Système des Beaux-Arts/Livre neuvième/5

Gallimard (p. 325-327).

CHAPITRE V

DU DESSIN COLORIÉ

Le dessin n’appelle nullement la couleur ; sa perfection propre se développe sans rien emprunter à la peinture. Aussi voit-on qu’il n’importe guère que le papier soit blanc, jaune ou bleu, ni que la ligne soit d’encre ou de crayon, noire ou colorée. Ce n’est point que ce genre de contraste ne relève pas du goût et ne puisse plaire plus ou moins. Mais le choix des couleurs dépend du style, non de l’objet. La sanguine, par exemple, ne représente pas mieux le nu que ne ferait le trait noir ; et, de même, un papier bleuâtre convient aussi bien pour le nu qu’un papier couleur de chair. Il ne s’agit que de chercher un assemblage qui plaise à l’œil, et ce n’est qu’une condition secondaire, subordonnée de bien loin à l’aisance, à la netteté, à la force. Et ce retour à la couleur est une négation de la couleur. Aussi, dès que le trait domine la couleur, on retrouve toujours quelque chose de cette fantaisie qui choisit la couleur pour plaire, et non pour peindre. Et c’est par là qu’il faut comprendre le pastel, qui reste toujours dessin par la touche et par la matière. Et il est bien remarquable qu’un portrait au pastel, qui pourrait passer, à la première réflexion, pour une espèce de portrait peint, dans le fait n’y ressemble point du tout. La matière d’abord ne se prête point aux préparations et aux recherches du peintre. Et, d’un autre côté, la ligne, qui revient partout, exclut la vérité des couleurs. D’où il résulte que la couleur devient parure et fard toujours, et que l’expression est toujours d’un instant, et parure aussi. C’est pourquoi le sourire du pastel n’est pas cette promesse du cœur, mais plutôt une assurance de plaire qui va à l’effronterie. Aussi tous les portraits au pastel se ressemblent, comme se ressemblent toutes les singeries de société. La singerie s’y voit trop. Il est impossible de regarder des portraits au pastel, surtout réunis en grand nombre, sans être conduit à cette remarque, que les principes et une solide classification permettent de mettre en forme.

L’aquarelle est aussi un genre bâtard. Si la couleur y triomphe de la ligne, ce n’est plus ni peinture ni dessin. Mais il faut bien comprendre en quel sens ; car il se peut qu’un bon copiste arrive à reproduire passablement par ce moyen un tableau peint à l’huile ; mais il est tout à fait impossible que l’aquarelliste, quand il travaille d’après la nature, cherche et trouve le même genre d’expression que cherche et trouve le vrai peintre. Car la méthode de l’artiste, c’est son œuvre même ; et ici, par la fluidité de la couleur, par le blanc du papier qui parle toujours le langage du dessin, même à travers la couleur, les essais soutiennent mal l’inspiration et effacent le modèle. D’où vient que la faible puissance des visages, par rapport aux accessoires, est ce qui frappe dans les scènes animées ; aussi ce genre ne peut-il rien montrer de grand. Les paysages ont plus de force expressive ; mais à ce sujet il faut remarquer d’abord que les meilleurs sont soutenus par la ligne ; aussi que la couleur y est hardiment simplifiée, ce qui les ramène au rang d’esquisses ; et enfin que l’émotion ainsi éveillée tient plus à l’action qu’à la contemplation. C’est pourquoi ce genre convient pour fixer des souvenirs ; sa puissance est de littérature plutôt. Le goût tend ici à assurer la ligne et à sacrifier la couleur, dont les Japonais ont laissé de frappants exemples. Et l’estampe est ainsi bien franchement un dessin orné de couleurs. D’où ce caractère que, dans les scènes animées, l’estampe ne cherche jamais l’expression du sentiment total, mais seulement l’instant fugitif, et comme le reflet des choses, des actions, des saisons sur un visage, enfin le mouvement toujours et les émotions qui en sont les effets ; c’est pourquoi tous ces visages japonais, à l’expression près, se ressemblent beaucoup. Le paysage y a plus de puissance, parce que rien n’y est intérieur ; mais aussi il n’éveille pas la rêverie contemplative ; plutôt l’active, qui imagine des voyages ; ces belles lignes nous emmènent. Réellement, de toute façon, c’est l’ennui de cette race active qui ressort de ces fortes et tristes images.

On ose à peine parler de la fresque, qui serait un dessin colorié aussi. Soutenu certainement par les lignes, mais fixé pourtant et comme immobilisé par la couleur qui y est matière architecturale. Par la couleur, le dessin est fixé au monument et y prend de la majesté peut-être. Disons qu’il y a de l’épique dans ces grandes images, mais que le mouvement y est modéré et retenu par la matière, et par la couleur qui y est incorporée. Par cette union de l’action et du sentiment, la pensée revient, mais plus organisatrice que législatrice, et aussi plus occupée de vérité que de bonheur ; c’est la religion en doctrine, et l’amour intellectuel, surtout attentif aux œuvres. Ce que fait bien comprendre aussi le vitrail, mieux lié encore au monument, plus lourd de matière, moins juste aussi de couleur, mais plus riche d’éclat. On pourrait dire qu’en ces estampes, où la couleur saisit d’abord, c’est l’émotion d’un moment qui prend force d’éternité. La religion naïve est donc fixée dans ces lignes de plomb, par ces couleurs cosmiques.