Système des Beaux-Arts/Livre neuvième/2

Gallimard (p. 316-318).

CHAPITRE II

DE LA LIGNE

La ligne est l’invention propre au dessin. Car il n’y a point de lignes qui circonscrivent les formes ; aussi aucun artiste ne niera que le dessin soit une interprétation des formes, et une traduction des volumes et des surfaces par des lignes. Ce n’est pas que la nature ne nous présente quelquefois des lignes dans son apparence, comme on voit dans les fines branches des arbres, ou dans les cheveux et la barbe ; mais, chose remarquable, un bon dessin ne suit pas ici la nature. L’artiste ne représentera point les fines branches par des lignes, mais il dessinera un tronc par deux lignes, en se gardant bien de copier les lignes de l’écorce. De même les cheveux et la moustache seront mieux dessinés par une ligne qui en limite la forme que par les innombrables lignes que la nature nous offre. Ainsi le dessinateur traduit par des lignes ce qui n’offre point de lignes, et néglige souvent les lignes que la nature lui présente. Il suffit de cette remarque pour que l’on soit détourné de confondre la perfection de l’art photographique avec la perfection du dessin. La ligne du dessin n’est point l’imitation des lignes de l’objet, mais plutôt la trace d’un geste qui saisit et exprime la forme. C’est pourquoi, dans le dessin, on reconnaît aussi bien l’artiste que le modèle. Par un tracé hardi, simplifié, continu, la forme est affirmée, et ce jugement plaît. Mais il y a bien autre chose à dire de la ligne ; c’est le signe humain et la plus forte expression du jugement peut-être.

La droite des géomètres est prompte comme l’éclair, et presque sans matière. De trois étoiles nous faisons aussitôt un triangle, sans aucun secours des choses. Penser le triangle ainsi, avec des points seulement, c’est un moyen de mieux comprendre ce rapport immédiat entre deux points, et indivisible, qu’on appelle une ligne droite. Or la ligne du dessin est plus matérielle et plus lente, mais, dans les dessins les plus parfaits, elle prend quelque chose de la légèreté des lignes pensées ; et il ne faut point dire que, si légère qu’elle soit, elle suffit ; ce n’est pas assez dire, car moins elle a de corps et mieux elle exprime. Rien n’est plus beau qu’un vrai dessin, tout nu, sans ombres ni hachures, un peu effacé. On a remarqué souvent que la reproduction mécanique d’un vrai dessin, par gravure ou photographie, le rend plus expressif en l’allégeant de matière. Et jamais un trait appuyé ne dessine bien ; le noir opaque et lourd, la trace en creux sur le papier, toutes les marques de chair, bien loin de souligner la forme au contraire l’effacent. Pour saisir ce caractère des meilleurs dessins, il faut bien faire attention que les dessins ombrés et les gravures sont des copies ou des imitations de la peinture. Le propre du dessin, par quoi il s’oppose aussi bien à la peinture qu’à la sculpture, c’est de se passer de matière. C’est pourquoi il y a une beauté du dessin, indépendante du modèle, et même de toute forme d’objet ; un dessin est beau comme une écriture est belle. On y lit au clair la possession de soi, et cette profonde politesse qui mesure les gestes, mais vivifiée par l’esprit qui décide. Cette force sans passion, et qui parle à l’esprit seulement, est la parure de l’artiste ; ses œuvres, sculptées ou peintes, peuvent l’emporter de bien loin sur ses dessins, mais c’est dans ses dessins qu’il se reprend. Il faut penser ici à Léonard, et aux esquisses parfaites qu’il faisait tout courant.

Il n’est point vrai que tout visage puisse plaire en peinture, ni toute pose en sculpture. Le sens de ces puissantes œuvres sort tout de l’objet ; c’est pourquoi il y faut quelque chose de reposé et de stable. Mais le dessin ne choisit pas ; tout lui est bon ; son choix est dans la ligne, non dans la chose. Un homme qui tourne la tête, le mouvement d’un bras ou d’une main, un pied posé sur le sol, un moment saisi et fixé, voilà les objets du dessin. On a dit assez de l’art japonais qu’il saisit un moment de la vie. Mais aussi les Japonais dessinent toujours ; et, même quand ils emploient la couleur, ils ne peignent point. Le dessin de nos maîtres est plus sévère, mieux défini ; il se sépare mieux des autres arts. On pourrait se risquer à dire qu’il en est de même de notre poésie, souvent moins plaisante au premier aspect que ces courts poèmes d’Extrême-Orient qui ressemblent à des dessins emblématiques. La prose aussi est un fruit rare, fruit de culture, et qui méprise les moyens exotiques. Le dessin est certainement propre à faire comprendre la beauté de la simple prose. Et ce n’est point une imperfection du dessin que de manquer de couleur ; au contraire sa perfection est dans une ligne refermée qui suffit. Rien ici ne parle aux sens à la façon des couleurs et des sons. La différence abstraite parle seule ; enfin c’est le jugement qui parle au jugement.