Système des beaux arts/I/II/III

III. Des différents styles dans l’architecture classique.


Si nous jetons, en terminant, un coup d’œil sur les formes qui, dans l’architecture classique, fournissent le type général de chaque ordre, nous pouvons signaler les différences suivantes comme les plus importantes.

Ce qu’il est facile de remarquer, en effet, au premier coup d’œil, c’est cette diversité de styles qui se manifeste, de la manière la plus frappante, dans les colonnes. Aussi, ce sont les diverses espèces de colonnes dont je me bornerai à donner les principaux signes caractéristiques.

Les ordres d’architecture les plus connus sont : le Dorique, l Ionique, le Corinthien, qui, pour la beauté architectonique et la régularité, n’ont été surpassés ni avant, ni après. Car l’architecture Toscane, et, selon Hîrt[1] l’ancienne architecture grecque, dans leur pauvreté dénuée d’ornements, appartiennent à l’architecture en bois primitive et simple, mais non à la belle architecture. Quant à l’ordre que l’on appelle Romain, comme il n’est autre chose que le style corinthien plus orné, perfectionné, il ne fait pas un genre à part.

Les points principaux à considérer ici sont le rapport de la hauteur des colonnes à leur épaisseur, les différentes espèces de bases et de chapiteaux, et, enfin, la distance des colonnes entre elles.

Pour ce qui est du premier point, la colonne parait lourde et écrasée lorsqu’elle n’atteint pas quatre fois la longueur de son diamètre. Si elle dépasse dix fois cette hauteur, elle apparaît alors, à l’œil, trop mince et trop déliée, relativement à sa destination comme support. La distance des colonnes est dans un rapport étroit avec te caractère précédent. Car, si l’on veut que les colonnes paraissent plus épaisses, elles doivent être placées à une distance plus petite. Elles paraîtront, au contraire, plus faibles et plus minces, si vous augmentez la distance.

Il n’est pas non plus sans importance que les colonnes aient ou n’aient pas de piédestal, que le chapiteau soit plus haut ou plus bas, sans ornements ou orné. Par là, le caractère total est changé. Quant au fût, la règle est qu’il doit être laissé uni et sans ornements, quoiqu’il ne présente pas absolument la même épaisseur dans toute sa longueur. Vers le haut il devient un peu plus mince qu’au bas et au milieu. Ce qui produit un renflement qui, à peine sensible, doit cependant être visible à l’œil. Plus tard, il est vrai, à la fin du moyen âge, lorsqu’on appliqua, de nouveau, les anciennes formes de colonnes à l’architecture chrétienne, on trouva ce style trop nu, et l’on entoura le fût de couronnes de fleurs ; on le fit serpenta en spirales. Mais cela est déplacé et contre le bon goût, parce que la colonne ne doit pas remplir une autre fonction que celle de support, et qu’en vertu de cette destination, elle doit monter librement selon la verticale. La seule modification que les anciens apportèrent ici à la forme des colonnes, ce sont les cannelures. Ce qui, comme l’observe déjà Vitruve, la fait paraître plus large que si elle était simplement unie. De pareilles cannelures se rencontrent dans les édifices des plus grandes dimensions.

Pour ce qui est des autres caractères qui distinguent les ordres Dorique, Ionique et Corinthien, je me bornerai à indiquer les principaux, qui sont les suivants.

Dans les premières constructions, la solidité de l’édifice est le caractère fondamental auquel s’arrête l’architecture ; elle n’ose encore essayer des proportions plus élégantes, plus légères et plus hardies ; elle se contente des formes massives. C’est ce qui a lieu dans l’architecture dorique. Chez elle se fait sentir encore la prédominance de l’élément matériel, du poids et de la masse ; et cela apparaît principalement dans le rapport de la largeur et de la hauteur. Un édifice s’élève-t-il facilement et librement ? le poids des lourdes masses paraît vaincu ; s’étend-il, au contraire, plus large et plus bas ? alors, comme dans le style dorique, le poids domine tout. La fermeté et la solidité se font remarquer comme la chose principale.

Conformément à ce caractère, les colonnes doriques, comparées à celles des autres ordres, sont les plus larges et les plus basses. Les anciens ne les élèvent pas au-dessus de six fois la hauteur de leur diamètre inférieur, et elles n’ont souvent que quatre fois ce diamètre. Ce qui fait qu’elles conservent, malgré leur forme massive, l’apparence d’une force virile, sérieuse, simple, sans ornements ; comme on le voit dans les temples de Pestum et de Corinthe. Néanmoins, les colonnes doriques postérieures vont jusqu’à la hauteur de sept fois leur diamètre ; et, pour d’autres constructions que des temples, Vitruve ajoute encore un demi-diamètre. Mais, en général, l’architecture dorique se distingue par ce caractère : qu’elle se rapproche encore de la simplicité primitive de la construction en bois, quoiqu’elle soit plus susceptible de recevoir des décorations et des ornements que l’architecture toscane. Cependant, les colonnes n’ont presque pas de base ; elles reposent immédiatement sur le soubassement. Le chapiteau est d’une forme simple, comprimé sous le bourrelet et le tailloir. Le fût était tantôt laissé uni, tantôt creusé de vingt cannelures, qui souvent, dans le tiers inférieur, étaient superficielles, et en haut plus profondes (Hirt, ibid p. 54). Quant à ce qui concerne la distance des colonnes, celle-ci, dans les anciens monuments, comporte la largeur de deux diamètres. Quelques uns seulement présentent un intervalle de deux diamètres et demi.

Un autre caractère particulier à l’architecture dorique, et par où elle se rapproche du type de la construction en bois, consiste dans les triglyphes et les métopes. Les triglyphes, en effet, indiquent dans la frise, par des divisions prismatiques, les tètes des poutres du toit placées sur l’architrave ; tandis que les mettes remplissent l’intervalle d’une poutre à une autre. Dans l’architecture dorique, ils conservent encore la forme d’un carré. Pour l’ornement, ils sont recouverts de bas-reliefs. Sous les triglypes, et au haut de l’architrave, sur la face lisse du milieu, six petits corps de forme conique, les gouttes leur servent d’ornement.

Si le style dorique se borne à plaire par son caractère de solidité, l’architecture ionique s’élève au type de la légèreté, de la grâce et de l’élégance, tout en restant encore simple. La hauteur des colonnes varie entre sept et dix fois la mesure de leur diamètre inférieur, et est déterminée, suivant l’opinion de Vitruve, principalement par retendue des espaces intermédiaires, parce que, quand ces intervalles sont grands, les colonnes paraissent plus minces et par là plus élancées. Lorsqu’ils sont plus étroits, elles semblent plus épaisses et plus basses. Par conséquent, l’architecture pour éviter une trop grande maigreur, comme une apparence trop massive, est forcée, dans le premier cas, de réduire, dans le second, d’augmenter la hauteur. Si, donc, les intervalles dépassent trois diamètres, la hauteur des colonnes ne doit en comporter que huit. Elle est de huit et demi, au contraire, dans le cas d’une distance de deux et un quart à trois diamètres. Mais si les colonnes sont seulement à deux diamètres de distance, alors la hauteur de la colonne s’élève jusqu’il neuf diamètres et demi, et jusqu’à dix dans le cas de la distance la plus courte, celle d’un diamètre et demi. Toutefois, ces derniers cas s’offrent très-rarement ; et, à en juger par les monuments qui nous restent de l’architecture ionienne, les anciens se sont peu servi des colonnes des plus hautes proportions.

On peut trouver d’autres différences entre le stylé ionique et le style dorique. Ainsi, les colonnes ioniques ne s’élèvent pas immédiatement, comme 1es colonnes doriques, de manière que leur fût sorte du soubassement même ; elles reposent sur une base qui offre plusieurs moulures. Creusées d’ailleurs de cannelures plus larges et plus profondes, au nombre de vingt-quatre, elles montent en amincissant sensiblement leur taille déliée jusqu’au chapiteau. C’est par là que se distingue particulièrement le temple ionien d’Éphèse, du temple dorien de Pestum. Le chapiteau ionien arrive, de la même façon, à la richesse et la grâce. Il n’a pas seulement un bourrelet divisé en diverses moulures et recouvert d’une table ou tailloir ; il offre, à droite et à gauche, des volutes et sur les côtés un ornement semblable à un coussin, ce qui lui a fait donner le nom de chapiteau à coussin. Les volutes, sur les coussins, indiquent la terminaison de la colonne qui pourrait encore s’élever davantage, mais malgré cette possibilité, se recourbe sur elle-même.

Avec cette forme élégante, gracieuse et ornée des colonnes, l’architecture ionienne exige aussi une architrave moins pesant. Elle cherche encore, sous ce rapport, à augmenter la grâce. De cette manière, elle ne montre plus, comme l’architecture dorienne, des traces du type primitif de la construction en bois. Aussi, dans la frise unie, elle supprime les triglyphes et les métopes. Au contraire, comme principaux ornements, s’offrent des tètes d’animaux destinés aux sacrifices, entrelacées de guirlandes de fleurs. Les têtes de poutres, faisant saillie, sont remplacées par des denticules (Hirt. i, p. 204).

Quant à l’ordre corinthien, il conserve le principe de l’ordre ionien. Avec une égale élégance, il s’élève à une magnificence pleine de goût et déploie la plus grande richesse d’ornements et de décorations. De même, tout en conservant les divisions déterminées par la construction en bois, il les ennoblit par des ornements. Dans les divers filets et petites moulures de la corniche et des travées, dans les diverses parties de l’entablement ou des bases arrangées de différentes façons, dans ses superbes chapiteaux, il montre une richesse et une variété qui charment les yeux.

La colonne corinthienne ne dépasse pas, il est vrai, la hauteur de la colonne ionienne, puisqu’ordinairement, avec de semblables cannelures, elle ne s’élève que huit ou neuf fois le diamètre inférieur. Cependant, à cause de son chapiteau, elle paraît plus élancée, surtout plus riche. Car le chapiteau comporte un diamètre inférieur, plus un huitième. Il a aussi, sur les quatre angles, des volutes plus élancées, sans coussins, tandis que la partie inférieure est ornée de feuilles d’acanthe. — Les Grecs ont, là-dessus, une charmante histoire. On raconte qu’une dame, d’une grande beauté, étant morte, sa nourrice avait rassemblé tous ses jouets d’enfance dans une petite corbeille, et avait placé celle-ci sur le tombeau, à l’endroit où poussait une tige d’acanthe. Les feuilles avaient bientôt entouré la corbeille, ce qui donna l’idée du chapiteau corinthien.

Quant aux autres caractères qui distinguent le style corinthien du style ionien et du dorien, je me bornerai à mentionner encore les têtes de chevrons, gracieusement échancrées sous la partie supérieure de la corniche, ainsi que la saillie des gouttes figurées par les denticules et les modillons, à la partie supérieure de l’entablement.

On peut considérer comme forme intermédiaire, entre l’architecture grecque et l’architecture chrétienne, l’architecture romaine y en tant que, chez elle, commence l’emploi de l’arcade et de la voûte.

L’époque à laquelle commence la construction en arcades ne peut se déterminer arec précision. Cependant, il paraît certain que, ni les Égyptiens, quelque loin qu’ils aient été dans l’art de bâtir, ni les Babyloniens, ni les Israélites, ni les Phéniciens, ne connaissent l’arcade et la voûte. Du moins, les monuments de l’architecture égyptienne montrent seulement que, lorsqu’il s’agissait de faire supporter les toits dans l’intérieur de l’édifice, les Égyptiens ne savaient employer que des colonnes massives, sur lesquelles, ensuite, sont placées, à angle droit, des pierres plates en guise de poutres. Lorsque de larges entrées ou des arches de pont devaient être voûtées, ils ne savaient employer d’autre moyen que de laisser dépasser, des deux côtés, une pierre qui, à son tour, en portait une autre qui s’avançait davantage, et ainsi de suite ; de sorte, qu’ainsi, les murs latéraux allaient toujours en se rétrécissant vers le haut, jusqu’à ce qu’enfin il ne fut nécessaire que d’une seule pierre pour fermer la dernière ouverture. Quand ils n’avaient pas recours à cet expédient, ils couvraient l’intervalle avec de grandes pierres qu’ils dirigeaient les unes contre les autres, comme des chevrons.

Chez les Grecs, nous trouvons bien des monuments où la construction en cintre est employée, rarement toutefois. Et Hirt, qui décrit l’ouvrage le plus remarquable sur l’architecture et son histoire dans l’antiquité, prétend que, parmi ces monuments, il n’y en a aucun que l’on puisse admettre avec certitude avoir bâti avant l’époque de Périclés. Dans l’architecture grecque, en effet, la colonne et la poutre placée à angle droit sur elle, sont l’élément caractéristique diversement perfectionné. De sorte qu’ici, la colonne, en dehors de sa destination propre de supporter les poutres, est peu employée. Mais l’arcade, qui se recourbe sur deux piliers ou colonnes, et la voûte en forme de calotte, renferment quelque chose de plus, puisque la colonne commence déjà ici à abandonner sa destination dé simple support. En effet, l’arcade, dans son ascension, sa courbure et son inclinaison, n’a rien de commun avec la colonne et sa manière de supporter. Les différentes parties du demi-cercle se supportent réciproquement, se soutiennent et se continuent ; de sorte qu’elles se passent bien mieux qu’une simple travée du soutien de la colonne.

Dans l’architecture romaine, ainsi que nous l’avons dit, la construction cintrée et la voûte sont très ordinaires. Il y a plus, il existe d’anciens débris qui, si l’on doit ajouter foi aux témoignages postérieurs, remonteraient presque aux temps des rois de Rome. De ce genre sont les catacombes, égouts qui avaient des voûtes. Et, cependant, celles-ci devraient plutôt être regardées comme des ouvrages d’une restauration postérieure. L’opinion la plus vraisemblable (Sénèque, ep. 90.) attribue la découverte de la voûte à Démocrite, qui s’occupait beaucoup de diverses applications mathématiques, et qui inventa aussi, dit-on, l’art de tailler les pierres.

Parmi les principaux édifices de l’architecture romaine où apparaît la forme cintrée comme type fondamental, on doit citer le Panthéon d’Agrippa, consacré à Jupiter Ultor, lequel, outre la statue de Jupiter, devait encore renfermer six autres niches, avec des images colossales de divinités : Mars, Vénus et Jules César divinisé, ainsi que trois autres qu’il n’est pas facile de désigner exactement. De chaque côté de ces niches, étaient deux colonnes corinthiennes, et sur l’ensemble le toit majestueux formait une voûte, dans la forme d’un hémisphère, comme imitation de la voûte céleste. Sous le rapport de la partie technique, il est à remarquer que ce toit n’était pas voûté en pierre. Les Romains, en effet, faisaient dans la plupart de leurs voûtes, d’abord une construction en bois de la forme de la voûte qu’ils voulaient bâtir ; puis ils coulaient dessus un mélange de chaux et de mortier de pouzzolane, composé de fragments d’une espèce de tuf léger et de tuiles écrasées. Ce mélange une fois sec, le tout formait une seule masse ; de sorte que la charpente pouvait être portée plus loin, et la voûte, à cause de la légèreté des matériaux et de la solidité de la liaison, n’exerçait sur la muraille qu’une faible pression.

L’architecture des Romains, sans parler de cette nouvelle construction cintrée, avait, en général, une autre étendue et un autre caractère que l’architecture grecque. Les Grecs, malgré la parfaite conformité au but, se distinguaient par la perfection artistique, par la noblesse, la simplicité, aussi bien que par la légèreté et l’élégance de leur ornements. Les Romains, au contraire, sont, il est vrai, plus ingénieux dans la partie mécanique ; mais s’ils affectent aussi plus de richesse et de faste, c’est avec moins de noblesse et de grâce. De plus, on voit apparaître dans leur architecture une multiplicité de fins que les Grecs ne connaissaient pas. Car, comme je l’ai déjà dit en commençant, les Grecs déployaient la magnificence et la beauté de leur art seulement pour les édifices publics ; les maisons des particuliers restaient insignifiantes. Chez les Romains, au contraire, on voit, d’un côté, s’étendre le cercle des monuments publics, dans la construction desquels l’appropriation au but se combinait avec une magnificence grandiose, tels que les théâtres, les amphithéâtres pour les combats d’hommes et les amusements du peuple. Mais, en outre, l’architecture prit aussi un grand développement dans la sphère de la vie privée, principalement après les guerres civiles. On construisit des villas, des bains, des galeries, des escaliers avec tout le luxe d’une prodigalité grandiose. Par là, un nouveau domaine fut ouvert à l’architecture, que l’art des jardins appela aussi à son aide. Elle fut perfectionnée dans ce sens avec beaucoup d’esprit et de goût. La villa de Lucullus en fournit un brillant échantillon.

Ce type de l’architecture romaine a souvent servi, plus tard, de modèle aux Italiens et aux Français. Chez nous, on a imité tantôt les Italiens, tantôt les Français, jusqu’à ce qu’enfin on se soit attaché de nouveau aux Grecs et que l’on ait pris pour modèle l’antique sous sa forme la plus pure.

  1. Hist. de l’archit., 1. p. 251.