Système des beaux arts/III/I/III

Texte établi par Ch. Bénard,  (p. 458-491).

III. Développement historique de la Peinture.


Nous ne pouvons, ainsi que nous l’avons fait jusqu’à présent, nous borner à étudier les questions générales, relatives, soit au fond propre de la peinture, soit au mode de représentation qui dérive de son principe. Cet art, en effet, ayant pour objet essentiel le côté déterminé des caractères et de leurs situations, de leurs formes, de leur maintien, de leur coloris etc., nous devons aussi considérer ses œuvres réelles dans leur originalité propre, et en parler.

L’étude de la peinture n’est complète que quand Ton connaît, que Ton sait goûter et apprécier les tableaux eux-mêmes où se font remarquer les points de vue précédents. Ceci, à la vérité, s’applique à tous les arts, mais à nul de ceux qui ont été considérés jusqu’ici autant qu’à la peinture. Pour l’architecture et la sculpture, où le cercle des sujets est plus restreint, où les moyens de représentation et les formes sont moins riches et moins variés, les caractères particuliers plus simples et plus saisissables, on peut déjà préalablement s’aider de dessins, de descriptions, de plâtres, etc. Mais la peinture exige la vue immédiate des œuvres de l’art elle-même. C’est chez elle, en particulier, que les simples descriptions, telles qu’on doit souvent s’en contenter, ne suffisent pas. Toutefois, au milieu de cette multiplicité infinie de formes diverses où elle se déploie, et où ces caractères se particularisent en une foule d’ouvrages différents, ceux-ci apparaissent d’abord comme une variété confuse qui, n’étant ni coordonnée ni classée, laisse peu voir leur originalité propre. Ainsi, par exemple, la plupart des galeries, lorsque, pour chaque tableau, on n’a pas déjà fait connaissance avec le pays, le temps, l’école et le maître auxquels il appartient, n’apparaissent que comme une succession insignifiante, au milieu de laquelle on ne sait comment s’orienter. Ce qu’il y a, par conséquent, de plus convenable pour l’étude et l’appréciation philosophique des œuvres de la peinture, c’est une exposition historique. Nous aurons bientôt l’occasion d’admirer, dans la galerie de tableaux du Musée royal érigé ici, une pareille collection, rangée dans l’ordre historique ; collection unique et inappréciable en son genre[1]. On pourra clairement reconnaître non seulement l’histoire extérieure de la peinture, dans le développement de la partie technique de l’art, mais son histoire intérieure et son progrès essentiel, dans la distinction des écoles, des sujets, de leur conception et de leur mode d’exécution. C’est uniquement par ce spectacle vivant que l’on peut se former une idée du commencement de l’art, enchaîné d’abord au type traditionnel et stationnaire, puis, s’animant à la recherche de l’expression et du caractère individuel, s’affranchissant de l’immobilité et de l’inertie des figures ; que l’on suit son progrès dans l’action dramatique, dans l’habileté à grouper les figures, et dans la magie du coloris ; de même que l’on saisit la différence des écoles, qui, ou traitent les mêmes sujets d’une manière originale, ou se distinguent par la différence de leurs conceptions.

Ce n’est pas seulement pour l’étude ordinaire de la peinture, mais encore pour un examen et une exposition scientifiques que le développement historique de la peinture est d’une grande importance. Les sujets que j’ai indiqués, le mode d’exécution et l’emploi des matériaux, les caractères essentiels de la conception, tout obtient ici une existence vivante dans une succession conforme à la nature des choses, et dans une intéressante variété. — Je dois donc jeter un coup d’œil sur ce développement et en faire ressortir les points principaux.

En général, voici en quoi consiste le progrès : Au début, des sujets religieux conçus sous une forme typique, une simple disposition architectonique, des couleurs peu perfectionnées. Ensuite, la vérité, l’individualité, la beauté vivante des personnages, la profondeur du sentiment, le charme et la magie du coloris s’introduisent, de plus en plus, dans les situations religieuses ; jusqu’à ce que l’art, s’appliquant au profane, s’empare de la nature des scènes journalières de la vie humaine, des événements importants de l’histoire nationale, soit passée, soit contemporaine ; exécute des portraits ou traite d’autres sujets, descende enfin jusqu’aux plus petites particularités et aux détails les plus insignifiants, avec le même zèle qu’il s’était d’abord consacré aux sujets religieux ; et, dans ce cercle, atteigne, non seulement à la perfection la plus frappante dans l’art de peindre, mais encore à la conception la plus vivante et au mode d’exécution le plus original. On peut suivre ce progrès bien marqué dans le développement de la peinture byzantine, italienne, flamande et allemande, que nous essaierons de caractériser en peu de mots.

I. En ce qui concerne d’abord la peinture Byzantine, une certaine habitude de l’art s’était toujours conservée chez les Grecs. Outre cette meilleure technique, les anciens modèles ne furent pas, non plus, inutiles pour le maintien, l’habillement, etc. Mais le naturel, la vitalité manquent entièrement à cet art ; il reste traditionnel pour la forme des visages, typique et raide dans ses figures et dans leur expression, archi tectonique dans la disposition. On y cherche vainement une nature environnante et un paysage dans le fond du tableau. Le modelé s’obtient par la lumière et les ombres, le clair et l’obscur et leur fusion. De môme, la perspective et l’art de grouper d’une manière animée, sont nuls, ou n’ont atteint qu’un très faible développement. Or, comme on s’arrête ainsi à un type unique et identique, précédemment fixé, la liberté de la production artistique a une carrière très restreinte. L’art de la peinture et le travail de l’artiste dégénérèrent fréquemment en métier et furent, dès lors, sans vie et sans inspiration, même lorsque ces manœuvres, comme ceux qui travaillaient les vases antiques, avaient sous les yeux d’excellents modèles qu’ils pouvaient imiter dans les poses, le jet des plis, etc. — Un pareil type de peinture couvrit aussi d’un art triste les contrées de l’occident ravagé, et se propagea principalement en Italie. Mais, ici, se révéla de bonne heure, quoique d’abord dans de faibles commencements, la tendance a ne plus s’en tenir à des figures et à un mode de représentation fixes. On s’efforce, quoique par des essais grossiers, d’aller au-devant d’un plus haut développement. Au contraire, comme le dit M. de Rhumor (Rech. Italiennes, p, 279), quand on considère les tableaux byzantins représentant les madones grecques ou le Christ « on voit, même dans les exemples les plus favorables, qu’ils sont nés comme de momies et que l’on renonce d’avance à tout perfectionnement ultérieur. » De môme, les Italiens, déjà avant l’époque de leur développement artistique original dans la peinture, tendaient, à l’opposé des Byzantins, vers une conception plus spiritualiste des sujets chrétiens. Le savant déjà cité (I. p. 280) indique, comme un exemple remarquable de cette différence, la manière dont les Grecs et les Italiens représentaient le corps du Christ dans le crucifiement. « Les Grecs, dit-il, familiarisés avec le spectacle des supplices corporels, se figuraient le Sauveur en croix, suspendu de tout le poids du corps, le bas ventre enflé et les genoux affaissés, fléchis à gauche, la tête tombante, luttant avec les tourments d’une mort cruelle. Leur objet était, par conséquent, la souffrance corporelle en elle-même. Les Italiens, au contraire, dont les anciens tableaux (et c’est une remarque qui ne doit pas être omise) n’offrent que très rarement la représentation de la Vierge avec son fils, et du Christ crucifié, avaient soin de redresser le corps du Sauveur sur la croix. Ils avaient ainsi, comme il paraît, pour but l’idée de la victoire de l’esprit et non, comme les Grecs, l’image des souffrances du corps. Ce mode de conception, incontestablement plus noble, apparaît, de bonne heure, dans ce climat, plus favorisé, de l’occident.

Je dois me borner à ces indications.


II. Dans le développement libre de la peinture Italienne nous avons à chercher un autre caractère de l’art. Outre les sujets religieux de l’ancien et du nouveau Testament, de la vie des martyrs et des saints, elle emprunte la plupart de ses sujets à la mythologie grecque, rarement, au contraire, aux événements de l’histoire nationale, ou, les portraits exceptés, au présent, à la vie réelle ; rarement aussi et, seulement plus tard, et isolément, aux paysages de la nature. Mais ce qu’elle ajoute, principalement dans la conception et l’exécution artistiques des sujets religieux, c’est la réalité vivante de l’existence spirituelle et corporelle. De sorte que, dès lors, toutes ces figures prennent une forme réelle et s’animent. Le principe fondamental de cette vitalité, c’est, du côté de l’esprit, une sérénité naturelle, du côté du corps, cette beauté harmonieuse de la forme sensible, qui, en soi, déjà comme belle forme, annonce l’innocence, la joie, la virginité, les grâces naturelles de l’ame, la noblesse de l’imagination et un cœur plein d’amour. Si, à ces heureux dons de la nature s’ajoutent la grandeur et l’éclat, que communique, dans le sentiment religieux, le rayon spirituel d’une haute piété, ce trait de l’amour divin qui anime un peu le calme, trop naturellement prononcé dans cette région qu’habite la sainteté, nous avons alors sous les yeux une harmonie originelle de la forme et de son expression, qui, là, où elle atteint à la perfection, rappelle vivement, dans ce domaine de l’art romantique et chrétien, le pur idéal de l’art. Sans doute, même au sein de cette harmonie nouvelle, doit dominer la profondeur du sentiment. Mais ce sentiment intérieur est le ciel heureux et pur de l’ame qui lui reste toujours ouvert, où elle peut, du monde sensible et fini, se réfugier facilement et sans obstacle, retourner à Dieu, lors même qu’elle est absorbée dans la plus profonde douleur de l’expiation et de la mort. En effet, la souffrance se concentre dans la région de l’ame, de l’imagination et de la foi, sans que celle-ci descende dans l’arène avec les passions violentes, la barbarie révoltante, l’égoïsme odieux et le péché, sans qu’elle ait à lutter avec ces ennemis de la sainteté, pour obtenir une victoire pénible.

C’est une transition qui reste idéale, une douleur qui affecte un caractère enthousiaste plutôt qu’elle ne blesse les regards ; une douleur toute invisible, toute morale, qui se passe dans l’intérieur de l’ame, et ne laisse pas apparaître les tourments corporels. De même, elle exclut, dans le caractère des formes du corps et dans les physionomies, les traits qui marquent l’opiniâtreté, la rudesse, l’obstination, l’expression triviale des natures communes ; ce qui ferait supposer qu’une lutte acharnée a été nécessaire avant que ces figures fussent accessibles à l’impression du sentiment religieux et à la piété. Cette sérénité de l’ame et l’accord naturel de ses formes extérieures avec cet état intérieur, font le charme des œuvres véritablement belles de la peinture italienne. Ils expliquent l’inaltérable jouissance qu’ils nous font éprouver. On parle quelquefois du ton et du chant dans la musique instrumentale. De même ici, le pur chant de l’ame, une douce et pénétrante mélodie, planent au-dessus de l’image tout entière et de ses formes. S’il est vrai que, dans la musique des Italiens et dans les modulations de leur chant, lorsque les voix pures se font entendre sans qu’il s’y mêle la plus légère dissonance, le plaisir de la voix elle-même semble résonner dans chaque partie et chaque mode du chant et de la mélodie ; de même aussi c’est une pareille satisfaction intérieure de l’ame, absorbée par l’amour, qui est le ton dominant de leur peinture. Nous retrouvons la même sensibilité exquise et profonde, la même clarté, la même liberté, dans les grands poètes italiens. Déjà la répétition savante des rimes dans les tercets, les canzones, les sonnets et les stances, ce son harmonieux, qui ne satisfait pas seulement le besoin de l’égalité dans la simple répétition, mais qui conserve l’égalité jusqu’à trois fois, est un libre accord qui, dans son cours rapide, se déroule naturellement pour lui-même, pour sa propre jouissance, La même liberté se révèle dans les sujets d’un genre élevé. Dans les sonnets de Pétrarque, dans ses sextines, ses canzones, ce n’est pas la possession réelle de l’objet auquel aspire le désir du cœur qui est le véritable but. Aucune pensée, aucun sentiment, ne s’adresse sérieusement à l’objet ou à la chose dont il s’agit et ne révèle le besoin de la possession. L’expression elle-même est la jouissance. C’est le jouir de soi-même de l’amour, qui, dans sa tristesse, ses plaintes, ses descriptions, ses souvenirs et ses fantaisies, cherche sa félicité. C’est un désir qui se satisfait comme désir, et qui déjà, dans la seule image, la pensée de l’objet aimé, est en possession de l’ame avec laquelle il aspire à s’unir. Dante, aussi, conduit par son maître Virgile, à travers l’Enfer et le Purgatoire, voit les supplices les plus terribles et les plus affreux. Il se trouble, souvent même il fond en larmes ; mais il continue sa marche, tranquille et consolé, sans cris ni angoisses, sans dégoût ni amertume. — Cela ne doit pas être. — Il y a plus : ses damnés, dans l’Enfer, jouissent, au moins, du calme de l’éternité. Io eterno duro est écrit sur la porte de l’Enfer. Ils sont ce qu’ils sont, sans regrets et sans désirs. Ils ne parlent pas de leurs tourments. Ces tourments nous émeuvent, et eux presque pas ; car ils durent éternellement. — Ils ne sont occupés que de leurs pensées et de leurs actions, fermes, constants dans les mêmes intérêts, sans se plaindre, sans rien désirer. Si l’on a saisi ce trait d’indépendance et de liberté heureuse de l’ame dans l’amour, on comprend le caractère des grands peintres italiens. Dans cette liberté, ils traitent en maîtres les particularités de l’expression et de la situation. Sur les ailes de la paix intérieure il leur est donné de placer au-dessus de la forme, de la beauté, de la couleur réelles. Dans la représentation la plus déterminée de la réalité et du caractère, lorsqu’ils restent tout-à-fait sur la terre, ou ne paraissent souvent donner que des portraits, ce sont des figures d’un autre monde qu’ils créent, d’un monde éclairé par un autre soleil, où règne un autre printemps. Ce sont des roses qui, en quelque sorte, fleurissent dans le ciel. Ainsi, dans la beauté elle-même, ils ne s’occupent pas seulement de la beauté de la forme, de l’accord de l’ame avec le corps, accord répandu dans ses proportions sensibles ; mais encore de ce trait de l’amour et de l’harmonie intérieure, dans chaque empreinte, signe ou manifestation individuelle du caractère. C’est le papillon de Psyché, qui, dans l’éclat rayonnant de son ciel, voltige même autour des fleurs les moins heureusement écloses. C’est seulement par cette beauté riche, libre, parfaite, qu’ils se sont rendus capables de représenter, parmi les modernes, l’idéal antique. —

Mais, un aussi haut degré de perfection n’a pas, en quelque sorte, été accordé par la nature, à la peinture italienne ; elle a eu un long chemin à parcourir avant de pouvoir y atteindre. Cependant, la piété pure et innocente, le sens grandiose de la conception dans son ensemble, et la beauté naïve de la forme, la profondeur du sentiment se rencontrent déjà ordinairement, de la manière la plus frappante, même dans les anciens maîtres italiens, malgré toute l’imperfection de l’exécution technique. Dans le siècle précédent, on a peu apprécié ces anciens maîtres ; on les a sèchement et durement repoussés y comme ayant manqué d’habileté. Dans ces derniers temps, ils ont été, de nouveau, tirés de l’oubli par les savants et les artistes, mais alors aussi, admirés et imités avec une prédilection excessive ; et cette tendance qui voudrait nier les progrès ultérieurs dans la conception et le mode de représentation, devait jeter dans des écarts opposés.

Pour déterminer, d’une manière plus précise, les principaux moments du développement historique de la peinture italienne, jusqu’à son plus haut degré de perfection, je ferai ressortir les points suivants, qui suffisent pour caractériser les côtés essentiels de la peinture et ses divers modes d’expression ;

1o Après la grossièreté et la barbarie des premiers temps, les Italiens abandonnèrent peu-à-peu le type mécanique importé par les Byzantins, et l’art prit son essor. Mais le cercle des objets représentés était restreint ; et la dignité raide, la solennité et l’élévation religieuses restèrent le caractère principal. Cependant, déjà Duccio, de Sienne, et Cimmabue, de Florence, comme le fait remarquer M. de Rhumor, en parfait connaisseur de ces vieux âges (Rech. Ital., p. 4.), cherchaient à recueillir les rares débris de l’art antique du dessin, fondé sur la perspective et la connaissance de l’anatomie. Ces débris s’étaient conservés par l’imitation mécanique des anciens ouvrages d’art chrétiens, principalement dans la peinture des Grecs, Ils essayèrent de les rajeunir, le plus possible, par un esprit original. « Ils comprenaient la valeur de pareils dessins ; cependant ils s’efforçaient d’adoucir la maigreur de ces formes osseuses, lorsqu’ils comparaient ces traits presque géométriques avec ceux de la nature vivante. C’est ce que nous pouvons, du moins, conjecturer et admettre à l’inspection de leurs peintures. » Tels sont les premiers efforts de l’art pour s’élever au-dessus du type traditionnel, fixe et mort, pour s’approcher de la vie et de l’expression individuelle.

2o Le second pas que fait la peinture italienne consiste à s’affranchir de ses modèles grecs, à entrer réellement dans la voie de l’individualité humaine et vivante, sous le rapport de la conception et de l’exécution tout entières, à apprendre, en même temps, à mettre les caractères et les formes humaines en harmonie intime avec les idées religieuses qu’ils doivent exprimer.

Il faut d’abord mentionner ici la grande influence qu’exercèrent Giotto et ses disciples. Giotto changea non seulement la manière de préparer les couleurs, usitée jusqu’alors, mais aussi celle de concevoir et de diriger la représentation. Les Grecs nouveaux s’étaient vraisemblablement servi de cire, ainsi que des recherches chimiques l’ont fait voir, soit comme moyen de lier les couleurs, soit comme vernis ; ce qui donnait un ton jaunâtre et une teinte sombre, qui ne s’expliquent pas tout-à-fait par l’action de la lumière des lampes (Ibid., 1, p. 312.) Or, Giotto rejeta complètement ce moyen visqueux de liaison employé par les peintres Grecs. Il adopta l’usage de broyer les couleurs avec un lait clair de jeunes plantes et de figues non mûres et avec d’autres colles moins oléagineuses dont s’étaient servi les peintres italiens des premiers temps du moyen-âge, peut-être marne avant qu’ils se fussent livrés à l’imitation servîle des Byzantins. (Ibid., II., 4., I. 312.) Ces moyens de liaison avaient l’avantage de ne pas assombrir les couleurs, de les laisser claires et pures. Toutefois, le changement opéré par Giotto, sous le rapport du choix des sujets et du mode de représentation, fut encore plus important pour la peinture italienne. Déjà Ghiberti raconte que Giotto avait abandonné la manière grossière des Grecs et, sans dépasser la mesure, introduit le naturel et la grâce. (Ibid., II, 42.) Boccace aussi (Décam., 6., 5 journée) dit de lui que la nature ne produit rien que Giotto ne sache imiter jusqu’à l’illusion. Dans les tableaux byzantins, on peut à peine découvrir une trace de l’observation de la nature. Ce fut Giotto qui, le premier, fixa son attention sur les objets de la nature et du monde réel, compara les figures et les affections de l’ame, et entreprit de les représenter avec la vie telle qu’il la voyait se mouvoir autour de lui. À cette direction se joignit une circonstance favorable, c’est que, du temps de Giotto, non seulement les mœurs, en général, étaient plus libres et la vie plus gaie, mais on vit s’introduire alors le culte de plusieurs nouveaux saints qui étaient plus rapprochés de l’époque du peintre lui-même. Dans sa tendance à l’actualité contemporaine, Giotto les choisit particulièrement pour sujets de son art. De sorte que, pour le fond même de la représentation, il fallait tâcher d’atteindre au naturel dans l’extérieur des personnages, à l’expression des caractères, des actions, des passions, des situations, du maintien et des mouvements. Mais ce qui, dans cette direction nouvelle, se perdit relativement, ce fut ce sérieux grandiose, cette sainteté qui faisaient le caractère fondamental de l’époque précédente. Le profane s’introduisit et se développa dans la peinture. Giotto, conformément à l’esprit de son temps, donna même une place au burlesque à côté du pathétique. Aussi, M. de Rhumor, dit-il avec raison (II, p. 72) : « Avec ces circonstances, je ne sais ce que veulent dire ceux qui se sont évertués à faire passer la tendance et le style de Giotto pour ce qu’il y a de plus élevé dans l’art moderne. » Ce savant, d’un sens profond, a rendu un grand service en rétablissant le vrai point de vue pour l’appréciation de Giotto, qui, selon lui, même dans sa tendance à l’humanisation et au naturel, reste encore à un degré assez inférieur.

Dès lors, la peinture se perfectionna dans le sens de cette impulsion que lui avait donnée Giotto. La représentation, d’après les types traditionnels du Christ, des Apôtres et des événements importants dont il est fait mention dans les Évangélistes, fut, de plus en plus, refoulée en arrière. Cependant, le cercle des sujets s’élargissait par là même, d’un autre côté, quand « toutes les mains étaient occupées à peindre les diverses phases de la vie des saints nouveaux, leur existence mondaine antérieure, le réveil soudain du sentiment religieux, leur entrée dans la vie pieuse des saints et des solitaires, les miracles, de leur vivant, et particulièrement après leur mort, scènes conformes aux conditions extérieures de l’art, où la peinture des émotions sur le visage des vivants, dominait les signes de la puissance miraculeuse invisible. » Cependant les événements de la vie et de la passion du Christ ne furent pas négligés. En particulier, la naissance et l’éducation du Sauveur, la Madone avec l’Enfant-Jésus devinrent des sujets de prédilection et furent plutôt représentés avec la vérité et la vivacité des affections de la famille, avec les sentiments tendres, intimes du cœur humain, qui naissent de ces rapports. D’un autre côté, « dans les sujets tirés de la Passion, au lieu du sublime de la douleur ou du triomphe, se révélait plutôt le pathétique, suite naturelle de ces transports mystiques, où l’on voulait partager les souffrances terrestres du Sauveur, et auxquels Saint-François, par son exemple et sa doctrine, avait prêté une énergie jusqu’alors inconnue. »

Un second progrès ultérieur s’accomplit vers le milieu du quinzième siècle, et ici on doit citer particulièrement deux noms, Masaccio et Fiésole. Ce qui était surtout essentiel, afin que le fond religieux s’identifiât de plus en plus avec les formes vivantes du corps humain et l’expression animée de ses traits, c’était d’abord, comme le dit Rhumor (II, pag. 248), plus de rondeur dans toutes les formes, d’un autre côté, plus, d’habileté dans la distribution des parties et leur coordination, dans les gradations variées de la beauté sensible et de l’expression de la figure humaine. ' Masaccio et Angélique de Fiésole se partagèrent la solution de ce problème, dont les difficultés dépassaient peut-être, à cette époque, les forces d’un seul artiste. Masaccio entreprit, avec la recherche du clair-obscur, d’arrondir, de distribuer et d’ordonner les figures ; Angélique de Fiésole, au contraire, de fonder l’harmonie intérieure, la signification naturelle des traits du visage ; il ouvrit, pour la première fois, cette mine à la peinture. Masaccio a une tendance moins prononcée à la grâce, mais une conception plus grandiose, plus d’énergie, le besoin d’une plus forte unité. Fiésole se distingue par la ferveur de l’amour religieux éloigné de toute affection terrestre, la pureté monacale des sens, l’élévation et la sanctification de l’ame. On sait que Vasari dit de lui : qu’il n’avait jamais peint sans prier auparavant avec effusion, ni représenté les souffrances du Rédempteur sans fondre en larmes. Ainsi, c’était, d’un côté, un plus haut degré de vitalité et de naturel qui constituait principalement ce progrès de la peinture. D’un autre côté, la profondeur du sentiment religieux, la concentration naïve de l’ame dans la foi ne disparurent pas ; mais elles furent encore surpassées parla liberté, l’habileté, la vérité naturelle et la beauté de la composition, du maintien, de l’habillement, de la couleur. Si, plus tard, on sut atteindre à une expression de l’ame de beaucoup plus élevée et plus parfaite, cette époque, cependant, n’a pas été surpassée pour la pureté et l’innocence du sentiment religieux et la profondeur sérieuse de la conception. Plusieurs tableaux de ce temps peuvent, à la vérité, avoir quelque chose qui nous choque, sous le rapport des couleurs, du groupement des figures et du dessin, parce que les formes de la vitalité, qui sont employés dans la représentation du sentiment religieux le plus intime et le plus profond, ne paraissent pas encore parfaitement convenables pour cette expression. Néanmoins, quant au sens spirituel qui a engendré ces œuvres d’art, la naïve pureté, la fidélité qui s’allient à la profondeur la plus intime du véritable sentiment religieux, la sincérité de la foi, la constance de l’amour, même dans les angoisses de la douleur, et, souvent aussi, la grâce de l’innocence et de la sainteté, sont d’autant plus difficiles à méconnaître que, si les époques suivantes sont plus avancées par d’autres côtés de la perfection artistique, elles le cèdent à celle-ci par ces avantages originels, qui une fois perdus ne se retrouvent plus.

Un troisième point s’ajoute ensuite aux précédents, et constitue un nouveau progrès : il consiste dans une plus grande extension accordée aux objets qu’un esprit nouveau fait entrer dans la représentation. On a vu comment le saint, dans la peinture italienne, s’était déjà naturellement rapproché du profane, par cela seul que des personnages qui se trouvaient eux-mêmes rapprochés du siècle des peintres avaient été regardés comme saints. Or, l’art attira aussi, par-là, dans son domaine, tous les objets du monde réel et de la vie présente. En effet, à partir de ce moment, où domine la mysticité et la piété pures, qui ont pour unique but l’expression de ce sentiment religieux lui-même, la peinture tend, de plus en plus, à associer la vie réelle, extérieure et mondaine, avec les objets religieux. La personnalité joyeuse et énergique des bourgeois du moyen-âge, avec leur vie agitée, leur bravoure et leur patriotisme, le bien-être que procurent les avantages et les jouissances de la vie ; le bonheur de tous les instants que l’homme goûte dans la pratique des solides vertus et la gaîté qui l’accompagne, cette harmonie, à la fois intérieure et extérieure de l’homme avec le monde réel, ce fut là ce qui s’introduisit dans la conception et la représentation artistiques et y prit une place importante. C’est ainsi que nous voyons naître une vive prédilection pour les paysages qui forment le fond du tableau, pour les vues de villes, les entourages d’églises et de palais ; de même, les portraits réels de savants illustres, d’amis, de personnages politiques, d’artistes et d’autres personnages, qui par leur esprit, leurs mœurs aimables, etc., s’étaient concilié la faveur de leurs contemporains, occupent une place dans les situations religieuses. Les traits empruntés à la vie domestique et civile sont employés avec plus ou moins de liberté et de convenance, et quoique l’idée religieuse reste le caractère fondamental, cependant, la représentation de la piété ne fut plus isolée en elle-même, elle fut combinée avec ce qu’il y a d’excellent dans la vie commune et le monde réel. Sans doute, par celte tendance, l’expression de la concentration religieuse et de la ferveur intérieure est affaiblie, mais l’art, pour arriver au sommet de son développement, avait besoin de cet élément mondain.

3o De cette fusion de la vie réelle, dans toute sa richesse, avec ce que le sentiment religieux renferme de plus intime et de plus profond, naquit un nouveau problème du plus haut intérêt, et dont la solution ne fut parfaitement donnée que par les grands maîtres du seizième siècle. Il s’agissait, en effet, de mettre en harmonie la profondeur mystique, le sérieux et l’élévation du sentiment religieux, avec ce sens de la vie extérieure, avec la libre actualité des caractères et des figures ; de faire en sorte, en même temps, que la forme du corps, dans son maintien, ses mouvements et sa couleur, au lieu d’être un simple squelette, fût en soi pleine d’animation et de vitalité ; et, grâce à la parfaite expression de toutes les parties, trahît une égale beauté, au physique et au moral.

Parmi les maîtres qui marchèrent vers ce but, il faut nommer particulièrement Léonard de Vinci. En effet, avec une justesse de jugement et une finesse de tact qui va presque jusqu’au raffinement, il pénétra, plus profondément qu’aucune autre n’avait fait avant lui, le secret des formes du corps humain et l’ame de leur expression ; de même que, par une habileté non moins profonde dans la technique de son art, il acquit une grande sûreté dans l’application des moyens que ses études lui avaient mis entre les mains. Il sut, en outre, conserver, dans la conception de ses sujets religieux, un sérieux plein de gravité. De sorte que ses personnages, tout en offrant l’apparence d’une réalité parfaitement vivante et humaine, et l’expression d’une sérénité douce, souriante, dans leur physionomie et leurs mouvements dessinés avec grâce, ne manquent pas cependant de l’élévation qui inspire la vénération pour la dignité et la vérité de la religion.

Mais la perfection la plus pure dans cette sphère, ce fut Raphaël seul qui l’atteignit. M. de Rhumor accorde spécialement en partage, à l’école ombrienne, depuis le milieu du quinzième siècle, une grâce naturelle à laquelle s’ouvrent tous les cœurs, et qui emprunte ce charme à la profondeur et à la tendresse du sentiment, aussi bien qu’à l’art merveilleux avec lequel ces peintres savent fondre les réminiscences à demi transparentes des tendances de l’ancien art chrétien avec les images plus douces du temps où ils vivaient. Sous ce rapport, ils ont surpassé leurs contemporains, Toscans, Lombards ou Vénitiens (Rech. Ital., II, p. 310). Cette expression de pureté sans tache, d’entier abandon à un sentiment tendre de douce mélancolie et de ravissement mystique, Pierre Perugin, le maître de Raphaël, savait aussi se l’approprier et la marier avec la vérité et la vitalité des formes extérieures, de même que pénétrer dans les détails de la vie réelle et dans cette partie de l’art qui avait été principalement perfectionnée par les Florentins. Maintenant, du Perugin, au goût et au style duquel il paraît encore enchaîné dans les ouvrages de sa jeunesse, Raphaël passe au parfait accomplissement de la condition indiquée plus haut. Chez lui, en effet, se réunissent le sentiment le plus élevé de l’esprit de l’Église, quant aux problèmes de l’art religieux, et la parfaite connaissance, l’observation amoureuse de l’apparence naturelle, dans l’entière vitalité de ses couleurs et de ses formes, avec un sens égal pour la beauté antique. Cette admiration pour la beauté idéale des anciens n’alla cependant pas jusqu’à lui faire imiter et appliquer les formes que la sculpture grecque avait si parfaitement réalisées. Il se bornait à saisir, en général, le principe de cette libre beauté, qui alors se pénétrait chez lui de la vitalité individuelle propre à la peinture, s’animait d’une expression plus vive et plus profonde, rayonnait d’une clarté ouverte et sereine, et offrait une vérité de représentation inconnue jusqu’alors aux Italiens. Par la manière dont il sut harmonieusement combiner tous ces éléments, il atteignit le point culminant de l’art. — Cependant, pour la magie du clair-obscur, pour le charme, et la grâce pleine d’ame et de sentiment, des formes et des mouvements, pour l’art de grouper les figures, il a encore été surpassé par Corrège et par Titien, dans la richesse et la vitalité naturelles, la douceur lumineuse, la chaleur, la force du coloris. Il n’existe rien de plus aimable que la naïveté du Corrège, dont la grâce, supérieure à celle de la nature, est religieuse et spirituelle. Rien de plus doux que cette beauté souriante qui n’a pas conscience d’elle-même.

Avec la perfection de ces grands maîtres dans la peinture, l’art s’éleva à une hauteur telle qu’il n’est donné qu’une seule fois à un peuple d’y atteindre dans le cours de son développement historique.


III. Quant à la peinture allemande, nous pouvons réunir l’école allemande proprement dite, et l’école des Pays-Bas.

Ce qui distingue, en général, les peintres allemands et flamands des italiens, c’est que ni les uns ni les autres ne veulent ou ne peuvent atteindre à ces formes idéales, libres, et à ce mode d’expression dont le caractère propre est de s’élever à une beauté spirituelle transfigurée. Au lieu de cela, ils font en sorte, d’abord, que l’expression annonce la profondeur du sentiment et la concentration intérieure de l’ame ; ensuite, ils ajoutent à cette mysticité les particularités plus développées du caractère individuel, qui alors, au lieu de révéler uniquement une ame absorbée par les intérêts de la foi et du salut, montrent comment les personnages s’occupent aussi des choses de ce monde, se livrent aux soins de la vie actuelle et, au prix des efforts qu’exige ce travail, ont acquis les vertus humaines, la fidélité, la constance, la droiture, la bravoure chevaleresque, et le courage civique. Dans cet esprit, qui offre quelque chose déplus concentré et de plus étroit, nous trouvons, en même temps, surtout chez les Allemands, en opposition avec les formes et les caractères naturellement purs des Italiens, plutôt l’expression de l’opiniâtreté propre aux natures mélancoliques. Celles-ci, avec l’énergie d’un orgueil hautain ou d’une fierté brutale, vont jusqu’à braver Dieu, ou sont forcées de se faire violence pour s’arracher péniblement à leur étroitesse d’esprit et à leur grossièreté, pour se dompter par la réconciliation religieuse. De sorte que les profondes blessures qu’ils doivent se faire dans le cœur apparaissent encore dans l’expression de leur piété.

Pour développer, à ce sujet, ma pensée, je me contenterai de faire remarquer quelques points importants qui servent à distinguer l’ancienne école des Pays-Bas des maîtres Hauts-Allemands et Hollandais postérieurs, du xviie siècle.

Parmi les anciens peintres flamands, s’élèvent au-dessus de tous les autres, dès le commencement du xve siècle, les frères Van Eyck, Hubert et Jean. On a appris de nouveau, dans ces derniers temps, à reconnaître le mérite de ces grands maîtres. On sait qu’ils sont regardés comme les inventeurs de la peinture à l’huile, ou au moins, comme les premiers qui l’aient perfectionnée. Malgré les grands pas qu’ils firent faire à l’art, on peut croire aujourd’hui qu’une succession de degrés antérieurs en avait marqué les développements depuis l’origine. Mais aucun monument historique n’a été conservé qui témoigne de ce développement continu. Commencement et perfection sont jusqu’à présent, pour nous, simultanés. On ne peut guère, en effet, peindre avec plus de perfection que ne le firent ces deux frères. Non seulement les œuvres qui nous restent d’eux et où le type traditionnel est déjà abandonné et dépassé, révèlent une grande supériorité dans le dessin, les poses, l’habileté à grouper les figures, à les caractériser intérieurement et extérieurement, dans la chaleur, la clarté, la finesse des couleurs, le grandiose et le fini de la composition ; mais encore toute la richesse de la peinture s’y déploie, sous le rapport de la nature environnante, des accessoires architectoniques, du fond du tableau et de l’horizon, de la magnificence et du luxe des étoffes, des vêtements, des armures, de la parure et des ornements, etc. Et tout cela est traité avec une telle fidélité, un tel sentiment des ressources et des effets de la peinture, une, telle virtuosité, que les siècles suivants, au moins du côté de la force et de la vérité, n’ont rien à montrer de plus parfait. Cependant, si nous plaçons ces chefs-d’œuvre à côté de ceux de la peinture italienne, ces derniers auront pour nous plus d’attrait, parce que les Italiens, quoiqu’inspirés par un profond sentiment religieux, l’emportent par la liberté de l’esprit et la beauté de l’imagination. Les figures flamandes nous plaisent, à la vérité, par leur innocence, leur naïveté, leur piété ; il y a plus, elles surpassent en général, les meilleures des Italiens par la profondeur du sentiment religieux ; mais les maîtres flamands n’ont pu s’élever à une égale beauté de la forme et de la liberté de l’ame. Leurs Enfants-Jésus, en particulier, sont mal faits. Quand aux caractères d’hommes et de femmes, bien que, dans dans le cercle de l’expression religieuse, ils manifestent aussi les qualités de la vie mondaine sanctifiées par une foi profonde, cependant, en dehors de cette piété ou plutôt au-dessous d’elle, ils paraissent plutôt insignifiants, et, en quelque sorte, incapables d’être en soi libres, pleins d’imagination et d’intelligence.

Un second côté, qui mérite de fixer l’attention, c’est la manière dont on passe de la piété calme et absorbée dans la vénération des choses saintes à la représentation des martyrs et à la laideur de la réalité, en général. C’est ici que se distinguent particulièrement les maîtres Hauts-Allemands, lorsqu’ils font ressortir dans le cours de la vie et de la mort du Christ, dans les scènes de la Passion, la cruauté des bourreaux et des soldats, la grossièreté de leurs insultes, la barbarie qui éclate dans leur haine contre le Sauveur, et qu’ils caractérisent, avec une grande énergie, les traits odieux et difformes qui trahissent au dehors la perversité du cœur. L’effet calme et beau que produit la piété est refoulé, dans l’agitation que commandent ces sortes de situations. On passe alors aux tiraillements affreux, aux gestes de la barbarie, à l’expression de la frénésie des passions. Avec la multitude des figures qui se pressent et se confondent, et la grossièreté dominante des caractères, de tels tableaux manquent d’ailleurs facilement d’harmonie intérieure, aussi bien dans la composition que dans le coloris. Aussi, en particulier, lorsque commença à renaître le goût pour l’ancienne peinture allemande, le peu de perfection de la technique fit commettre beaucoup d’erreurs sur l’époque à laquelle appartiennent ces ouvrages. On les a regardés comme plus anciens que les tableaux plus parfaits de l'époque des Van Eyck, tandis qu’un grand nombres étaient postérieurs. Cependant les maîtres Hauts-Allemands ne se sont pas arrêtés exclusivement à ces représentations, ils ont également traité les divers sujets religieux, et ont su, même dans les situations de l’histoire delà Passion, comme Albrecht Dürer, par exemple, s’arracher victorieusement aux exagérations de la simple grossièreté, conserver à de tels sujets, avec la noblesse morale, une aisance et une liberté extérieures.

Le dernier caractère que nous présente l’art allemand et des Pays-Bas, c’est l’absorption complète dans la vie mondaine et journalière et, ce qui en est la conséquence, l’adoption successive des modes les plus divers de représentation, qui, à la fois, sous le rapport du fond et de l’exécution, se séparent les uns des autres et se développent isolément. Déjà, dans le progrès de la peinture italienne, se fait remarquer le passage de la pure élévation de la pensée religieuse à un mode de représentation où le profane occupe une place de plus en plus grande, mais celui-ci, comme chez Raphaël, reste pénétré de l’inspiration religieuse, et d’ailleurs il est contenu, tempéré par la beauté antique. — Quant au développement postérieur, il consiste moins à passer successivement à la représentation des objets de toute espèce, avec le coloris pour guide, que dans un procédé superficiel ou une imitation éclectique de toutes les formes et de tous les styles. — L’art allemand et flamand, au contraire, a parcouru, de la manière la plus formelle et la plus frappante, le cercle entier des sujets de représentation et des modes de les traiter : depuis, les images traditionnelles des églises, les figures isolées et les simples bustes, et plus tard, les représentations pleines d’expression, de piété et d’inspiration religieuse, jusqu’au mouvement et à l’étendue des grandes scènes et des grandes compositions, où le caractère libre et l’animation des figures sont encore rehaussés par l’éclat extérieur des équipages et d’une suite nombreuse, par la présence fortuite de personnages populaires, la parure des vêtements, la richesse des vases et des portraits, les ouvrages peints d’architecture et les paysages environnants, les vues d’églises, de rues, de villes, de fleuves, de forêts, de montagnes ; le tout ramené à l’unité et soutenu par l’idée religieuse qui fait la base du tableau. Mais ce centre de la représentation, c’est ce qui s’efface peu-à-peu dans la suite. De sorte que le cercle des objets contenus jusqu’ici dans l’unité, se brise, et dès lors, les particularités, dans leur individualité spécifique, avec leurs changements et leurs accidents mobiles, se prêtent aux modes les plus variés de conception et d’exécution pittoresques.

Pour apprécier parfaitement ici, comme nous l’avons fait voir ailleurs, le mérite de ce dernier développement de l’art, nous devons nous mettre sous les yeux, encore une fois, l’état national où il a pris naissance. Sous ce rapport, il nous faut maintenant sortir de l’église, abandonner les conceptions et les représentations de la piété religieuse pour le spectacle de la joie mondaine qu’excitent les objets et les phénomènes particuliers de la nature, ou pour les scènes paisibles de la vie domestique, avec ses jouissances honnêtes, sa bonne humeur, ses relations intimes ; de même que les solennités nationales, les fêtes, les danses rustiques, les amusements bouffons des kermesses. — La Réforme avait pénétré en Hollande ; les Hollandais s’étaient faits protestants ; ils avaient vaincu le despotisme clérical et monarchique de l’Espagne. Ici, nous ne trouvons, sous le rapport politique, ni une noblesse fière de ses privilèges, qui chasse ses princes ou ses tyrans, ou leur dicte des lois, ni un peuple agriculteur, des paysans opprimés qui secouent le joug comme les Suisses. C’est un peuple dont la partie de beaucoup la plus nombreuse, brave d’ailleurs sur terre, héroïque sur mer, se composait d’habitants des villes, d’industrieux et honnêtes bourgeois, qui, satisfaits de leur travail, n’avaient aucune prétention ambitieuse, et, cependant, lorsqu’il s’agissait de défendre leur liberté et leurs droits légitimement acquis, ou les privilèges particuliers de leurs provinces, de leurs villes, de leurs corporations, se levaient, avec une hardie confiance en Dieu, en leur courage et leur intelligence, sans craindre, en face des monstrueuses prétentions de la domination espagnole sur la moitié du monde, de s’exposer à tous les dangers, versaient bravement leur sang, et, par cette légitime audace et cette constance, conquirent leur indépendance religieuse et politique. Certes, si nous avions un mot dans notre langue pour désigner une face éminente et originale du cœur humain, il conviendrait surtout de rappliquer à cette vertu bourgeoise, fidèle, honnête, ayant conscience d’elle-même et pourtant sans orgueil, religieuse sans mélancolique enthousiasme ni dévote rêverie, déployant, à la fois toutes les qualités pratiques dans les rapports de la vie sociale, sans faste, quoique heureuse dans sa richesse, simple, élégante et propre dans ses habitations et son entourage ; qui, au milieu de l’assiduité et du contentement général de toutes les professions, a su, malgré l’indépendance et la liberté toujours croissantes, rester fidèle aux anciennes mœurs, et conserver intacte la probité de ses ancêtres.

Or, maintenant, cette population pleine de sens et heureusement douée pour les arts, elle veut jouir une seconde fois, par la peinture, du spectacle de cette existence, aussi forte qu’honnête, satisfaite et joyeuse ; elle veut voir reproduits sur ses tableaux, dans toutes les situations possibles, la propreté de ses villes, de ses maisons, de ses meubles, sa paix domestique, sa richesse, la parure modeste de ses femmes et de ses enfants, l’éclat de ses fêtes publiques, la bravoure de ses marins, la renommée de son commerce et de ses vaisseaux qui sillonnent l’Océan dans toutes les directions.

C’est précisément ce sens pour la vie réelle, dans ce qu’elle a, à la fois, d’honnête et de gai, que les maîtres hollandais appliquent aussi à la représentation des objets de la nature. Et alors, dans toutes les productions de leur peinture, à la facilité et à la sûreté de conception, à la prédilection pour ce qui est en apparence peu important et momentané, à la naïveté qui donne tant de fraîcheur à leurs tableaux, au sérieux avec lequel ils s’absorbent dans les sujets les plus petits et les plus bornés, ils joignent la plus haute liberté de composition artistique, une finesse particulière de tact pour les accessoires, et un soin parfait dans l’exécution. Ce n’est pas tout ; d’un côté, dans les batailles et les épisodes de la vie militaire, dans les scènes de cabaret, dans la représentation des incidents de la vie domestique, dans les portraits et les paysages, dans les objets de la nature, les animaux, les fleurs, etc., cette peinture a déployé toute la magie et l’enchantement de la couleur, de la lumière, du coloris en général. D’un autre côté, elle a poussé l’art de saisir le côté caractéristique des choses et de le rendre, de la manière la plus vivante, à un degré de vérité et de perfection qui ne peut être surpassé. Et si, maintenant, elle va de l’insignifiant et de l’accidentel jusqu’au rustique, jusqu’à la grossière et commune nature, ces scènes paraissent si bien pénétrées d’enjouement et de gaîté naïve que ce n’est pas le commun (qui comme tel, n’est que commun et repoussant), mais cette gaîté joviale et cette naïveté qui forment le sujet et le fond véritable du tableau. Nous n’avons, par conséquent, sous les yeux, aucun sentiment, aucune passion vulgaire, mais la vie champêtre rapprochée de la nature, dans ses conditions inférieures, avec ce quelle a de gai, de rusé et de comique. C’est dans cet abandon et ce sans-souci que consiste ici le moment idéal. C’est le dimanche de la vie qui égalise tout et qui éloigne toute idée du mal. Des hommes de si bonne humeur, qui se livrent de tout leur cœur à la joie, ne peuvent être réellement mauvais et méprisables. Il n’en est pas de même lorsque la méchanceté perce momentanément, et comme trait principal, dans un caractère. — Chez les Hollandais, le comique efface ce qu’il y a de mauvais dans la situation, et il est clair, en même temps, que les caractères peuvent encore être autre chose que ce qu’ils sont momentanément sous nos yeux. C’est cet enjouement et comique qui font le mérite inappréciable de ces tableaux. Dans les peintures d’aujourd’hui, au contraire, veut-on faire pareillement du piquant, on représente, presque toujours, quelque chose de foncièrement commun, de mauvais, d’immoral, sans comique qui réconcilie avec lui. C’est une méchante femme, par exemple, qui querelle son mari ivre, dans un cabaret, et cela de l’air le plus hargneux. Or, que voyez-vous là ? Rien, si ce n’est que cet homme est un débauché et sa femme une mégère.

Si nous voulons envisager les maîtres hollandais de ce point de vue, nous ne croirons plus que la peinture doit s’abstenir de pareils sujets et ne représenter que les mythes et les fables du paganisme, des madones, des crucifiements, des martyres, des papes, des saints et des saintes. Ce qui appartient à toute œuvre d’art appartient aussi à la peinture, savoir : le spectacle de tout ce qui est dans l’homme, dans l’esprit et le caractère humain, de ce qu’est l’homme, soit en général, soit pris individuellement. Cette conception de la nature morale de l’homme, de ses formes extérieures ou de ses manifestations vivantes, ce plaisir naïf et cette liberté artistique, cette fraîcheur et cette sérénité de l’imagination, cette hardiesse sûre d’elle-même dans l’exécution, constituent ici le caractère poétique qui se rencontre chez la plupart des maîtres hollandais de cette classe. Dans leurs ouvrages, on peut apprendre à connaître la nature humaine et les hommes. Aujourd’hui, au contraire, on ne nous met que trop souvent sous les yeux des portraits et des tableaux historiques ; mais malgré toute la ressemblance avec les hommes et les personnages réels, on voit, au premier coup d’œil, que l’artiste ne sait ni ce qu’est l’homme et la couleur humaine, ni ce que sont les formes par lesquelles l’homme montre qu’il est homme.

  1. Ces mots sont extraits du Cours de 1829, 17 février.