Système des beaux arts/I/II/II

II. Caractères particuliers des formes architectoniques.


I. On a longtemps disputé, ainsi que nous l’avons remarqué plus haut, sur la question de savoir si le point de départ de l’architecture doit être pris dans la construction en bois ou dans la construction en pierre, et si c’est également de cette différence dans les matériaux que dérivent les formes architectoniques. Pour l’architecture proprement dite, en tant qu’elle fait dominer l’êlément de l’utile et développe le type fondamental de la maison, la construction en bois peut être, en effet, regardée comme primitive.

C’est ce qu’a fait Hirt, suivant en cela Vitruve, et plusieurs critiques lui ont été adressées. Je donnerai, en peu de mots, mon opinion sur ce point litigieux. — La manière commune d’envisager les choses est d’imaginer une loi abstraite et simple pour expliquer une production complexe, telle qu’elle s’offre à nous, et qui s’est antérieurement développée. C’est dans ce sens que Hirt cherche aux édifices d’architecture, chez les Grecs, un modèle fondamental, une sorte de théorie primitive, un squelette anatomique. Et il le trouve, quant à k forme et aux matériaux qui s’y rattachent, dans la maison et la construction en bois. Une maison, en effet ; comme telle, est bâtie principalement pour servir d’habitation, pour protéger contre la neige, la pluie, les injures de L’air, les animaux, les hommes mêmes. Elle exige une enceinte fermée de toutes parts, afin qu’une famille ou une plus grande réunion d’individus puisse s’y renfermer, habiter ensemble, vaquer à leurs besoins et à leurs occupations. La maison est un ouvrage dont les parties sont combinées de manière à servir à des buts humains. Aussi, l’homme, en se bâtissant une demeure, se montre-t-il préoccupé de pourvoir à plusieurs choses à la fois, et de la faire servir à une multitude de fins. L’ouvrage se subdivise, forme un ensemble de compartiments qui s’adaptent et s’agencent mécaniquement dans l’intérêt dé la durée et de la solidité, d’après les lois de la pesanteur, la nécessité de donner de la consistance à l’édifie, de le fermer, de soutenir les parties supérieures, de maintenir les horizontales dans la même position, de lier fortement celles qui se rencontrent aux angles et aux encoignures, etc. Maintenant, il est vrai, la maison exige aussi une enceinte totale, et, ici, les murs sont ce qu’il y a de plus convenable et de plus sûr. Sous ce rapport, la construction en pierre paraît le mieux répondre au but. Mais on peut, aussi bien, former une muraille avec des poteaux placés à côté les uns des autres et sur lesquels reposent des poutres, celles-ci servant même temps à réunir et à affermir les poteaux qui les supportent à angle droit. Le tout est terminé par un toit ou une couverture. D’ailleurs, dans la maison du dieu, dans le temple, le but principal est moins de former une enceinte fermée et un abri, que d’élever un édifice dont les parties se soutiennent mutuellement par le rapport de la masse et des soutiens. Pour ce rapport mécanique, la construction en bois semble la première et la plus naturelle. En effet, des poteaux servant de supports, des poutres transversales s’appuyant sur eux et servant à les réunir, constituent ici la disposition Fondamentale. Or, cette séparation et cette réunion, aussi bien que le mode d’agencement, qui répond au but, appartiennent essentiellement à la construction en bois, qui trouve immédiatement dans l’arbre les matériaux propres à ce dessein. Un arbre, sans exiger un travail bien long et bien difficile, s’offre de lui-même comme propre à faire à la fois des poteaux et des poutres. Le bois a déjà par lui-même une forme façonnée par la nature ; il présente des parties distinctes, des lignes plus ou moins droites, qui peuvent être immédiatement réunies à angles droits, aigus ou obtus, et ainsi fournissent des poteaux angulaires, des soutiens, des traverses et un toit. La pierre, au contraire, n’a, par elle-même, aucune forme bien déterminée. Comparée à l’arbre, elle est une masse informe qui, pour être brisée et appropriée à un but, a besoin d’être travaillée, afin que les fragments puissent se juxtaposer, se superposer et se combiner ensemble. Plusieurs opérations diverses sont nécessaires pour lui donner la forme et l’utilité que le bois a déjà par lui-même. En outre, les pierres, quand elles offrent de grandes masses, invitent plutôt à creuser. N’ayant, en général, aucune forme bien déterminée par elles-mêmes, elles n’en sont que plus propres à les recevoir toutes. Aussi fournissent-elles des matériaux très convenables à l’art symbolique et aussi à l’art romantique. Elles se prêtent à leurs formes fantastiques ; tandis que le bois, par la direction naturelle du tronc, en ligne droite, paraît plus immédiatement propre à être employé, en vue de cette étroite conformité à un but, de cette régularité qui est le principe de l’architecture classique. Sous ce rapport, la construction en pierre domine principalement dans l’architecture symbolique, quoique aussi, chez les Égyptiens, par exemple, dans leurs allées de colonnes recouvertes d’entablements, se fassent sentir des besoins que la construction en bois, est en état de satisfaire plus facilement, plus primitivement. Mais, à son tour, l’architecture classique ne s’arrête pas à la construction en bois. Au contraire, lorsqu’elle s’est perfectionnée au point de produire la beauté, elle exécute ses édifices en pierre ; toutefois, de telle sorte, que, d’un côté, dans les formes architectoniques, se fait toujours reconnaître le type primitif et originel de la construction en bois, tandis que, d’un autre côté, s’ajoutent des caractères qui n’appartiennent plus exclusivement à celle-ci.

II. Si, maintenant nous étudions, sous leurs principaux aspects, la maison comme type fondamental et le temple : qui en dérive, l’essentiel peut se résumer dans les indications suivantes.

Considérons d’abord la maison sous le point de vue mécanique. Ainsi qu’il a été dit plus haut, nous avons, d’un côté, la partie qui supporte (des masses disposées architectoniquement pour ce but) ; de l’autre, la partie supportée, toutes deux liées entre elles pour leur maintien et solidité. À cela s’ajoute, en troisième lieu, la détermination de l’enceinte totale, de l’espace circonscrit, selon les trois dimensions, longueur, largeur et profondeur. Maintenant, une construction qui résulte de l’agencement de diverses parties formant un tout complexe doit montrer ce caractère dans son aspect extérieur. De là naissent des différences essentielles, qui doivent apparaître aussi bien dans la forme distinctive et le développement spécial de chacune des parties que dans leur assemblage harmonique.

1o Ce qui doit d’abord fixer notre attention, ce sont les supports. Dès qu’il s’agit de masses destinées à supporter, la muraille s’offre ordinairement à notre esprit comme ce qu’il y a de plus solide et de plus sûr. C’est un effet de nos besoins actuels. Mais, la muraille n’a pas, ainsi que nous l’avons vu, pour but unique de servir de support ; elle sert essentiellement à former une enceinte et à lier les parties de l’édifice. Aussi elle constitue dans l’architecture romantique un élément essentiel et dominant. Le caractère distinctif de l’architecture classique consiste en ce qu’elle dispose ses supports comme tels. Elle emploie pour cela les colonnes, comme élément fondamental le plus propre à ce but et le plus favorable à la beauté architectonique,

La colonne n’a d’autre destination que celle de supporter ; et quoiqu’une rangée de colonnes marque une limitation, elles n’enferment pas comme un mur ou une solide muraille. Elles se projettent en avant du mur proprement dit, librement posées pour elles-mêmes. Cette unique destination d’être un support a pour conséquence nécessaire que la colonne, avant tout, soit en rapport avec le poids qui repose sur elle, qu’elle conserve l’aspect de sa conformité au but, et, par conséquent, ne soit ni trop forte ni trop faible ; qu’elle ne paraisse pas écrasée, qu’elle ne monte pas trop haut ni trop facilement, comme si elle se jouait de son fardeau.

Si les colonnes se distinguent des murs et des murailles qui forment une enceinte, elles ne différent pas moins des simples poteaux. En effet, le poteau est immédiatement fiché en terne et se termine là où, le fardeau est posé sur lui. Sa longueur déterminée, le point où il commence et celui où il finit, apparaissent ainsi comme une dimension négativement limitée par quelque chose d’extérieur, comme une mesure accidentelle qui ne lui est point inhérente. Mais les deux points de départ et de terminaison sont compris dans l’idée même de la colonne comme support. Par conséquent, ils doivent apparaître en elle comme en faisant partie essentielle. Tel est le motif pour lequel la belle architecture accorde à la colonne une base et un chapiteau. Dans l’ordre toscan, il est vrai, on ne trouve point de base ; la colonne semble sortir immédiatement de terre ; mais alors, sa longueur pour l’œil est quelque chose d’accidentel ; on ne sait si la colonne n’est pas plus ou moins profondément enfoncée dans le sol par le poids de la masse qu’elle supporte. Afin que son commencement n’apparaisse pas comme indéterminé et arbitraire, elle doit avoir un pied qui lui soit donné à dessein, sur lequel elle s’appuie, et qui fasse reconnaître expressément le point où elle commence. L’art indique par là deux choses. Il dit : ici commence la colonne ; il fait remarquer ensuite à l’œil la solidité, la fermeté du soutien, et veut que le regard se repose sur lui avec confiance. En vertu du même principe, la colonne doit se terminer par un chapiteau qui montre aussi la destination propre de supporter, et dise, en même temps : ici finit la colonne. Cette nécessité d’appeler l’attention sur le commencement et la terminaison du support, façonné à dessein, donne la véritable raison de la base et du chapiteau. Il en est ici comme en musique de la cadence, qui a besoin d’être fortement marquée. Ainsi, dans un livre, la phrase finit par un point et commence par une majuscule. Au moyen-âge, particulièrement, de grandes lettres ornées marquaient le commencement du livre, qui se terminait par d’autres ornements. — Ainsi donc, bien que la base et le chapiteau dépassent les limites du strict nécessaire, on ne doit pas les considérer comme un simple ornement ou vouloir les faire uniquement dériver du modèle des colonnes égyptiennes qui rappellent encore le type du règne végétal. Les formes organiques, telles que la sculpture les représente chez les animaux et l’homme, ont leur commencement et leur fin en elles-mêmes, dans leurs libres contours, puisque c’est l’organisme vivant et animé qui détermine du dedans au dehors les limites de la forme extérieure. L’architecture, au contraire, n’a pour les colonnes et leur configuration extérieure d’autre moyen que de montrer le caractère mécanique du support et celui de la distance de la base au point où le poids supporté termine la colonne. Mais les éléments particuliers qui entrent dans cette détermination appartenant aussi à la colonne doivent être également mis en relief et façonnés par l’art. Sa longueur précise, les différentes proportions qu’elle affecte en bas et en haut, son port, etc., ne doivent pas paraître seulement accidents et se trouver là par l’effet d’une cause étrangère : ils doivent être représentés comme sortant de sa nature même.

En ce qui concerne les formes de la colonne, autres que la base et le chapiteau, la colonne d’abord, est ronde, d’une forme circulaire. Car elle doit apparaître libre et fermée sur elle-même. Or, la ligne la plus simple qui délimite avec une précision mathématique, en un mot, la plus régulière, est le cercle. Par là, la colonne montre déjà, dans sa former qu’elle n’est pas destinée à présenter une surface unie, massive et continue, comme les poteaux taillés à angle droit et placés à la suite les uns des autres forment des murs et des murailles, mais qu’elle a pour unique but de servir de support, libre qu’elle est d’ailleurs. De plus, en s’élevant verticalement, d’ordinaire, la colonne, à partir du tiers de la hauteur, est légèrement amincie. Son contour et son épaisseur diminuent, parce que les parties inférieures ont à supporter, en plus, les supérieures, et doivent aussi faire remarquer à l’œil ce rapport mécanique de la colonne considérée en elle-même. Enfin, les colonnes sont souvent cannelées dans le sens vertical, d’abord pour multiplier la forme simple en soi, ensuite pour faire paraître, par cette division, les colonnes plus épaisses, quand cela est nécessaire.

Quoique la colonne soit posée isolément, et pour elle-même, elle doit cependant montrer que ce n’est pas à cause d’elle, mais de la masse qu’elle supporte. Or, la maison ayant besoin d’être enfermée de toutes parts, la colonne seule ne suffit pas ; il faut qu’elle se multiplie, que plusieurs colonnes s’alignent et forment une rangée. Si maintenant celles-ci doivent supporter le même fardeau, le fardeau commun, qui en même temps détermine leur égale hauteur et les lie entre elles est celui des poutres. Ceci nous conduit du support en soi a son opposé, à ce qui est supporté.

2o Ce que supporte la colonne c’est la poutre posée sur elle. Le premier rapport qui se fait remarquer à cet égard, c’est la disposition à angle droit. Car un sol de niveau est, suivant la loi de la pesanteur, le seul qui soit solide et convenable, et l’angle droit, le seul qui garantisse la solidité. Les angles aigus ou obliques, au contraire, sont indéterminés, et, dans leurs mesures, changeants et accidentels.

Les éléments essentiels de la poutre se combinent de la manière suivante :

Sur les colonnes égales en hauteur, rangées en ligne droite, s’appuie immédiatement l’Architrave, la poutre principale qui lie les colonnes entre elles et pèse sur elles également. Comme simple poutre, elle n’a besoin que d’une forme présentant quatre surfaces planes, rectangulaires dans toutes les dimensions, et convenablement agencées. Leur parfaite régularité suffit. Mais comme l’architrave supportée par les colonnes supporte les autres poutres, qui lui donnent à son tour, la fonction de support, l’architecture en se perfectionnant fait ressortir aussi cette double destination dans la poutre principale en indiquant le support, dans la partie supérieure, par des filets faisant saillie. Ainsi, parla, la poutre principale n’est pas seulement en rapport avec les colonnes qui la supporte, mais aussi avec le fardeau qui s’appuie sur elle.

C’est là ce qui forme la Frise. La frise se compose, d’une part, de la tête des poutres du toit qui reposent sur la poutre principale, de l’autre, de leurs espaces intermédiaires. Par là, la frise a déjà essentiellement une existence distincte, comme l’architrave, et elle doit la marquer, plus tard, d’une manière plus saillante, surtout lorsque l’architecture, tout en exécutant des ouvrages en pierre, suit, avec plus d’exactitude encore, le type fondamental de la maison en bois. Ceci fournit la distinction des Triglyphes et des Métopes. Les triglyphes, en effet, sont des têtes de poutres qui offrent trois divisions. Les métopes sont les espaces triangulaires entre les triglyphes. Dans les premiers temps, ils étaient probablement laissés vides ; plus tard ils furent remplis et même recouverts et ornés de bas-reliefs.

Maintenant, la frise, qui repose sur l’architrave, supporte, à son tour, la couronne ou Corniche. Celle-ci a pour destination de soutenir le toit qui termine l’édifice dans sa hauteur. Ici, s’élève, en même temps, la question de savoir de quelle manière doit s’opérer cette terminaison. Car un double mode peut exister, sous ce rapport : l’un est horizontal et à angle droit, l’autre oblique ou en pointe s’abaisse en angle obtus. Si nous ne considérons que le nécessaire, il semble que, dans les contrées du midi, qui ont peu à souffrir de la pluie et des orages, il n’est besoin d’abri que contre le soleil. Un toit horizontal, à angle droit, peut suffire pour les maisons. Dans les pays du nord, au contraire, où il faut se préserver de la pluie qui doit s’écouler, et de la neige qui ne doit pas trois s’accumuler, dès toits mieux appropriés à ce but sont indispensables. Néanmoins, dans la belle architecture, le besoin ne doit pas seul décider. Comme art elle a aussi à satisfaire les exigences plus hautes de la beauté et de la grâce. Ce qui s’élève de terre verticalement doit être représenté avec une base, ou un pied sur lequel il s’appuie et qui lui serve de soutien. D’ailleurs, les colonnes et les murailles, dans l’architecture proprement dite, nous offrent l’aspect matériel d’un support. La partie supérieure, au contraire, le toit, ne doit plus supporter, mais seulement être supportée, et montrer dans sa forme cette distinction. Elle doit donc être construite de telle sorte qu’elle ne puisse plus supporter, et par conséquent, se terminer en un angle, soit aigu, soit obtus. Aussi les anciens temples n’ont encore aucune toiture horizontale ; la couverture est formée par des plans qui se réunissent en angles obtus. Et c’est conformément à la beauté que l’édifice se termine ainsi ; car le toit horizontal ne conserve pas l’aspect d’un tout achevé, puisqu’une surface horizontale peut toujours supporter encore ; ce qui n’est plus possible à la ligne où se réunissent les deux plans d’un toit incliné. C’est ainsi que, dans la peinture elle-même, la forme pyramidale, pour le groupement des figures, nous satisfait aussi davantage.

3o Le dernier point que nous ayons à considérer regarde l’enceinte fermée de toutes parts, les murs et les murailles. Les colonnes supportent ; elles forment, il est vrai, une enceinte, mais elles n’abritent pas. Elles sont précisément le contraire d’un intérieur totalement fermé par des murailles. Par conséquent, si une telle enceinte parfaite est nécessaire, on doit aussi employer des murailles épaisses et solides ; c’est ce qui a lieu, en effet, dans la construction des temples. Quant à ce qui concerne ces murailles, il n’y a rien de plus à en dire, si ce n’est qu’elles doivent s’élever eu droite ligne, former des plans perpendiculaires au sol, parce que des murs qui montent à angles aigus ou obtus donnent à l’œil l’aspect d’un édifice qui menace ruine ; leur direction n’est pas fermement établie. S’ils s’élèvent ainsi suivant tel ou tel angle, cela peut paraître purement accidentel. La régularité géométrique et la conformité des moyens au but exigent donc, de nouveau, l’angle droit.

Maintenant, puisque les murailles peuvent servir d’abri aussi bien que de support,tandis que les colonnes se bornent à cette dernière fonction, la conséquence immédiate est que là où les deux besoins différents, de supporter et d’abriter, doivent être satisfaits, les colonnes peuvent être abaissées et réunies par des murs épais ou des murailles. De là naissent les demi-colonnes. Ainsi, Hirt, d’après Vitruve, donne pour base à sa construction primitive quatre poteaux angulaires. Mais s’il s’agit de pourvoir au besoin d’un abri et que l’on veuille des demi-colonnes, il faudra, dit-il, que celles-ci soient scellées dans des murs. On voit, dès lors, que les demi-colonnes sont de la plus haute antiquité. Hirt dit ailleurs que l’usage des demi-colonnes est aussi ancien que l’architecture même. Il conclut leur origine de ce principe : que les colonnes et les piliers qui soutiennent et portent les toits ou les ouvertures rendent néanmoins nécessaires des murs intermédiaires, pour préserver du soleil et des injures de l’air. Or, maintenant, comme les colonnes soutiennent suffisamment par elles-mêmes, il ne serait pas nécessaire d’élever des murailles aussi épaisses et d’employer des matériaux aussi solides que ceux des colonnes ; ce qui expliquerait pourquoi celles-ci d’ordinaire font saillie en dehors. — Cette origine peut être vraie ; cependant les demi-colonnes sont, absolument parlant, de mauvais goût, parce qu’ainsi deux buts opposés de deux manières sont juxtaposées et se mêlent sans nécessité intime. On peut sans doute défendre les demi-colonnes ; c*est lorsque, dans l’explication de la colonne, on part si rigoureusement de la construction en bois, qu’on la regarde comme principe fondamental, même au point de vue de l’abri. Toutefois, dans les murs massifs, la colonne n’a plus aucun sens ; elle est réduite à n’être qu’un poteau. Car la colonne proprement dite est essentiellement ronde, fermée sur elle-même. Elle exprime à l’œil, précisément par cette délimitation parfaite, qu’elle répugne à toute modification dans le sens des surfaces planes et, par conséquent, à tout revêtissement de murs. Si donc, l’on veut avoir, dans les murs, des appuis, ce ne doit pas être des colonnes, mais des surfaces planes, qui peuvent s’étendre précisément de manière à former une muraille.

Ainsi, Goëthe, dans un écrit de sa jeunesse sur l’architecture allemande (1773), fait une violente sortie contre ce système. « Connaisseur formé à la nouvelle école philosophique des raisonneurs français, tu nous dis que le premier homme, dont l’esprit inventif chercha à pourvoir à ses besoins, ficha quatre pieux en terre, attacha dessus quatre perches et couvrit le tout de chaume et de mousse. Qu’est-ce que cela nous fait ? Et encore est-il faux que ta cabane soit la plus ancienne du monde. En ayant, deux perches qui se croisent à leur sommet, deux autres, en arrière, et une au-dessus, en travers, pour former le faîte, voilà ce qui est et reste, comme tu peux le remarquer tous les jours dans les tentes des camps et dans les cabanes des coteaux vignobles, une invention bien plus primitive, mais dont tu ne pourras jamais tirer un principe pour ton étable à porcs. » — Goëthe veut prouver, par là, que des colonnes scellées dans les murs, dans des constructions qui ont pour but essentiel d’abriter, sont une absurdité. Ce n’est pas qu’il ne veuille reconnaître la beauté des colonnes ; au contraire, il les vante beaucoup. Seulement : « Gardez-vous bien, ajoute-t-il, de les employer mal à propos. Leur nature est d’être libres. Malheur aux misérables qui ont scellé leur taille déliée dans de massives murailles. » De là il passe à l’architecture proprement dite du moyen âge et à celle des temps modernes ; et il dit : « La colonne n’est nullement une partie intégrante de nos habitations ; elle répugne plutôt à l’essence de toutes nos constructions. Nos maisons ne naissent pas de quatre colonnes aux quatre angles ; elles procèdent de quatre murs sur les quatre côtés, lesquels remplacent toutes les colonnes ou plutôt les excluent ; et là où vous les rajustez maladroitement, elles sont une incommode superfluité. Il en est de même de nos palais, de nos églises, un petit nombre de cas exceptés, dont je n’ai pas besoin de tenir compte. » — Dans cette sortie, occasionnée par un sentiment libre et juste de la réalité, est exprimée le vrai principe de la colonne. Dans l’architecture moderne, nous trouvons, en effet, souvent l’emploi des pilastres ; mais on les a considérés comme l’ombre répétée des colonnes antérieures. D’ailleurs, ils ne sont pas ronds, mais offrent des surfaces planes.

Il est évident, d’après cela, que les murailles, à la vérité, peuvent aussi supporter ; que cependant, puisque déjà la fonction de support est remplie par les colonnes, elles doivent avoir essentiellement pour but, dans l’architecture classique perfectionnée, de servir d’abri. Si elles supportent comme les colonnes, celles-ci n’ont plus de destination propre, comme cela doit être exigé ; elles cessent d’être des parties distinctes de l’édifice. Les murailles, à leur tour, ne présentent plus à l’esprit une idée nette, mais confuse. C’est pourquoi, dans la construction des temples, la salle du milieu, où se trouve l'image du dieu, est souvent ouverte par en haut. Si une couverture est nécessaire, il est plus conforme aux règles du beau que celle-ci soit supportée pour elle-même. Car la superposition immédiate de l’architrave et du toit sur la muraille environnante est purement l’effet de la nécessité et du besoin, non de la libre beauté architecturale. Dans l’architecture classique, il n*est besoin, pour supporter, ni de murs, ni de murailles, qui seraient bien plutôt contraire au but ; car, ainsi que nous l’avons vu plus haut, ils offrent plus d’apprêts, font plus de frais qu’il n’en faut pour remplir l’offre de supports.

Tels sont les éléments essentiels qui, dans l’architecture classique, doivent se développer et revêtir des formes particulières.

III. Les diverses parties que nous venons d’indiquer brièvement doivent conserver à l’œil leur caractère distinct. C’est une règle fondamentale qu’il faut maintenir. Cependant, elles n’en doivent pas moins se réunir pour former un tout harmonieux. Nous allons, en terminant, jeter un coup d’œil sur cet ensemble qui, dans l’architecture, ne peut être qu’une juxtaposition et une convenance réciproque des parties, une parfaite eurythmie de proportions.

En général, les temples grecs offrent un aspect qui satisfait la vue et la rassasie, pour ainsi dire.

Rien ne s’élève bien haut ; le tout s’étend régulièrement en long et en large et se développe sans monter. Pour voir le fronton, l’œil, à peine, a besoin de diriger à dessein le regard en haut. Il se trouve, au contraire, attiré dans le sens de la longueur ; tandis que l’architecture gothique du moyen âge s’élève d’une manière presque démesurée et s’élance vers le ciel. Chez les anciens, la largeur, comme offrant un assise solide et commode, reste la chose principale. La hauteur est plutôt empruntée à la taille humaine. Elle augmente seulement en proportion de la largeur et de la grandeur de l’édifice.

De plus, les ornements sont ménagés de manière qu’ils ne nuisent pas à l’expression générale de simplicité. Car le mode d’ornementation est ici une chose très importante. Les anciens, particulièrement les Grecs, observaient en cela la plus belle mesure. C’est ainsi que cette simplicité non interrompue des grandes surfaces et des grandes lignes fait paraître celles-ci moins grandes que si quelque diversité venait la briser et donner à l’œil une mesure déterminée. Mais à cette distribution et cette ornementation sont remplies de petits détails, au point que l’on n’ait devant soi que cette multiplicité d’objets et de détails, alors l’effet des grandes proportions et des dimensions grandioses est détruit. Les anciens, en général, ne travaillaient ni dans le but de faire paraître, par de tels moyens, leurs édifiées plus grands qu’ils n’étaient réellement, ni de manière à produire l’effet opposé en brisant l’ensemble par des interruptions et des ornements ; ce qui fait qu’alors les parties étant petites et manquant d’unité, d’un lien qui les réunisse, le tout paraît, en quelque sorte, plus petit. De même leurs beaux monuments ne sont pas davantage d’une forme simplement massive et écrasée. Ils ne s’élèvent pas non plus à une hauteur démesurée en comparaison de leur étendue, ils tiennent encore, sous ce rapport, un milieu parfait, et permettent, en même temps, malgré leur simplicité, une variété pleine de mesure et de sobriété. Mais, avant tout, le caractère fondamental de l’ensemble et de ses parties simples apparaît, de la maniée la plus claire, à travers l’ensemble et les détails. Il maintient l’individualité de la forme totale ; de même que, dans l’idéal classique, l’être universel se manifeste dans l’accidentel et le particulier d’où il tire sa vitalité, mais ne s’y disperse pas, les maîtrise au contraire et les harmonise avec lui-même.

Quant à la disposition et à la distribution du temple, on doit, sous ce rapport, remarquer, d’un côté, des progrès successifs et des perfectionnements considérables, et, en même temps, beaucoup de choses traditionnelles. Les parties principales, qui peuvent nous intéresser ici, se bornent aux suivantes : l’intérieur, la cella (ναός) fermée de murs, avec l’image du dieu, l’avant-temple (πρὸναος), l’arrière-temple (ὀπισθόδομος) enfin la colonnade qui entourait tout l’édifice. Le genre que Vitruve appelle ἀμφιπρὸστυλος avait, à l’origine, un avant et un arrière-temple, une rangée de colonnes en avant ; à quoi, ensuite, dans le περίπτερος s’ajoute encore un rang de colonnes de chaque côté ; jusqu’à ce qu’enfin, au plus haut degré de perfectionnement, dans le δίπτερος, ces rangées de colonnes soient doublées autour du temple tout entier, et que dans l’ὕπαιθρος s’introduise, à l’intérieur du ναός, des allées de colonnes à double rang et superposées, assez distantes des murailles pour laisser circuler comme dans les galeries extérieures. Vitruve donne comme modèle de ce genre le temple à huit colonnes de Minerve, à Athènes, et celui, à dix colonnes, de Jupiter, à Olympie (Hirt, Histoire de l’archit. iii p. 14-18 ; et ii, p. 151).

Nous omettons les différences qui s’offrent ensuite, sous le rapport du nombre des colonnes, aussi bien que de leur distance respective des murailles, pour nous borner à faire remarquer la signification particulière que les colonnades et les portiques, etc., ont, en général, dans l’architecture des temples grecs.

Dans ces prostyles et amphiprostyles, dans ces colonnades simples ou doubles qui conduisent immédiatement à l’air libre, nous voyons les hommes circuler librement, à découvert, disséminés ou formant çà et là des groupes. Car les colonnes ne forment pas une enceinte fermée, mais des limites que l’on peut traverser en tout sens ; de sorte que vous êtes à moitié dedans et à moitié dehors, ou du moins l'on peut partout passer immédiatement à l’air libre. De cette façon, aussi, les longues murailles derrière la colonnade ne permettent pas à la foule de se presser autour d’un lieu central, où le regard puisse se diriger quand les allées sont remplies. Au contraire, l’œil est bien plutôt détourné d’un pareil centre vers tous les côtés. Au lieu du spectacle d’une assemblée réunie dans un seul but, tout parait être dirigé vers l’extérieur, et nous offre l’aspect d’une promenade animée. Là, des hommes qui ont du loisir se livrent à des conversations sans fin, où règnent la gâité, la sérénité. L’intérieur du temple, il est vrai, laisse pressentir quelque chose de plus sérieux et de plus grave. Toutefois, nous trouvons encore ici, quelquefois au moins, et en particulier dans les édifices du genre le plus perfectionné, une enceinte entièrement ouverte vers l’extérieur ; ce qui indique qu’il ne faut pas prendre le sérieux lui-même trop à la rigueur. Et, ainsi, l’expression totale de ce temple reste bien, en elle-même, simple et grande. Mais il a, en même temps, un air de sérénité, quelque chose d’ouvert et de gracieux. Cela doit être, puisque l’édifice entier a été construit plutôt pour être un lieu commode où l’on pût s’arrêter çà et là, aller et venir, circuler librement, que pour servir à une assemblée d’hommes pressés autour d’un point central ou d’un sanctuaire, séparés du dehors et enfermés de toutes parts.