du monde extérieur. Par là disparaît tout besoin d’une étendue complète et de l’appareil compliqué de l’organisation.

À cette réduction à la couleur se rattache maintenant aussi cette circonstance, que la peinture est dans un rapport plus éloigné avec l’architecture que ne l’est la sculpture. En effet, les ouvrages de la sculpture, même lorsqu’il sont indépendants, érigés seuls sur les places publiques ou dans les jardins ont toujours besoin d’un piédestal façonné architectoniquement. En outre, dans les salles, les vestibules, les portiques, etc., où l’architecture ne sert que d’entourage aux statues, et où, de leur côté, les images de la sculpture sont employées pour orner les édifices, il y a entre les deux arts une liaison étroite. La peinture, au contraire, dans les portiques ouverts, comme dans les salles fermées, se borne à la muraille. Elle n’a, originairement, d’autre destination que celle de remplir des surfaces vides des murs. Elle se contente de cette destination, principalement chez les anciens, qui décoraient de cette façon les murailles des temples, et, plus tard aussi, celle des habitations privées. L’architecture gothique, dont le but principal est celle d’une enceinte fermée, dans les proportions les plus grandioses, présente, à la vérité, encore de grandes surfaces et même les plus vastes que l’on puisse imaginer. Cependant, la peinture n’est employée, soit pour l’extérieur, soit pour l’intérieur des édifices que dans les anciennes mosaïques et comme décoration des surfaces nues. L’architecture postérieure, celle du quatorzième siècle en particulier, remplit, au contraire, ses gigantesques murailles d’une façon architectonique ; ce dont les principales façades de la cathédrale de Strasbourg nous offre l’exemple le plus grandiose. Ici, outre les portails, les roses et les fenêtres, les surfaces vides, sont décorées par des ornements en forme de fenêtres tracées sur les murs, ainsi que par des figures, avec beaucoup de grâce et de variété ; de sorte qu’il n’est besoin d’aucune peinture. Aussi, la peinture n’apparaît, de nouveau, dans l’architecture religieuse, que dans les édifices qui se rapprochent de l’architecture ancienne. En général, la peinture religieuse chrétienne se sépare de l’architecture et rend ses œuvres indépendantes, comme, par exemple, dans de grands tableaux d’autel, dans les chapelles et les contretables. À la vérité, le tableau doit encore ici rester en rapport avec le caractère du lieu auquel il est destiné ; mais, du reste, il n’a pas seulement pour destination de remplir la surface des murailles. Il est là pour lui-même comme une œuvre de sculpture. Enfin, la peinture est employée pour l’ornement des salles et des appartements y dans les édifices publics, les salles de conseil, les palais, les habitations des particuliers, etc. Là, elle se trouve, de nouveau, dans un rapport étroit avec l’architecture, et, toutefois, dans cette union, elle ne doit pas perdre son indépendance comme art libre.

Or, maintenant une autre nécessité de faire disparaître les trois dimensions dans la peinture et de les réduire à la surface, vient de ce que la peinture a pour mission d’exprimer le sentiment intérieur en soi déterminé, et par conséquent, riche en particularités diverses. La sculpture devait se renfermer dans les limites de la forme étendue et de la figure ; elles doivent être franchies dans un art qui offre plus de richesse. Les formes de l’étendue sont ce qu’il y a de plus simple dans la nature. Il s’agit maintenant de trouver des différences caractéristiques et des matériaux plus variés. Au principe de la représentation figurée dans l’espace doit donc s’ajouter la nécessité d’un élément physique plus déterminé et qui offre plus de variété ; dont les nuances, si elles sont essentielles à l’œuvre d’art, concourent à la représentation même de l’étendue totale devenue moyen accessoire, et fassent renoncer à la perfection des trois dimensions, pour faire ressortir d’autant mieux l’apparence visible. Car les dimensions, dans la peinture, ne sont pas là pour elles-mêmes, dans leur réalité ; elles n’offrent qu’une nature artificielle, des objets qui ne sont qu’apparents et visibles.

Si nous demandons maintenant quel est l’élément physique dont se sert la peinture, c’est la lumière qui rend visible les objets du monde extérieur en général.

Jusqu’ici, l’élément physique, sensible, concret, dans l’art, était la matière elle-même, la matière résistante, pesante, qui, en particulier, dans l’architecture, manifestait précisément ce caractère par sa pression, par son poids, comme supportant et supportée. Elle conserva encore cette destination dans la sculpture. La pesanteur, dans la matière pesante, s’explique parce que n’ayant pas son point d’unité, son centre matériel en elle-même, mais dans un autre, elle le cherche et tend vers lui, et, par la résistance des autres corps, qui ainsi la supportent, elle reste à sa place. Le principe de la lumière est l’opposé de la matière pesante qui n’a pas encore trouvé son unité. Quelqu’opinion que l’on ait d’ailleurs sur la lumière, on ne peut nier qu’elle ne soit absolument légère et non résistante, purement identique et relative à elle-même ; elle est la première idéalité, la première identité dans la nature. Avec la lumière, la nature commence pour la première fois, à devenir subjective. C’est le moi physique général, qui, sans doute, ne va pas encore jusqu’à la particularité ni jusqu’à l’individualité et à la concentration en soi-même, mais qui détruit la simple objectivité et l’extériorité de la matière pesante, et n’a rien de commun avec les dimensions du solide. — C’est par ce caractère idéal que la lumière devient l’élément physique de la peinture.

La lumière, par cette identité idéale, offre le seul côté qui réponde aux principe de la subjectivité. Sous ce rapport, elle a la propriété de rendre visible les objets. Mais là se borne sa manifestation dans la nature. Le fond particulier de ce qu’elle manifeste reste en dehors d’elle-même, comme quelque chose qui n’est pas la lumière, qui est son opposé, et par conséquent l’obscur. Or, ces objets, dans leurs différences de formes, de distance, la lumière les fait distinguer par cela même qu’elle éclaire plus ou moins leur obscurité et leur invisibilité, et que certaines parties ressortent plus visibles, c’est-à-dire plus rapprochées du spectateur, tandis qu’elle laisse d’autres se retirer comme plus obscures, c’est-à-dire comme plus éloignées du spectateur. Car, le clair et l’obscur en eux-mêmes, tant qu’on ne prend pas en considération la couleur déterminée des objets, servent, en général, à marquer leur éloignement par rapport à nous, d’après la manière dont ils sont éclairés. Par cette relation aux objets, la lumière n’offre déjà plus simplement la lumière en soi, mais le clair et l’obscur avec un caractère particulier, la lumière et les ombres, dont les divers aspects font reconnaître au spectateur la forme des objets ci leur distance relative. La peinture se sert de ce moyen parce qu’il est naturellement de son essence de particulariser. Si nous la comparons, sous ce rapport, avec l’architecture et la sculpture, ces arts font effectivement ressortir les différences réelles de la forme et de ses proportions ; ils laissent agir la lumière et les ombres, par la manière dont la lumière physique les éclaire, aussi bien que par la position du spectateur. De sorte que, la rondeur des formes, déjà donnée ici par elle-même, et la lumière et les ombres qui les rendent visibles ne font que s’ajouter à ce qui était en soi, indépendant de cette manière d’être éclairé. Dans la peinture, au contraire, le clair et l’obscur, avec toutes leurs gradations et leurs nuances les plus délicates, font partie intégrante des matériaux de l’art lui-même, et ils n’offrent qu’une apparence artificielle de ce que l’architecture et la sculpture façonnent en soi comme réel. La lumière et les ombres, la reconnaissance des objets par la manière dont ils sont éclairés, sont produits par Tari et non par la lumière naturelle, qui, par conséquent, se borne à rendre visible ce clair et cet obscur, et la distribution de la lumière déjà produite par la peinture. Telle est la raison positive, tirée de la nature même de l’élément physique propre à la peinture, pour laquelle celle-ci n’a pas besoin des trois dimensions. La forme est produite par la lumière et les ombres ; en soi, comme forme réelle, elle est superflue.

Mais, en troisième lieu, le clair et l’obscur, les ombres et la lumière ainsi que leurs jeux alternatifs ne sont qu’une abstraction : ils n’existent pas ainsi séparés dans la nature, et par conséquent ils ne peuvent pas être non plus employés de cette façon comme matériaux sensibles.

Si la lumière, en effet, comme nous l’avons dit, a pour opposé l’obscur, les deux principes toutefois ne restent pas indépendants ; ils se posent comme unité, comme combinaison de la lumière et de l’obscur. La lumière, ainsi troublée, obscurcie en elle-même, mais qui en même temps pénètre l’obscur et l’éclaircit, tel est l’élément physique propre à la peinture. La lumière en soi est incolore, indéterminée, comme ce qui est identique à soi-même. Pour la couleur, qui, vis-à-vis de la lumière, est déjà quelque chose de relativement obscur, il faut ce qui se distingue de la lumière, un obscurcissement avec lequel se combine le principe de la lumière. C’est, par conséquent, une mauvaise et fausse opinion que de se figurer la lumière comme composée de diverses couleurs, c’est-à-dire, des diverses manière dont elle est obscurcie.

Formes, éloignement, limites, contours, en un mot, tous ces rapports dans l’espace, et les différents modes selon lesquels les objets y apparaissent, sont manifestés, dans la peinture, par la couleur, dont le caractère plus idéal est aussi plus capable de représenter un fond plus idéal. Par les oppositions profondes, les gradations infiniment variées, la finesse des nuances les plus délicates, elle embrasse, sous le rapport de la richesse et des détails, des objets qu’elle doit représenter, le champ le plus vaste. En effet, ce que peut faire ici la simple coloration est incroyable. Deux hommes, par exemple, sont quelque chose d’absolument différent : chacun d’eux, dans sa personne comme dans son organisation, est un tout complet au moral et au physique ; et cependant toutes ces différences sont réduites, dans un tableau, à de simples différences de couleur. Ici finit une couleur, là une autre commence. Par ce seul moyen, la forme, la distance, le jeu des traits du visage, l’expression, ce qu’il y a de plus sensible et de plus spirituel, tout est là sous vos yeux. Et il ne faut pas, ainsi que nous l’avons dit, regarder cette simplification comme un expédient et un défaut, mais, au contraire, comme un trait de supériorité. La peinture n’est pas privée de la troisième dimension, elle la rejette à dessein pour remplacer le simple réel, l’étendue naturelle, par le principe plus élevé et plus riche de la couleur. Maintenant, cette richesse permet aussi à la peinture de reproduire la totalité de l’apparence dans ses représentations. La sculpture est plus ou moins limitée à la représentation de l’individualité fixe concentrée en elle-même. Dans la peinture, au contraire, le personnage ne peut rester enfermé dans des limites aussi étroites, par rapport à lui-même et au monde extérieur. Il entre dans les relations les plus variées. Car d’un côté, ainsi que je l’ai déjà indiqué, il est dans un rapport beaucoup plus étroit avec le spectateur ; d’un autre côté, il conserve des relations plus nombreuses avec d’autres personnages et avec les objets de la nature environnante. Le simple fait de ne représenter que l’apparence des objets donne déjà la possibilité de s’étendre à de plus grandes distances et dans de plus vastes espaces, de rassembler les objets les plus variés qui les remplissent, dans un seul et même ouvrage d’art ; et celui-ci, en sa qualité d’œuvre d’art, n’en doit i)as moins être un tout complet en soi ; ses proportions ne doivent pas paraître déterminées par le hasard, mais offrir un ensemble dont toutes les parties se lient entre elles naturellement.

3o. Après ces considérations générales sur le fond et les matériaux de la peinture, nous avons à indiquer, en peu de mots, le principe général qui doit présider au mode d’exécution artistique.

La peinture se prête mieux que la sculpture et l’architecture aux deux extrêmes. Je veux dire que, si, d’un côté, la profondeur du sujet, le sérieux moral ou religieux de la conception et de la représentation, la beauté idéale des formes doivent être la chose principale ; d’un autre côté, dans les objets considérés en soi comme insignifiants, elle donne la même valeur à une particularité empruntée au réel, et au talent personnel de l’exécution. De-là aussi, deux manières de juger tout opposées. Tantôt on entend s’écrier : Quel beau sujet, quelle conception profonde, charmante, admirable ! Quelle noblesse dans l’expression, quelle hardiesse de dessin ! Tantôt : Comme cela est supérieurement, incomparablement peint ! Ces deux points de vue successifs tiennent à l’essence même de la peinture. Il y a plus, on peut dire qu’ils ne peuvent se trouver réunis au même degré de perfection, et que chacun d’eux est en soi indépendant. Car la peinture n’a pas seulement pour moyen de représentation la couleur, mais aussi la forme comme telle, les formes que peuvent affecter les limites de l’étendue. Dès-lors, par le caractère qui lui est propre, elle tient le milieu entre l’idéal, le plastique et l’extrême opposé : la particularité immédiate du réel. C’est ce qui fait qu’il y a deux espèces de peinture ; l’une idéale, dont l’essence est la généralité ; l’autre, qui représente l’individuel dans ses particularités les plus étroites.

Sous ce rapport, la peinture, comme la sculpture, doit d’abord accueillir la substance des choses y les objets de la croyance religieuse, les grands événements et les grands personnages de l’histoire, bien qu’elle manifeste ce fond substantiel sous la forme de la subjectivité intérieure. Ici, c’est la grandeur, le sérieux de l’action représentée, la profondeur du sentiment exprimé, qui sont le point essentiel. De sorte que le perfectionnement et l’application des procédés artistiques, la richesse de ses effets, l’habileté et la virtuosité, que réclame l’emploi de tous les moyens dont la peinture est capable, ne peuvent obtenir encore tous leurs droits. La puissance d’impression qui réside dans le sujet représenté, la profondeur de l’idée, refoulent cette démonstration d’habileté parfaite dans l’art de peindre, comme n’étant pas encore essentielle. C’est ainsi, par exemple, que les cartons de Raphaël sont d’un prix inestimable, parce qu’ils révèlent l’excellence de la conception. Il est des points où Raphaël, même dans les tableaux achevés, quelque perfection qu’il ait atteint dans le dessin, la pureté des figures, à-la-fois idéales et empreintes d’individualité vivante, dans la composition et le coloris, a été certainement surpassé par les maîtres hollandais, dans le coloris, l’ordonnance d’un paysage, etc. Cela est plus vrai encore des maîtres antérieurs de l’art italien, auxquels Raphaël le cède déjà pour la profondeur, la force et le sens mystique de l’expression, comme il les a surpassés dans l’art de peindre, dans la beauté du groupement vivant, dans le dessin, etc.

Mais, d’un autre côté, la peinture ne doit pas s’arrêter à la représentation de ces sujets où l’esprit paraît absorbé dans une pensée générale et profonde, et où l’ame se révèle sa nature infinie ; elle doit aussi ouvrir le champ libre aux particularités. Celles-ci, reléguées jusqu’ici dans le fond du tableau comme simples accessoires, réclament leur indépendance. Maintenant, dans le progrès de l’art passant du sérieux le plus profond à la représentation des objets extérieurs et particuliers, la peinture doit aller jusqu’à l’extrême opposé, jusqu’à la représentation de la simple apparence comme telle ; c’est-à-dire jusqu’au point où le fond devient quelque chose d’indifférent, et l’illusion artistique l’intérêt principal. Mous voyons alors l’art mettre sa perfection à fixer sur la toile les changements les plus fugitifs du ciel aux différentes heures du jour, la couleur des bois diversement éclairés, l’apparence et le reflet des nuages, des vagues, des lacs et des fleuves, l’éclat transparent du vin dans les verres, le brillant des yeux, ce qu’il y a d’instantané dans le regard, dans le rire, etc. La peinture passe ici de l’idéal à la réalité vivante ; elle reproduit les effets de ces apparences, principalement par l’exactitude de l’exécution, la fidélité avec laquelle chaque partie, chaque détail sont rendus. Toutefois, ce n’est nullement une simple habileté mécanique, c’est une exactitude, une finesse pleine de talent, qui achève chaque particularité pour elle-même, et cependant maintient les parties du tout dans leurs rapports et leur fusion intime ; ce qui exige le plus grand art. Ici, maintenant, la vitalité ainsi obtenue dans la représentation du réel semble quelque chose de plus élevé que l’idéal. Ce qui explique pourquoi, dans aucun autre art, on n’a autant disputé sur l’idéal et la nature, ainsi que je l’ai exposé longuement dans un autre endroit. Sans doute on pourrait, dans des sujets aussi peu importants, blâmer l’application de tous les moyens artistiques, comme une prodigalité. La peinture ne peut, cependant, se priver de ces sortes de sujets qui, de leur côté, ne sont propres qu’à être traités avec un tel art, et réclament cette subtilité, cette délicatesse infinie de l’apparence.

Mais maintenant, l’exécution artistique ne reste pas dans cette opposition générale. Comme la peinture repose sur le principe de la subjectivité et de la particularité, elle passe à une particularisation et une individualisation plus grandes encore. L’architecture et la sculpture affectent aussi des différences nationales. Dans la sculpture, en particulier, on reconnaît une grande diversité d’écoles et de maîtres originaux. Mais, dans la peinture, cette diversité et cette originalité s’étendent sur une plus grande échelle et dans une mesure tellement incalculable, que les objets qu’elle peut embrasser ne peuvent plus être circonscrits d’avance. C’est ici principalement que se fait remarquer l’esprit particulier des peuples, des provinces, des époques ou des individus. Et cela ne concerne pas seulement le choix des objets et l’esprit de la conception, mais aussi le caractère particulier du dessin, l’art de grouper, le coloris, la façon de conduire le pinceau, de traiter les couleurs, etc., où se trahissent les manières et les habitudes les plus personnelles.

Puisque la peinture a pour destination de se développer ainsi à l’intérieur et à l’extérieur d’une façon aussi illimitée, sans doute, il y a aussi peu de choses générales dont on puisse parler d’une manière déterminée, qu’il y a de choses déterminées dont on puisse parler en général. Cependant nous ne pouvons nous contenter de ce qui a été dit jusqu’ici y soit du fond, soit des matériaux, soit de l’exécution artistique. Nous devons, tout en écartant le côté empirique dans la multiplicité inépuisable de ses détails, soumettre encore à un examen plus approfondi quelques points essentiels qui paraissent les plus frappants.