Système des Beaux-Arts/Livre neuvième/6

Gallimard (p. 328-330).

CHAPITRE VI

DU SOUVENIR ET DE L’INVENTION

Beaucoup d’artistes sont capables de peindre et surtout de dessiner par mémoire, comme s’ils avaient le pouvoir d’évoquer leur modèle et de le tenir en place devant eux. Et il n’est pas besoin d’avoir une profonde expérience du dessin pour avoir remarqué que l’on saisit quelquefois mieux la ressemblance quand on travaille de souvenir. Mais je ne croirai pas plus celui qui dit voir à volonté son modèle absent comme s’il était présent, que je ne crois l’enfant qui s’enfuit en disant qu’il a vu le diable et ses cornes. C’est comme si l’on disait que l’on entend une musique imaginaire sans la chanter. Je n’entreprendrai pas de discuter là-dessus contre ces philosophes qui écrivent sur les souvenirs comme si c’étaient des images intérieures qui parfois, soit par les passions, soit par l’attention, prennent force d’objet. Je propose seulement, dans tout cet ouvrage et encore ici, une autre manière de rendre compte des œuvres et du prix des œuvres.

Chacun sait que pour retrouver un air de musique ou des vers, lorsqu’on l’on en tient le commencement, il n’y a pas de meilleur moyen que de se fier au mécanisme, en portant seulement l’attention sur les règles du rythme, qui nous sont d’avance connues ; ces essais ne vont point sans des erreurs souvent risibles, que nous découvrons en écoutant notre propre voix, c’est-à-dire quand elles sont objet ; par exemple un hémistiche en remplace un autre, ou bien une chanson conduit à une autre. Et dans le fond il faut appeler belle une chanson qui ne peut être continuée autrement, dès qu’on la chante comme il faut ; et il en est sans doute de même d’un beau poème, quoique le lien d’un mot à l’autre soit plus caché encore que le lien d’un son à l’autre. Toujours est-il que la puissance du souvenir vient ici de l’art de chanter ou de réciter. Or il semble que le dessin soit pour la vue ce qu’est le chant pour l’oreille ; le dessin, et d’abord le geste, si naturellement fixé par la ligne, dès que l’on tient un crayon. D’après cela le dessin ne serait point une copie du souvenir, mais le souvenir même. Et la méthode pour dessiner de souvenir consisterait à se disposer soi-même aux attitudes et aux actions qu’appellerait le modèle s’il était présent, et, après cela, à se laisser aller à des essais, comme ceux qui écrivent sans savoir ce qu’ils écrivent. Et remarquons ici en passant que le merveilleux vient de ce que nous ne regardons pas d’assez près l’ordinaire de la nature ; car on admire cette écriture sans projet, et on la dit inspirée dès qu’elle a un sens ; mais, dans le fait, c’est toujours ainsi que nous écrivons ; je viens de former un mot sans penser du tout à la forme des lettres ni aux mouvements que j’ai dû faire pour les tracer. De même celui qui dessine en tâtonnant ne peut rendre compte d’un trait heureux ; il le reconnaît bon, et il le prend pour modèle, et le reprend sans appuyer, cherchant la ligne qui le continue ; c’est ainsi que se fait peu à peu le souvenir par l’œuvre, ou bien l’invention par l’œuvre. Et comme le musicien trouve mieux qu’un autre ce qui suit le mieux, ainsi celui qui sait dessiner, avec cette différence que, dans le dessin, toute l’œuvre reste présente, et détermine de mieux en mieux les mouvements qui l’achèveront. À cela près, je crois que l’on dessine comme on chante.

Que le dessin soit inventé toujours, même quand le modèle est présent, c’est ce qui a été assez expliqué. Mais on peut appeler spécialement invention le dessin imaginé, qui ne ressemble à aucun modèle. Comme les bruits fournissent souvent une mélodie au musicien, mais perdue dans d’autres choses, ainsi les nuages et les lignes de hasard offrent au dessinateur des profils, des regards, des mouvements, mais imparfaits. Dans la nuit aussi, des taches d’ombre et de lumière sont perçues dans le champ visuel noir, par suite de l’ébranlement continué des parties sensibles de l’œil, plus ou moins fatiguées, et ces images sont en continuel changement ; mais aussi l’on y trouve toutes les formes et tous les mouvements. Les taches d’encre ou les lignes brouillées suggèrent des modèles plus solides, partant desquels un artiste développe souvent d’étonnantes fantaisies, l’esquisse étant le modèle de l’œuvre. Mais les scènes fantastiques, dont nos rêves aussi sont faits, sont bien trompeuses hors du travail de la main ; et de même les expressions inventées ne se soutiennent guère sans l’observation de l’objet et sans l’ardeur de l’égaler qui, après un long travail, dispose le corps selon l’inspiration véritable. Ainsi l’invention sort de l’imagination même. Et celui qui la poursuit des yeux seulement se perd dans les vains projets et dans les conversations.