Système des Beaux-Arts/Livre neuvième/3

Gallimard (p. 319-321).

CHAPITRE III

DU MOUVEMENT

Il arrive que la peinture et la sculpture représentent le mouvement par l’attitude, et même le mouvement vif, comme la course ou le coup de poing. Toutefois ces arts, par leur puissance même, recherchent toujours l’immobile, et enfin tous les trésors de la pensée et du sentiment que l’action dévore. Le domaine propre du dessin, au contraire, c’est l’instantané, c’est-à-dire le mouvement et l’action. Et un enfant, par un dessin grossier, peut bien faire comprendre qu’un cheval galope, ou qu’un homme court ; l’artiste, en dessinant mieux, signifierait encore mieux les mêmes actions. Mais il se trouve que la forme gêne le mouvement et en somme qu’il est plus facile de signifier que d’imiter. Les procédés de la photographie, qui saisissent une position dans l’instant, ont bien fait comprendre en quoi l’artiste invente le mouvement ; car ces poses prises de l’objet même n’offrent jamais l’image de la vie ; et il est assez clair qu’un moment du mouvement n’est pas le mouvement. Le mouvement n’est perçu que par un jugement qui lie plusieurs images, dessinant de l’une à l’autre une trajectoire continue. Mais si vous pensez une position seulement, vous pensez l’immobile, comme le fameux Zenon d’Elée se plaisait à dire autrefois ; la flèche, à chaque instant, disait-il, est où elle est, donc elle ne se meut point. Aussi le dessin exprimera plutôt le mouvement par l’effort de l’archer, ou par la flèche piquée sur le but. Seulement le dessin tend ici à l’écriture ; il signifie la chose plutôt qu’il ne la présente.

Remarquons seulement que je ne perçois jamais un mouvement par des signes, sans tracer d’un mouvement de moi une ligne sans corps. C’est par le même mouvement de moi que je perçois une ligne qui m’est proposée. On peut comprendre d’après cela pourquoi le dessin est plus propre que les autres arts à représenter le mouvement. C’est toujours par un mouvement que je perçois le mouvement, réel ou figuré. Quand les choses ou les hommes se meuvent devant moi, leur mouvement m’entraîne. De deux manières ; d’abord le geste de la main veut tracer le chemin qu’ils suivent pour les yeux ; ce geste est souvent retenu, mais dès que les passions s’éveillent, le geste va ; en second lieu, tout notre corps se prépare à marcher aussi ; le joueur de boule suit sa boule du geste et souvent de tout le corps emporté et retenu. Or la ligne du dessin nous invite aussi au geste et au mouvement, surtout quand elle est presque sans corps, car tout détail nous arrête ; ainsi nous sommes disposés par la ligne à percevoir le mouvement. L’artiste enfin, par sa décision, nous entraîne, et même, conduit sans doute en cela par le mouvement qu’il veut représenter, il nous dispose par la forme des lignes à une action vive ou lente. Il nous semble donc toujours qu’un beau dessin va se mouvoir. Au contraire, toute peinture, par les détails qu’elle porte, même si elle veut imiter le mouvement, s’arrête plutôt devant le regard parce que le regard interroge la couleur. On comprend ici la puissance d’un dessin vide. La forme y est présente par le mouvement, et le mouvement par la ligne. Toutes les règles du dessin, j’entends les règles du style, dérivent de là.

Le mouvement, dans l’image immobile, s’exprime naturellement par l’effort, qui est figuré lui-même par la forme des membres et des muscles. Il faut donc choisir, parmi les attitudes successives, celles qui correspondent à la tension et au départ. Par exemple, peur les coureurs, il ne faudrait point les dessiner dans le moment où ils se laissent aller à la pesanteur, mais au contraire quand ils prennent appui sur le sol et s’élancent. On comprendra d’après ces vues le hardi dessin du cheval au galop, si différent des vues instantanées obtenues par les procédés mécaniques. Et il est assez clair que, par un bon choix de l’attitude et du moment, le peintre peut représenter le mouvement et le sculpteur de même. Peut-être faut-il dire que la sculpture supporte mieux que la peinture cette usurpation du dessin, parce que les signes de la pensée peuvent s’accorder avec l’action ; pour les signes du sentiment il n’en est pas de même, et c’est un défaut assez commun, et bien choquant, que de donner un visage expressif à l’homme qui agit. C’est là un mauvais mélange des genres. Et l’on peut dire que, dans les œuvres oeintes, surtout peintes de près et par retouches, le mouvement vif est toujours choquant. Dans tous les cas, et aussi bien lorsque le mouvement lent s’accorde avec la couleur, remarquez que c’est la ligne qui donne le mouvement. Il est presque impossible que les figures à demi noyées dans l’ombre picturale soient autrement qu’immobiles. Au reste je propose ici des idées ; que chacun cherche des exemples ; car rien ne remplace l’œuvre.