Système des Beaux-Arts/Livre septième/9

Gallimard (p. 265-267).

CHAPITRE IX

DU NU

Puisque le costume représente les devoirs d’obéissance, de politesse et de pudeur, sous leur forme coutumière, le nu est la négation de ces choses. Le nu est donc sacrilège ; et par là il représenterait assez bien la première audace de la pensée ; car, puisqu’il ne faut qu’un dieu, il faut toujours que la pensée soit sacrilège. Mais comme le nu annonce aussi les plus vifs de tous les plaisirs, le sacrilège tourne naturellement en ivresse mauvaise ; ce n’est donc qu’un autre esclavage. Et la honte qui suit toujours fait aimer le vêtement. Considérées d’après cela, les statues sans corps ou vêtues représentent assez bien des pensées qui ont peur de la nature, et qui veulent l’ignorer. Un tel ascétisme a fait naître des pensées sublimes ; car, toute la force du sentiment s’exprimant par le visage, la pensée est comme un don ou un rayonnement, et, par l’ignorance de l’injustice, veut la justice. Cette discipline est rare et surhumaine ; mais sans force, sans prise en ce monde ; séparée de la terre par le corps plutôt que jointe à la terre par le corps. Encore est-ce le privilège des saints. Pour l’ordinaire il y a de l’hypocrisie dans ces têtes pensantes, et ces beaux sentiments, qui y sont dessinés et on dirait presque peints, sont de politesse ; c’est ce qui est assez fortement inscrit dans beaucoup de portraits et même dans quelques bustes, surtout dans tous ces visages habillés et composés, qui se font une pensée sans corps, ou d’ornement, et qui cachent si bien l’autre ; il est vrai de dire qu’ils se la cachent aussi à eux-mêmes. De quoi le vêtement n’est pas la cause principale peut-être, mais il en est du moins le signe. La peinture se joue dans ces ruses du sentiment ; mais la sculpture, ayant d’autres moyens, veut plus de force pensante et moins de vêtement. Le sculpteur va donc au nu, sans pouvoir toujours oser jusque là. Car avouons qu’il faut une forte tête pour vaincre le vêtement.

Mais considérons un Descartes ou un Pascal. Nous les voyons toujours qui cherchent terre. Car les pensées de tête sont un peu trop ce qu’elles veulent ; et le pouvoir de combiner, qui donne tant de plaisir aux médiocres, lasse bientôt les maîtres. Ils cherchent donc la terre du pied, et relient leurs plus hautes pensées à leurs plus petites misères, afin de faire penser le corps aussi ; d’où le « Traité des Passions », où le penseur marche sur la terre ; d’où la terreur de l’autre aussi, qui voit l’abîme partout. Les anciens penseurs étaient mieux disposés, par gymnastique, à accepter toute leur nature ; et la force de Montaigne vient sans doute de ce qu’il est ancien en cela. Le chrétien, au contraire, renie son corps ; il voudrait sauver son âme seule ; ainsi il tient son corps étroitement vêtu, pour délivrer l’âme. Or la sagesse antique ne séparait point la pensée de la vie. Et leur doctrine la plus constante visait à gouverner le corps afin de régler les passions, à quoi l’art de Phidias n’allait pas moins droit que la sagesse de Platon. Il est donc profondément vrai que le nu est païen. Mais non point par une indulgence au plaisir. Au contraire le nu antique est toujours attentif à la pensée directrice seulement, serviteur seulement. On ne peut même pas dire qu’il soit le serviteur d’une tête pensante. Ce serait en quelque sorte mettre une tête habillée sur un corps nu ; erreur assez commune, et bien choquante dès qu’on la comprend par les causes. Il faut dire plutôt que cette sincérité entière sans honte aucune, délivre tout à fait le front et les joues ; la tête n’exprime plus tout ; elle n’a plus le souci du corps caché et des passions cachées. La majesté habite tout le corps. Tel est l’équilibre du nu sculpté qu’il n’y a plus de centre, mais que chaque partie obéit à toutes. Ainsi ces beaux marbres expriment l’accord de la pensée et de la nature, et la plus belle vertu ; le moindre fragment en témoigne encore.

On dit communément que le nu est toujours chaste, pourvu qu’il soit beau ; mais il vaut mieux dire que le nu est beau pourvu qu’il soit chaste. Cela suppose qu’un sage gouvernement de soi y soit visible, et que même les mouvements du visage soient étrangers aux passions. Cette permission de se montrer sans mensonge n’est donnée sans doute à aucun homme vivant, ni à aucune femme ; mais l’art du sculpteur a permis ce triomphe ; le marbre a sauvé la forme humaine. Par la pensée seulement, comme Platon voulait. Car, par les yeux, le front, les mains, les madones peintes expriment l’admiration, la piété, l’espérance ; mais la statue sans bras de Milo exprime plutôt cette vie pensante assurée et reposée en soi, comme le fait voir surtout ce mouvement libre de la tête, signe peut-être unique du plein consentement à soi.