Système des beaux arts/I/III/II

Texte établi par Ch. Bénard,  (p. 130-150).

II. Ses formes particulières.


Si nous passons à l’examen des formes particulières dans lesquelles l’architecture romantique développe son caractère spécifique, nous avons ici, comme il a été dit plus haut, à nous occuper seulement de l’architecture gothique, et principalement de la structure des églises chrétiennes, en opposition avec celle du temple grec.

I. La forme fondamentale est, ici, la maison entièrement fermée.

En effet, de même que l’esprit chrétien se retire dans l’intérieur de la conscience, de même l’église est l’enceinte fermée de toutes parts où les fidèles se réunissent et viennent se recueillir intérieurement. C’est le lieu du recueillement de l’ame en elle-même, qui s’enferme aussi matériellement dans l’espace. Mais si, dans la méditation intérieure, l’ame chrétienne se retire en elle-même, elle s’élève, en même temps, au-dessus du fini ; et ceci détermine également le caractère de la maison de Dieu. L’architecture prend, dès-lors, pour sa signification indépendante de la conformité au but, révélation vers l’infini, caractère qu’elle tend à exprimer par les proportions de ses formes architectoniques. L’impression que l’art doit par conséquent chercher à produire est, en opposition à cet aspect ouvert et serein du temple grec, d’abord celle du calme de l’ame qui, détachée de la nature extérieure et du monde, se recueille en elle-même, ensuite, celle d’une majesté sublime qui s’élève, qui s’élance au-delà des limites des sens. Si donc les édifices de l’architecture classique, en général, s’étendent horizontalement, le caractère opposé des églises chrétiennes consiste à s’élever du sol et à s’élancer dans les airs.

Cet oubli du monde extérieur, des agitations et des intérêts de la vie, il doit être produit aussi par cet édifice fermé de toutes parts. Adieu donc les portiques ouverts, les galeries qui mettent en communication avec le monde et la vie extérieure. Une place leur est réservée, mais avec une toute autre signification, dans l’intérieur même de l’édifice. De même, la lumière du soleil est interceptée, et ses rayons ne pénètrent qu’obscurcis par les peintures des vitraux nécessaires pour compléter le parfait isolement du dehors. Ce dont l’homme a besoin, ce n’est pas de ce qui lui est donné par la nature extérieure, mais d’un monde fait par lui et pour lui seul, approprié à sa méditation intérieure, à l’entretien de l’ame avec Dieu et avec elle-même.

Mais le caractère le plus général et le plus frappant que présente la maison de Dieu dans son ensemble et ses parties, c’est le libre essor, l’élancement en pointes, formées, soit par des arcs brisés, soit par des lignes droites. L’architecture classique, dans laquelle les colonnes ou les poteaux, avec des poutres posées dessus, fournissent la forme fondamentale, fait de la disposition à angle droit et du support la chose principale. Car le poids qui repose à angle droit indique, d’une manière précise, qu’il est supporté ; et si les poutres, à leur tour, supportent elles-mêmes le toit, leurs surfaces se rapprochent à angles obtus. Il n’y a pas lieu de parler ici d’une direction en pointe et d’une tendance à monter verticalement ; il ne s’agit que de reposer et de supporter. De même un plein-cintre, qui, dans une légère courbure, se prolonge également d’une colonne à une autre et est décrit d’un même point central, repose aussi sur des supports inférieurs. Dans l’architecture romantique, au contraire, l’action de supporter en elle-même et, en même temps, la disposition à angle droit ne constituent plus la forme fondamentale. Loin de là, elles s’effacent, par cela même que les murs qui nous environnent de toutes parts, à l’extérieur et à l’intérieur, s’élancent librement, sans différence bien marquée entre ce qui supporte et ce qui est supporté, et se rencontrent en un angle aigu. Ce libre élancement qui domine tout et le rapprochement au sommet constituent ici le caractère essentiel d’où naissent, d’un côté, le triangle aigu, avec une base plus ou moins large ou étroite, d’autre part, l’ogive, qui fournissent les traits les plus frappants de l’architecture gothique.

II. Maintenant, le recueillement intérieur et l’élément de l’ame vers Dieu offrent, comme culte, une multiplicité de moments et d’actes qui ne peuvent plus être accomplis à l’extérieur, dans des salles ouvertes ou devant les temples. Leur place est marquée dans l’intérieur de la maison de Dieu. Si donc, dans le temple classique, la forme extérieure est la chose principale et reste, par les galeries, indépendante de la partie intérieure, dans l’architecture romantique, au contraire, l’intérieur de l’édifice, non seulement a une importance capitale, puisque le tout n’est autre chose qu’une enceinte fermée, mais encore se manifeste partout, dans l’extérieur, dont il détermine la forme et l’ordonnance particulières.

Sous ce rapport, si nous voulons poursuivre notre étude plus en détail, nous devons commencer par l’intérieur ; il nous sera plus facile de nous rendre compte ensuite de l’extérieur.

1o Nous avons déjà dit que la principale destination de l’église, en ce qui concerne l’intérieur, c’est qu’elle doit enfermer de toutes parts le lieu consacré à l’assemblée des fidèles et au recueillement, les protéger à la fois contre les injures de l’air et les bruits du monde extérieur. L’espace intérieur doit donc être une enceinte complètement fermée ; tandis que les temples Grecs, outre les galeries ouvertes et les portiques, avaient encore souvent leur cella ouverte.

Mais, de plus, comme la méditation chrétienne est une élévation de l’ame au-dessus des bornes du monde réel et une aspiration vers Dieu, avec qui elle cherche à s’unir, le temple chrétien manifeste, dans ses diverses parties, la tendance à s’harmoniser dans une seule et même unité. En même temps, l’architecture romantique se fait un devoir de laisser entrevoir, dans la forme et l’ordonnance de son édifice, la pensée intime et profonde du culte qu’elle abrite dans ses murs, autant du moins que cela est possible d’après les règles de cet art. Elle lui laisse le soin de déterminer la forme de l’intérieur et de l’extérieur. De ce principe découlent les conséquences suivantes.

L’espace intérieur ne doit pas être un espace vide, d’une abstraite régularité, qui ne comporte presqu’aucune diversité dans les parties, et ne réclame pas une harmonie supérieure pour maintenir leur accord. Il a besoin d’une forme différente sous le rapport de la longueur, de la largeur, de la hauteur, et du mode de ces dimensions. Les formes circulaires, carrées rectangulaires, avec leur parfaite égalité, ne conviendraient pas aux murailles qui déterminent l’enceinte, ni aux toitures. Les élans, les agitations intérieures de l’ame, l’harmonie qui y succède, lorsqu’elle s’élève au-dessus des choses terrestres, vers l’infini, vers le monde invisible, ne seraient pas exprimées architectoniquement dans cette égalité insignifiante d’un cercle ou d’un carré.

Une autre conséquence, qui se rattache à celle-ci, c’est que, dans l’architecture gothique, la conformité au but, caractère essentiel de la maison, soit sous le rapport de l’abri formé par les murailles et la toiture, soit sous celui des colonnes et des poutres, est une chose accessoire pour l’aspect de l’ensemble. Par là s’efface, comme il a déjà été indiqué plus haut, l’exacte proportion entre le poids et le support. D’un autre côté, la forme à angle droit disparaît comme n’étant plus, dès lors, la mieux appropriée au but. Elle fait place aux formes analogues à celles que nous offre la nature, celles d’une magnifique et puissante végétation, s’élevant librement vers le ciel.

Quand on entre dans l’intérieur d’une cathédrale du moyen âge, cette vue fait moins songer à la solidité des piliers qui supportent l’édifice, à leur rapport mécanique avec la voûte qui repose sur eux, qu’aux sombres arcades d’une forêt dont les arbres rapprochés entrelacent leurs rameaux. Une traverse a besoin d’un point d*appui solide et d’une direction à angle droit. Mais, dans l’architecture gothique, les murs s’élèvent d’eux-mêmes librement ; il en est de même des piliers qui se déploient dans divers sens, et se rencontrent comme accidentellement. En d’autres termes, leur destination, de supporter la voûte qui, en effet, s’appuie sur eux, n’est pas expressément manifestée et représentée en soi. On dirait qu’ils ne supportent rien ; de même que, dans l’arbre, les branches ne paraissent pas supportées par le tronc, mais, dans leur forme de légère courbure, semblent une continuation de la tige, et forment, avec les rameaux d’un autre arbre, un toit de feuillage. Une pareille voûte, qui jette l’ame dans la rêverie, cette mystérieuse horreur des bois qui porte à la méditation, la cathédrale les reproduit par ses sombres murailles, et, au-dessous, par la forêt de piliers et de colonnettes qui déploient librement leurs chapiteaux et se rejoignent au sommet. Cependant, on ne doit pas, pour cela, dire que l’architecture gothique a pris les arbres et les forêts pour premier modèle de ses formes.

Maintenant, si la direction en pointe est, en général, la forme fondamentale dans l’architecture gothique, à l’intérieur des églises elle prend la forme spéciale de l’ogive. Par là, les colonnes, en particulier, reçoivent une tout autre destination et une forme toute nouvelle.

Les églises gothiques ont besoin, pour que leur vaste enceinte soit fermée de toutes parts, dune toiture qui, en raison de la grandeur de l’édifice, exerce un poids considérable et rend des supports nécessaire. Ici, par conséquent, les colonnes paraissent tout-à-fait à leur place. Mais le caractère ascensionnel changeant précisément l’action de supporter en l’apparence de monter librement, nous ne pouvons trouver ici la colonne dans le sens propre de l’architecture classique. Elle fait place à des piliers qui, au lieu de poutres transversales, soutiennent des arcades, de telle sorte que celles-ci paraissent une simple continuation des piliers qui semblent se rencontrer également d’une manière accidentelle à la pointe. On peut, à la vérité, se représenter cette terminaison nécessaire de deux piliers distants l’un de l’autre et se réunissant en pointe, comme analogue au toit d’un pignon qui repose sur des poteaux d’encoignure. Mais, quand on considère les faces latérales, lors même qu’elles reposent, à angle tout-à-fait obtus, sur les piliers, et se rapprochent ensuite à angle aigu, cette disposition éveille l’idée de support et de poids supporté. L’ogive, au contraire, dont les arcs semblent d’abord s’élever des piliers en ligne droite, puis se courbent lentement et insensiblement, pour se réunir en se rapprochant du poids de la voûte placée au-dessus, offrent parfaitement l’aspect d’une continuation véritable des piliers eux-mêmes, se recourbant en arcades. Les piliers et la voûte paraissent, par opposition avec les colonnes, former une seule et même chose, quoique les arcades s’appuient aussi sur les chapiteaux d’où elles s’élèvent. Cependant les chapiteaux disparaissent quelquefois, comme dans plusieurs églises des Pays-Bas, ce qui rend cette unité plus frappante encore pour les yeux.

Maintenant, la tendance à s’élever devant se manifester comme caractère principal, la hauteur des piliers dépasse la largeur de leur base dans une mesure que l’œil ne peut plus calculer. Les piliers amincis deviennent sveltes, minces, élancés, et montent, à une hauteur telle que l’œil ne peut saisir immédiatement la dimension totale. Il erre ça et là, et s’élance lui-même en haut, jusqu’à ce qu’il atteigne la courbure doucement oblique des arcs qui finissent par se rejoindre, et là se repose ; de même que l’ame, dans sa méditation, d’abord inquiète et troublée, s’élève graduellement de la terre vers le ciel et ne trouve son repos que dans Dieu.

La dernière différence entre les piliers et les colonnes, c’est que le pilier gothique, proprement dit, est façonné dans sa partie essentielle et caractéristique. Il ne reste pas, comme la colonne, rond, solide, un seul et même cylindre. Déjà, à sa base, il présente une tige découpée en forme de roseaux, un faisceau de filets qui, en haut, se dispersent en divers sens, et rayonnent, de tous côtés, en nombreuses ramifications. Et si déjà, dans l’architecture classique, se montre un progrès qui remplace la masse, la solidité, la simplicité, par la légèreté, l’élégance, la richesse des ornements, le même caractère se fait remarquer de nouveau dans le pilier qui, dans son svelte élancement, se dérobe de plus en plus à la fonction de support, et libre, quoique arrêté au sommet, semble planer dans les airs.

La même forme de piliers et d’ogives se reproduit dans les fenêtres et les portes. Les fenêtres, surtout celles des bas côtés, comme celles de la nef et du chœur, maïs celles-ci, plus encore, sont d’une grandeur colossale, afin que le regard qui repose sur leur partie inférieure ne puisse embrasser leur partie supérieure, et alors, comme dans les arcades, soit dirigé en haut. De là naît le même sentiment d’inquiétude et d’aspiration qui doit être communiqué au spectateur. En outre, les carreaux des fenêtres ne sont, comme il a été dit, qu’à moitié transparents par l’effet des peintures sur verre. Ces vitraux, d’abord, représentent de saintes histoires ; ensuite, ils sont coloriés pour étendre une ombre mystérieuse et laisser briller ta lumière des cierges. Car ici c’est un autre jour que celui de la nature extérieure qui doit donner la lumière.

Quant à l’ordonnance totale de l’intérieur de l’église gothique, nous avons déjà vu que ses diverses parties devaient différer en hauteur, largeur et longueur. Une première division nous fait distinguer le chœur, les transepts et la nef y des bas côtés qui les entourent.

Ces derniers sont fermés, du côté extérieur, par les murs qui forment l’enceinte de l’édifice, et devant lesquels s’élèvent des piliers et des arcades ; du côté intérieur, par les piliers et les ogives qui sont ouverts sur le vaisseau, parce qu’il n’y a pas de murs entre eux. Les bas côtés occupent donc une position qui est l'inverse de celle des galeries dans les temples grecs, lesquels s’ouvrent à l’extérieur et sont fermés à l’intérieur, tandis que les allées latérales dans les églises gothiques laissent un libre accès dans le vaisseau central par l’intervalle des piliers. Quelquefois ces allées latérales sont doubles, triples mêmes, comme dans la cathédrale d’Anvers.

La nef principale, elle-même, fermée en haut par des murs, tantôt d’une hauteur double, tantôt plus basse et dans des rapports variables, s’élève au-dessus des bas côtés. De sorte que les murs deviennent ainsi, en quelque sorte, des piliers élancés, qui partout montent en ogives et forment des voûtes. Cependant il existe aussi des églises où les bas côtés atteignent la môme hauteur que la nef, comme, par exemple, dans le chœur de Saint-Sébald à Nuremberg ; ce qui donne à l’ensemble un aspect de légèreté et d’élégance grandiose, quelque chose de libre et d’ouvert. De cette manière le tout est divisé et ordonné par les rangées de piliers qui circulent et poussent comme une forêt d’arbres dont les rameaux recourbés s’échappent dans les airs. On a voulu souvent trouver un grand sens mystique dans le nombre de ces piliers, et, en général, dans les rapports mathématiques. Sans doute, au temps de la plus belle fleur de l’architecture gothique, à l’époque, par exemple, où fut bâtie la cathédrale de Cologne, on accordait une grande importance à ces nombres symboliques, parce que la conception, encore confuse des idées rationnelles, se contente facilement de ces signes extérieurs. Cependant ces jeux plus ou moins arbitraires d’une symbolique inférieure ne donnent aux œuvres de l’architecture, ni un sens plus profond, ni une beauté d’un ordre plus élevé. Leur sens et leur esprit s’expriment dans des formes et des représentations d’un tout autre caractère que la signification mystique des nombres. On doit donc bien se garder d’aller trop loin dans la recherche de pareilles allégories. Car vouloir ici trouver toujours et en toute chose un sens profond ne rend pas moins puéril et superficiel que l’aveugle érudition qui passe sur la profondeur clairement exprimée et manifestée sans la comprendre.

Quant aux caractères distinctifs du chœur et de la nef, je me bornerai à ce qui suit. Le grand autel, ce centre proprement dit du culte, s’élève dans le chœur et le consacre comme lieu destiné au clergé, en opposition avec rassemblée des fidèles, qui a sa place marquée dans la nef, où est aussi la chaire à prêcher. Des degrés plus ou moins nombreux conduisent au chœur ; de sorte que toute cette partie et ce qu’elle nous offre sont visibles de tous les points du temple. De même, le chœur, sous le rapport des décorations, est plus orné ; et, cependant, comparé à la nef, même la hauteur des voûtes étant égale, il est plus sérieux, plus solennel, plus sublime. Mais, avant tout, c’est ici que l’édifice, avec des piliers plus rapprochés et plus épais, par lesquels la largeur s’efface de plus en plus, se ferme totalement. Le tout paraissant s’élever d’une manière plus calme et plus haute, aboutit à une enceinte parfaitement fermée ; tandis que les transepts laissent encore, par les portes d’allée et venue. une libre communication avec le monde extérieur. — Quant à l'orientation, le chœur est tourné du côté de l’est ; la nef à l’ouest ; les transepts au nord et au sud. Cependant, il existe aussi des églises avec un double chœur ; l’un au levant ; l’autre au couchant, et où les portails principaux sont aux transepts. — La pierre pour le baptême, cette consécration de rentrée de l'homme dans le sein de l’église, est élevée dans une espèce de portique, auprès de l’entrée principale. Pour que les fidèles puissent se recueillir plus en particulier, se distribuent autour de l’édifice, principalement autour du chœur et de la nef, de petites chapelles, qui forment chacune, en quelque sorte, une nouvelle église. Tel est l’ordonnance générale de l’édifice.

Maintenant, dans une pareille cathédrale, il y a place pour tout un peuple. Car ici, la foule des fidèles d’une ville et de toutes la contrée environnante ne doit pas se réunir autour de l’édifice mais dans son intérieur. De même aussi, tous les intérêts si variés de la vie qui touchent à la religion trouvent aussi place à côté les uns des autres. Aucune division bien fixe de bancs régulièrement rangés ne partage et ne resserre le vaste espace. Chacun va et vient tranquillement, s’arrête, prend une chaise, s’agenouille, fait sa prière et s’éloigne de nouveau. Si ce n’est à l’heure de la grand’messe, les choses les plus diverses se font dans le même temps. Ici on prêche ; là on porte un malade ; une procession passe lentement ; plus loin on baptise ; ou c’est un mort que l’on apporte à l’église. Dans un autre lieu un prêtre dit la messe et bénit des époux ; et partout le peuple est répandu au pied des autels et des images des saints. Un seul et même édifice renferme à la fois toutes ces actions si diverses. Mais cette multiplicité et cette variété d’actions isolées disparaît dans son perpétuel changement devant la vaste étendue et la grandeur de l’édifice. Rien n’en remplit l’ensemble ; tout passe et s’écoule rapidement ; les individus, leurs mouvements et leurs actes déterminés se perdent, se disséminent comme une vivante poussière dans cette immensité. Le fait momentané n’est visible que dans son instabilité rapide ; et au-dessus s’élèvent ces espaces infinis, ces constructions gigantesques, avec leur ferme structure et leurs immuables formes.

Tels sont les principaux caractères qui distinguent l’intérieur de l’église gothique. Il ne faut chercher ici, à proprement parier, aucune conformité à un bat positif ; mais tout est approprié au recueillement intérieur de l’ame, retirée dans les profondeurs de sa nature intime, et à son élévation au-dessus de tout ce qui est particulier et fini. Ainsi, ces édifices, sombres dans leur intérieur, sont séparés de la nature par lin espace entièrement fermé de toutes parts ; en même temps, ils ne sont pas moins achevés dans leur plus petits détails que sublimes par leur grandeur et leur élévation prodigieuse.

2o Si nous considérons maintenant l’extérieur, il a été déjà dit plus haut, qu’à la différence du temple grec, dans l’architecture gothique, la forme extérieure, la décoration et la disposition des murailles, etc., étaient déterminées par l’intérieur, parce que l’extérieur doit apparaître seulement comme une enveloppe de l’intérieur.

Comme conformes à cette dépendance, les points suivants méritent particulièrement d’être remarqués.

D’abord, la forme totale en croix laisse reconnaître dans son plan la disposition semblable de l’intérieur, puisqu’ainsî le chœur et la nef se détachent des transepts ; elle fait aussi distinguer à l’œil la hauteur inégale des bas-côtés de celle de la nef et du chœur.

Ensuite, la façade principale, comme l’extérieur de la nef et des bas c6tés, correspond aussi à la structure de l’intérieur dans les portails. Une porte principale qui conduit dans la nef est placée entre les entrées plus petites des bas côtés, et indique, par le rétrécissement ménagé pour la perspective, que l’extérieur doit se rapetisser, se rétrécir, disparaître, pour donner accès dans l’intérieur. Celui-ci s’annonce déjà aux yeux. Pour conduire à ce mystérieux asile, l’extérieur se creuse lui-même de même que l’ame lorsqu’elle rentre en elle-même s’enfonce peu à peu dans ses profondeurs. Ensuite, au-des$us des portails latéraux, s’élèvent également, en rapport immédiat avec l’intérieur, des fenêtres colossales ; de même que les portails s’élèvent en forme ogivale comme celle qui est employée spécialement pour les arcades de l’intérieur. Sur le grand portail s’ouvre un grand cercle, la rosace, qui appartient également en propre à ce genre d’architecture, et ne convient qu’à elle. Quand elle manque, elle est remplacée par une fenêtre en ogive encore plus colossale. Les façades des transepts offrent une semblable ordonnance. Les murailles de la nef, du chœur, des bas côtés, quant à la forme des fenêtres et à celle des murs solides intermédiaires, se modèlent extérieurement sur l’intérieur et le manifestent au dehors.

Mais, d’un autre côté, l’extérieur, malgré le lien étroit qui l’unit avec la forme et le plan de l’intérieur, qu’il a pour destination d’enfermer, n’en commence pas moins à prendre un aspect indépendant. Sous ce point de vue, nous pouvons mentionner les contreforts. Ceux-ci prennent la place des nombreux piliers de l’intérieur et sont comme les points d’appui nécessaires à l’élévation et à la solidité de l’ensemble. En même temps, ils manifestent à l’extérieur, dans leur distance, leur nombre, etc., la division des rangs de piliers intérieurs, quoiqu’ils ne reproduisent pas leur forme propre ; au contraire, plus ceux ci s’élèvent, plus ils se ramassent en talons, pour présenter plus de force.

En troisième lieu, néanmoins, comme l’intérieur ne doit être en lui-même qu’une enceinte fermée de toutes parts, ce caractère doit s’effacer dans la forme extérieure et faire entièrement place au type ascensionnei. Par là, l’extérieur obtient une forme indépendante de l’intérieur, forme qui se manifeste principalement par la tendance à s’élever de tous côtés en aiguilles, comme une forêt montante de pyramides superposées.

À cette tendance se rattachent déjà les triangles très élancés, qui s’élèvent indépendamment des ogives au-dessus des portails, particulièrement ceux de la façade principale, et aussi au-dessus des fenêtres colossales de la nef et du chœur. Le toit, dont le pignon apparaît surtout dans la façade principale des transepts, affecte également la forme en pointe. De même les contreforts, qui de toutes parts se terminent en tourelles, offrent à l’œil, comme les piliers de l’intérieur, une forêt détrônes, de rameaux et d’arcades, qui dresse dans les airs ses cimes pointues.

Mais ce sont les tours qui élèvent, de la manière la plus libre, leur tête sublime dans les airs. En elles, en effet, se concentre, en quelque sorte, la masse totale de l’édifice pour s’élancer librement à une hauteur que l’œil ne peut calculer, sans toutefois perdre son caractère de calme et de solidité. De pareilles tours sont situées, soit à la façade principale, au-dessus des deux bas-côtés, tandis qu’une troisième tour plus massive, s’élève du point où se rencontrent les voûtes des transepts, de la nef et du chœur, ou bien une seule tour fait la façade principale et occupe la largeur entière de la nef. Telle est, du moins, la disposition qui s’offre le plus ordinairement. Sous le rapport du culte, les tours servent à loger les cloches ; et le son des cloches appartient en propres culte chrétien. Cette voix, à la fois simple et vague, est éminemment propre, par son caractère solennel, à porter au recueillement. Cependant elle n’est qu’une première préparation qui vient encore du dehors. Le son articulé, au contraire, par lequel s’exprime un ensemble déterminé de sentiments et d’idées, est le chant qui ne se fait entendre que dans l’intérieur de l’église. La voix inarticulée ne peut trouver sa place que dans l’extérieur de l’édifice ; elle retentit du haut des tours, et de ces hautes et pures régions se répand au loin sur la terre.


III. En ce qui regarde l’ornementation j’ai déjà indiqué les caractères principaux.

Le promis point qui serait à développer, concerne l’importance des ornements, en général, dans l’architecture gothique. L’architecture classique conserve une sage mesure dans la décoration de ses édifices. Mais comme, dans l’architecture gothique, il, s’agit principalement de faire paraître plus grandes ; et surtout, plus hautes qu’elles ne le sont réellement les masses qu’elle superpose, elle ne se contente plus des simples surfaces. Elle les divise, les découpe partout dans des formes qui, elles-mêmes, expriment la tendance ascensionnelle. Des piliers, des ogives et, au-dessus, des triangles qui se dressent en pointes, reparaissent dans les ornements. De cette façon, l’unité simple des grandes masses est divisée et façonnée jusque dans les plus petits détails et les dernières particularités. Ce qui fait que l’ensemble offre, en lui-même, un prodigieux contraste. D’un autre côté, l’œil saisit les lignes fondamentales qui se dessinent dans des dimensions gigantesques, mais d’une ordonnance facile ; il se perd, d’un autre côté, dans une multiplicité et une variété infinies d’ornements. De sorte qu’à la plus haute généralité et simplicité, s’opposent la plus grande particularité et variété de détails ; de même que, dans la méditation chrétienne, par une opposition semblable, l’ame, à mesure qu’elle s’enfonce dans un monde infini, le repeuple de choses finies, et se perd dans les détails et lès particularités de ses minutieuses analyses. Ce contraste, d’ailleurs, doit inviter à la méditation, comme cette élévation éveille le sentiment du sublime. Du reste, la chose principale, dans ce mode de décoration, consiste à ne pas briser les lignes principales par la multiplicité et la variété des ornements, mais à les faire dominer et apparaître nettement à travers cette multiplicité, comme l’essentiel à qui tout se rapporte. C’est dans ce cas seulement que les édifiées gothiques conservent la solennité de leur sérieux grandiose. De même que la méditation religieuse, tout en se promenant à travers les particularités du sentiment et tous les rapports de la vie individuelle, doit graver dans le cœur, en traits ineffaçables, les principes généraux et fixes, de même aussi les types fondamentaux de l’architecture doivent toujours tout ramener à ces lignes principales, devant lesquelles s’effacent les divisions, les interruptions et les ornements les plus divers.

Un second côté à considérer dans l’ornementation de ces édifices, est également en harmonie avec le caractère de l’art romantique. Le romantique, en général, a, d’abord, pour principe, la concentration intérieure, le retour de l’ame sur elle-même. D’un autre côté, l’intérieur doit se refléter dans l’extérieur, et, de là, revenir sur lui-même. Or, dans l’architecture, c’est la masse visible et matérielle, étendue, dans laquelle est manifesté, autant que cela est possible, ce qu’il y a de plus spirituel. Avec de pareils matériaux, il ne reste plus autre chose à faire à la représentation artistique, que de ne pas laisser la matière, la masse, régner dans sa matérialité même, mais de la percer, de la briser, de la morceler en tous sens, de lui enlever l’apparence de sa consistance naturelle et son indépendance propre. Sous ce rapport, les ornements, surtout à l’extérieur, qui montre moins la destination du temple, celle d’être une enceinte fermée, offrent l’aspect de la pierre partout sculptée et ciselée, d’un réseau jeté sur la surface entière. Et il n’existe aucune architecture qui, avec des masses aussi gigantesques, aussi pesantes, d’une aussi solide structure, offre, a un pareil degré de perfection, le type de la légèreté et de l’élégance.

En ce qui concerne, en troisième lieu, le mode et la disposition des ornements, il est seulement à remarquer qu’en dehors des ogives, des piliers, des cercles, etc., les formes rappellent le règne organique, proprement dit. C^est ce qu’indique déjà cette masse percée à jour, façonnée et travaillée en tout sens. Tiennent ensuite, expressément, les feuilles, les fleurons, les rosettes, et dans les entrelacements, à la manière des arabesques, des figures d’hommes et d’animaux, en partie réelles en partie fantastiques. L’imagination romantique montre aussi, par là, dans l’architecture, sa richesse par des inventions et des combinaisons singulières d’éléments hétérogènes, quoique, d’un autre o6té, à l’époque du style gothique le plus pur, une répétition constante des mêmes formes simples ait été observée, même dans les ornements, comme, par exemple, dans les ogives des fenêtres.