Système des Beaux-Arts/Livre neuvième/7

Gallimard (p. 331-333).

CHAPITRE VII

DE L’ANECDOTE

L’art du conteur est de faire vivre des personnages, de façon que celui qui lit croie les voir un court moment. Peut-être l’art du conteur est-il principalement de lier toutes ces apparitions de manière à en faire une espèce d’objet. Toujours est-il que chacune prise à part manque de corps. De là vient l’idée séduisante de représenter par l’art du dessin les scènes les plus importantes et de fixer les personnages. Mais, d’un autre côté, ces illustrations, comme on les appelle, manquent de mouvement ; j’entends que, comme elles restent, on les considère trop. Or, quand ce seraient des personnages vivants, je ne veux pas dire seulement des acteurs, mais des commerçants, des soldats, des ministres, ils n’instruiraient pas autant que le romancier lui-même. Encore peut-on concevoir une galerie de puissantes peintures où la Comédie Humaine trouverait ses personnages avec leurs raisons de vivre rassemblées ; mais je ne crois pas que l’art du romancier ait pour objet de nous faire imaginer des portraits de ce genre. Je crois plutôt que cet art nous satisfait autrement et par d’autres moyens. Ce qu’il faut dire ici c’est que, si la peinture peut égaler le roman, et ainsi l’illustrer comme il faut, le dessin ne le peut point. Passe encore pour les romans où tout l’intérêt est dans l’action même ; car le dessin est propre à représenter un combat ou une chevauchée. Mais dès qu’il s’agit de représenter des scènes où les sentiments et les passions sont le principal, le dessin en reste à l’anecdote. J’entends par anecdote un récit qui est au roman véritable ce que le lieu commun est à l’idée, et qui subordonne les personnages aux circonstances. On pourrait dire qu’il y a la même différence entre l’anecdote et le roman qu’entre le dessin et la peinture.

La faiblesse du dessin, dès qu’il veut être expressif, est qu’il n’exprime que par le mouvement. Par exemple un homme étend le bras, un autre rit, un autre montre les plis de la colère et de la haine. Ces dessins parlants ont un sens bien clair. Mais, comme on l’a déjà remarqué, ces traits de situation cachent les natures. Grandet en colère, j’entends dessiné, n’est qu’un homme en colère. Et les mauvais romans ne décrivent que ces grimaces sans pensée. Le mieux que puisse espérer le dessin est d’illustrer un bon roman juste aussi bien qu’un mauvais, représentant ici la colère et la menace, plus loin le pardon. C’est pourquoi le défaut le plus frappant des meilleures images est qu’elles vivent moins que le roman même. Aussi ne surprendrez-vous point un lecteur familier de Balzac contemplant de telles images ; autant que j’ai observé, il n’en désire point ; l’art du romancier efface tout autre art ; et c’est le propre de tout art, en ses chefs-d’œuvre, d’effacer les autres. Il n’est pas vrai qu’une musique orne une belle peinture ; il n’est pas vrai que l’action théâtrale achève une belle musique ; il n’est pas vrai qu’une statue manque de couleur, ni que des dessins donnent plus de vérité ou d’être à un roman de valeur. Sans doute faudrait-il considérer des raisons de ce genre pour décider à quelles conditions un beau roman pourra être transporté sur la scène. Et encore faut-il dire que le théâtre a ici bien d’autres ressources que le dessin, par exemple l’éloquence, et surtout cette succession sans retour des actions et des attitudes. Le dessin, qui n’est que du théâtre d’un instant et muet, ne fournit aucun aliment à ce genre de méditation où l’on est jeté par la lecture du Lys ou de Béatrix.

Cette profondeur rassemblée est plus sensible encore dans le portrait. Et c’est une occasion de redire que le dessin ne peut s’élever au portrait. Car il s’agit ici de portraits qui doivent se substituer au modèle, et parler d’eux-mêmes et non pas seulement par la ressemblance. Or un bon dessin peut plaire par la ressemblance ; mais il ne vit un peu que pour ceux qui ont connu le modèle ; et il meurt avec lui. Or, pour les personnages du roman, nul ne s’inquiète de savoir s’ils ressemblent à quelque modèle, ou bien l’on tombe dans l’anecdote. Car, ainsi qu’on l’expliquera amplement, un être vivant, et que l’on observe, ne peut point porter le personnage ; trop de petites choses en détournent, dont le romancier justement nous délivre ; mais ces petites choses, qui ne signifient rien, sont justement ce qui occupe l’observateur. C’est donc l’œuvre qui porte le personnage, et c’est par la plume que Madame de Mortsauf a commencé de vivre, comme d’autres par le pinceau. Assurément par ces remarques on ne voit pas assez ce que c’est que le roman ; mais il me semble qu’on voit assez ce que c’est que l’anecdote, et quel genre de récit peut être relevé par le dessin.