Système des Beaux-Arts/Livre septième/8

Gallimard (p. 261-264).

CHAPITRE VIII

DES BUSTES

Si l’on se proposait seulement de faire en marbre un portrait ressemblant, on aurait avantage à imiter l’attitude, le ventre, les épaules, et même les plis du vêtement habituel ; car ces détails font beaucoup pour la ressemblance. Mais c’est représenter alors un homme par les faiblesses et les infirmités. Aussi il ne convient pas à la sculpture, ni même à la peinture, de chercher la ressemblance par tous moyens. Quand on reconnaît un homme d’après son manteau ou son chapeau, qui reconnaît-on ? Au reste ce n’est certainement pas par la ressemblance vulgaire qu’un buste nous plaît lorsque le modèle ne nous est pas connu. Non. Il faut que l’œuvre survive au modèle, et qu’elle se suffise enfin. L’œuvre du vrai sculpteur comme aussi du vrai peintre doit être réglée d’abord d’après cette remarque évidente, que reconnaître n’est pas connaître. Mais la sculpture, par la simplicité de ses moyens, est encore mieux orientée que la peinture vers la réelle ressemblance, qui ne suppose point la comparaison avec le modèle, mais se voit mieux, si l’on ose dire, sur le portrait que sur le modèle. Or tous les petits moyens pris du costume et de l’attitude, bien loin d’aider à cette ressemblance, y nuisent au contraire, par la facilité. Il faut que l’attention s’y attache et y subordonne tout. La même chose est à dire de ces traits qui assurent aussitôt la ressemblance, et auxquels on n’ose plus toucher. Certes ce ne serait pas beaucoup si l’on donnait à un visage d’homme cette expression si frappante, et dépourvue de signification, que l’on donne si aisément à la face d’un lion de pierre. Mais il est encore plus indigne d’un artiste de représenter Napoléon par le petit chapeau et la redingote grise. On voit que le sculpteur a ici plus d’un artifice à faire d’abord, et que, lorsqu’il masque ou supprime le corps, ce n’est qu’une précaution de méthode.

Du visage lui-même, tel qu’il s’offre, il y a beaucoup à rabattre. Il est clair que la coupe des cheveux, comme le port de la barbe ou de la moustache, ont plutôt pour effet de donner une expression trompeuse, qui cache quelquefois la vraie. C’est un art difficile de rabaisser ces accessoires au rang du costume, et cet exemple fait bien voir qu’il y a quelque chose à chercher hors de la première apparence. Il faut toujours que la vraie forme apparaisse. On la saisit mieux dans une suite de mouvements, et le sculpteur use bien de ce moyen pour la saisir, mais il lui manque pour l’exprimer. Or les mouvements expressifs cachent aussi la forme, surtout lorsque le passage d’un mouvement à un autre, ou le repos d’un petit moment, allaient la faire apparaître. Il faut donc premièrement que le sculpteur saisisse la forme sans l’expression, par une longue observation du modèle en mouvement ; et c’est alors que le dessin prépare utilement la sculpture. Mais quand il passera à l’exécution, il lui faudra pensée et volonté, ou en un mot jugement, pour maintenir la forme, car c’est le modèle de son modèle. Et il n’y a point de crâne ni de mâchoires, ni de muscles forts dans la glaise. Le marbre, il est vrai, se défend mieux ; mais enfin il permet tout, écartant seulement les recherches anarchiques, si funestes au modeleur.

Si donc le sculpteur ne veut sculpter des attributs sans substance, comme on voit souvent, il sculptera d’abord un visage dormant, pour n’y inscrire ensuite qu’avec prudence les signes du réveil ; aussi, presque malgré lui, exprimera-t-il toujours dans le marbre la plus haute vertu du modèle, endormie souvent elle-même, j’entends ce refus de s’émouvoir beaucoup des signes. Ainsi le marbre est souvent plus l’homme que ne l’est l’homme même, et par un travail d’ouvrier qui se trouve être au niveau de l’analyse la plus rigoureuse, car il s’agit bien de vaincre les apparences, et de mettre au jour une nature d’homme, sans les vains accidents. Mais il n’est pas non plus sans importance de choisir un bon modèle, j’entends beau selon le sculpteur. Beaucoup de visages intéressent d’abord par des signes, offrant au premier regard une bonté, une finesse, une gravité, une attention de politesse. Même sans l’intention de tromper, tout trompe dans le visage humain, par ces signes d’un moment qui suivent les paroles, et qu’un jeu de lumière redouble, par cette force de santé et de jeunesse qui certes est belle, mais qui exprime bien plus qu’elle ne pense, et surtout par ce feu du regard, qui retient l’attention en même temps qu’il la surveille, comme un brillant cache les rides. Ces signes n’ont point de support ; et tout cela se perd à la sculpture, si le sculpteur sait son métier ; mais aussi ce travail sur des modèles vulgaires risque de détourner l’apprenti. Au contraire une forte tête, et capable de penser plus qu’elle n’exprime, est la meilleure leçon pour l’artiste ; car plus il simplifie et rabat, plus il fortifie et plus il délivre. Un homme sort de ces vêtements de signes qui sont promesses et annonces, disant cette fois non pas ce qu’il a fait, ni ce qu’il fera, ni même ce qu’il fait, mais simplement ce qu’il est.

La fausse majesté se trouve mieux de la peinture, et ce genre de grâce aussi qui vient du désir de plaire, car même la vraie bonté tombe sous le ciseau ; tout buste de marbre est sévère et juste plutôt que bon. L’esprit et la grâce n’y peuvent rester que comme des jeux de la force. On jugera mieux de ces nuances si l’on cherche en quoi tant de figurines sont si éloignées de la vraie beauté sculpturale ; c’est qu’on n’y trouve que des signes, sans forme vraie qui les rassemble. Image frappante de cette pétulance sans pensée qui est le lot de beaucoup. Vous donc qui vous soutenez par le désir de paraître, allez au peintre ; il saura bien faire vivre votre image avec ce désir-là ; mais craignez l’épreuve du marbre.