Système des Beaux-Arts/Livre neuvième/1

Gallimard (p. 313-315).

CHAPITRE PREMIER

DU GESTE ET DE L’ÉCRITURE

L’écriture naturelle, c’est le geste fixé. La main armée d’une baguette marque un point sur le sable ou trace une limite, par le geste même qui les montre. Et l’action, qui est le premier geste, laisse aussi des traces, sur la terre, sur l’herbe vierge, dans le fourré. Les traces de l’ami et de l’ennemi, celles des fauves et du gibier, furent la première écriture. Lire, ce fut compléter, en allant de la griffe au lion. La réflexion devant ces signes fixés, et la recherche de leur sens d’après leur suite et leur ensemble, fut sans doute le premier effort d’esprit ; car, dès que les signes ne font que paraître et disparaître, l’imagination est sans discipline, au lieu que la perception du signe restant forme un centre d’attention, auquel les folles pensées sont constamment ramenées. De là vient que le plaisir de lire est sans mesure, même de lire ce que l’on sait : et c’est le premier remède à l’ennui, à toutes les passions, et généralement à ces faibles et incohérents essais qui sont le travail d’un esprit sans objet. Notre A ressemble encore à l’alpha des Grecs qui n’était que l’image simplifiée d’une tête de bœuf. Ainsi les hommes ont passé insensiblement des premiers signes, si émouvants, aux suites de lettres imprimées, traces humaines encore, et qui ont quelque chose encore de notre forme, de notre action, et des objets. L’écriture, si changeante de l’un à l’autre, malgré les invariables modèles, garde dans son tracé les gestes, l’attitude, et le genre d’agitation retenue qui est notre propre à chacun. C’est de là que les graphologues, comme des magiciens, remontent à la source, non sans bonheur parfois. Mais chacun reconnaît, aime ou hait des écritures ; chacun de nous est un hardi graphologue.

Que l’écriture ait consisté d’abord en une suite d’images simplifiées des choses, c’est ce que la langue chinoise, par exemple, fait voir encore ; car on y écrit non la parole mais les choses. Les changements de ces signes ont pour fin d’abréger l’écriture, de deux manières, en rabattant tout ce qui n’est pas nécessaire, et en recherchant le tracé continu. Ces transformations n’ont point de limite, car le lecteur apprend à lire ; et, bien mieux, il se trouve mille raisons publiques et privées de n’écrire que pour un groupe d’hommes. Cette condition de guerre domine toute l’histoire du langage, et explique assez que la ressemblance entre les signes et les objets soit maintenant presque impossible à retrouver. Il suffit déjà de peu de traits pour la ressemblance, comme on voit par les premiers dessins de l’enfant. Aussi faut-il penser que les premiers signes écrits furent promptement abstraits et hermétiques. Et l’on voit que, chez les peuplades les plus arriérées, les signes simples, comme rond, croix, triangle, ont un sens très étendu et sont magiques toujours, et intelligibles seulement pour les initiés. Au reste la hâte explique tout, et s’explique assez elle-même, non seulement par les circonstances, mais par un besoin de poser un objet à la réflexion, qui, sans cette précaution, se perd aussitôt dans les divagations les plus folles. Aussi est-ce toujours un acte sacré que d’écrire, bien plus décisif que la parole pour assurer ce miracle de la pensée bravant les choses. Archimède, dit-on, considérait une figure qu’il avait tracée sur le sable, quand il fut tué par le soldat. Par ces causes l’écriture fut toujours une action vive, en forme de décret, bien différente d’un dessin étudié. Et il ne faut point croire que le dessin fut concret d’abord. Il est plus vraisemblable que l’ancienne écriture fut la commune origine de deux manières de décrire par les signes fixés, l’une qui ajoute un signe à la suite de l’autre, et d’où, par un long devenir est sortie l’écriture des sons, l’autre, qui modifia le signe même, ajoutant et effaçant, cherchant enfin une image de l’objet. À cette deuxième espèce de signes on fut conduit sans doute par les empreintes des pieds et des mains dans la glaise, et aussi par les ombres, qui donnent un contour net. Au reste les fentes de la terre séchée et du bois offraient des esquisses, qu’encore maintenant chacun se plaît à terminer, non point tant par le plaisir d’inventer que pour reconnaître mieux, et mieux fixer la pensée. Il faut revenir sans cesse à cette idée que les interprétations de ces formes naturelles, tant qu’elle sont instables, sont des apparitions qui inquiètent, surtout quand la peur leur donne importance ; ce sont des rêves d’un moment, dont nous tire un dessin plus achevé, qui ne représente plus qu’une seule chose. De toute façon, écrire c’est se réveiller. Je ne vois guère que le ciel des étoiles, dans cet univers, qui puisse écarter les visions, et c’est pourquoi toute prière allait là. Les autres choses changent trop par elles-mêmes et aussi par nos mouvements. C’est pourquoi le vrai penseur des temps anciens serait plutôt un homme qui écrit qu’un homme qui regarde. Il faut déjà avoir lu beaucoup et écrit beaucoup pour pouvoir regarder. Quant à la méditation aux yeux fermés, sans objet d’aucune sorte, elle ne me trompe point ; les passions l’occupent. Et enfin il est naturel que les écrits d’un homme vaillent mieux que ses pensées, quoique, par première vue, on soit disposé à croire le contraire. Mais nous n’en sommes pas encore à l’art d’écrire, quoique la sculpture, la peinture et le dessin nous en approchent, comme on peut voir.