Système de la nature/Partie 1/Chapitre 14

s. n. (Tome 1p. 290-311).


CHAPITRE XIV

L’éducation, la morale & les loix suffisent pour contenir les hommes. Du desir de l’immortalité ; du suicide.


ce n’est donc point dans un monde idéal, qui n’existe que dans l’imagination des hommes, qu’il faut aller puiser des motifs pour les faire agir dans celui-ci ; c’est dans ce monde visible que nous trouverons les mobiles pour les détourner du crime & les exciter à la vertu. C’est dans la nature, dans l’expérience, dans la vérité qu’il faut chercher des remèdes aux maux de notre espèce, & des mobiles propres à donner au cœur humain les penchans vraiment utiles au bien des sociétés.

Si l’on a fait attention à ce qui a été dit dans le cours de cet ouvrage, on verra que c’est surtout l’éducation qui pourra fournir les vrais moyens de remédier à nos égaremens. C’est elle qui doit ensemencer nos cœurs ; cultiver les germes qu’elle y aura jettés ; mettre à profit les dispositions & les facultés qui dépendent des différentes organisations ; entretenir le feu de l’imagination, l’allumer pour certains objets, l’étouffer & l’éteindre pour d’autres, enfin faire contracter aux ames des habitudes avantageuses pour l’individu & pour la société. élevé de cette manière les hommes n’auront aucun besoin des récompenses célestes pour connoître le prix de la vertu ; ils n’auront pas beſoin de voir des gouffres embraſés sous leurs pieds pour sentir de l’horreur pour le crime ; la nature ſans ces fables leur enſeignera bien mieux ce qu’ils ſe doivent à eux-mêmes, & la loi leur montrera ce qu’ils doivent aux corps dont ils ſont membres. C’est ainſi que l’éducation formera des citoyens à l’état ; les dépoſitaires du pouvoir distingueront ceux que l’éducation leur aura formés en raiſon des avantages qu’ils procureront à la patrie ; ils puniront ceux qui lui ſeront nuiſibles ; ils feront voir aux citoyens que les promeſſes que l’éducation & la morale leur font ne ſont point vaines, & que dans un état bien conſtitué la vertu & les talens ſont le chemin du bien-être, & que l’inutilité ou le crime conduiſent à l’infortune & au mépris.

Un gouvernement juſte, éclairé, vertueux, vigilant, qui ſe proposera de bonne foi le bien public, n’a pas beſoin de fables ou de mensonges pour gouverner des sujets raisonnables, il rougiroit de se servir de prestiges pour tromper des citoyens instruits de leurs devoirs, soumis par intérêt à des loix équitables, capables de sentir le bien qu’on veut leur faire ; il sçait que l’estime publique a plus de force sur des hommes bien nés que la terreur des loix ; il sçait que l’habitude suffit pour inspirer de l’horreur, même pour les crimes cachés qui échappent aux yeux de la société ; il sçait que les châtimens visibles de ce monde en imposent bien plus à des hommes grossiers que ceux d’un avenir incertain & éloigné ; enfin il sçait que les biens sensibles que la puissance souveraine est en possession de distribuer, touchent bien plus l’imagination des mortels, que ces récompenses vagues qu’on leur promet dans l’avenir.

Les hommes ne sont par-tout si méchans, si corrompus, si rebelles à la raison que parce que nulle part ils ne sont gouvernés conformément à leur nature ni instruits de ses loix nécessaires. Par-tout on les repaît d’inutiles chimeres ; par-tout ils sont soumis à des maîtres qui négligent l’instruction des peuples, ou ne cherchent qu’à les tromper. Nous ne voyons sur la face de ce globe que des souverains injustes, incapables, amollis par le luxe, corrompus par la flatterie, dépravés par la licence & l’impunité, dépourvus de talens, de mœurs & de vertus ; indifférens sur leurs devoirs, que souvent ils ignorent ; ils ne sont guères occupés du bien-être de leurs peuples ; leur attention est absorbée par des guerres inutiles, ou par le desir de trouver à chaque instant des moyens de satisfaire leur insatiable avidité ; leur esprit ne se porte point sur les objets les plus importans au bonheur de leurs états. Intéressés à maintenir les préjugés reçus, ils n’ont garde de songer aux moyens de les guérir ; enfin privés eux-mêmes des lumières qui font connoitre à l’homme que son intérêt est d’être bon, juste, vertueux ils ne récompensent pour l’ordinaire que les vices qui leur sont utiles, & punissent les vertus qui contrarient leurs passions imprudentes. Sous de tels maîtres est-il donc surprenant que les sociétés soient ravagées par des hommes pervers qui oppriment à l’envi les foibles qui voudroient les imiter ? L’état de société est un état de guerre du souverain contre tous, & de chacun des membres les uns contre les autres[1]. L’homme est méchant, non parce qu’il est né méchant, mais parce qu’on le rend tel ; les grands, les puissans écrasent impunément les indigens, les malheureux, & ceux-ci, au risque de leur vie, cherchent à leur rendre tout le mal qu’ils en ont reçu ; ils attaquent ouvertement ou en secret une patrie marâtre qui donne tout à quelques-uns de ses enfans & qui ôte tout aux autres ; ils la punissent de sa partialité & lui montrent que les mobiles empruntés de l’autre vie sont impuissans contre les passions & les fureurs qu’une administration corrompue a fait naître en celle-ci, & que la terreur des supplices de ce monde est elle-même trop foible contre la nécessité, contre des habitudes criminelles, contre une organisation dangereuse que l’éducation n’a point rectifiée.

En tout pays la morale des peuples est totalement négligée, & le gouvernement n’est occupé que du soin de les rendre timides & malheureux. L’homme est presque par-tout esclave, il faut donc qu’il soit bas, intéressé, dissimulé, sans honneur, en un mot qu’il ait les vices de son état. Par-tout on le trompe, on l’entretient dans l’ignorance, on l’empêche de cultiver sa raison ; il faut donc qu’il soit par-tout stupide, déraisonnable & méchant ; par-tout il voit que le crime & le vice sont honorés, il en conclud que le vice est un bien, & que la vertu ne peut être qu’un sacrifice de soi-même. Par-tout il est malheureux, ainsi par-tout il nuit à ses semblables pour se tirer de peine ; envain pour le contenir on lui montre le ciel, ses regards bien-tôt retombent sur la terre ; il y veut être heureux à tout prix, & les loix, qui n’ont pourvu ni à son instruction, ni à ses mœurs, ni à son bonheur, le menacent inutilement & le punissent de la négligence injuste des législateurs. Si la politique plus éclairée elle-même s’occupoit sérieusement de l’instruction & du bien-être du peuple ; si les loix étoient plus équitables, si chaque société moins partiale donnoit à chacun de ses membres les soins, l’éducation & les secours qu’il est en droit d’exiger ; si les gouvernemens moins avides & plus vigilans se proposoient de rendre leurs sujets plus heureux ; on ne verroit point un si grand nombre de malfaiteurs, de voleurs, de meurtriers infester la société ; on ne seroit point obligé de leur ôter la vie pour les punir d’une méchanceté, qui n’est due pour l’ordinaire qu’aux vices de leurs institutions ; il ne seroit point nécessaire de chercher dans une autre vie des chimeres toujours forcées d’échouer contre leurs passions & leurs besoins réels. En un mot si le peuple étoit plus instruit & plus heureux, la politique ne seroit point dans le cas de le tromper pour le contenir, ni de détruire tant d’infortunés pour s’être procuré le nécessaire aux dépens du superflu de leurs concitoyens endurcis.

Lorsque nous voudrons éclairer l’homme, montrons lui toujours la vérité. Au lieu d’allumer son imagination par l’idée de ces biens prétendus que l’avenir lui réserve, qu’on le soulage, qu’on le secoure, ou du moins qu’on lui permette de jouir du fruit de son labeur, qu’on ne lui ravisse point son bien par des impôts cruels, qu’on ne le décourage point du travail, qu’on ne le force point à l’oisiveté qui le conduiroit au crime. Qu’il songe à son existence présente sans porter ses regards sur celle qui l’attend après sa mort. Qu’on excite son industrie, qu’on récompense ses talens, qu’on le rende actif, laborieux, bienfaisant, vertueux en ce monde qu’il habite ; qu’on lui montre que ses actions peuvent influer sur ses semblables, & non sur les êtres imaginaires que l’on a placés dans un monde idéal. Qu’on ne lui parle pas des supplices dont la divinité le menace pour le tems où il ne sera plus ; qu’on lui fasse voir la société armée contre ceux qui la troublent ; qu’on lui montre les conséquences de la haine de ses associés ; qu’il apprenne à sentir le prix de leur affection ; qu’il apprenne à s’estimer lui-même, qu’il ait l’ambition de mériter l’estime des autres ; qu’il sache que pour l’obtenir il faut avoir de la vertu, & que l’homme vertueux dans une société bien constituée n’a rien à craindre ni des hommes ni des dieux.

Si nous voulons former des citoyens honnêtes courageux, industrieux, utiles à leur pays, gardons-nous de leur inspirer dès l’enfance des craintes mal fondées de la mort ; n’amusons point leur imagination de fables merveilleuses ; n’occupons point leur esprit d’un avenir inutile à connoître & qui n’a rien de commun avec leur félicité réelle. Parlons de l’immortalité à des ames courageuses & nobles : montrons la comme le prix de leurs travaux à ces esprits énergiques qui s’élancent au delà des bornes de leur existence actuelle, & qui peu contens d’exciter l’admiration & l’amour de leurs contemporains, veulent encore arracher les hommages des races futures. En effet il est une immortalité à laquelle le génie, les talens, les vertus sont en droit de prétendre ; ne blâmons, n’étouffons point une passion noble fondée sur notre nature, & dont la société recueille les fruits les plus avantageux.

L’idée d’être après sa mort enseveli dans un oubli total, de n’avoir rien de commun avec les êtres de notre espèce, de perdre toute possibilité d’influer encore sur eux, est une pensée douloureuse pour tout homme ; elle est sur-tout très affligeante pour ceux qui ont une imagination embrasée. Le desir de l’immortalité ou de vivre dans la mémoire des hommes fut toujours la passion des grandes ames ; elle fût le mobile des actions de tous ceux qui ont joué un grand rôle sur la terre. Les héros soit vertueux soit criminels, les philosophes ainsi que les conquérans, les hommes de génie & les hommes à talens, ces personnages sublimes qui ont fait honneur à leur espèce, ainsi que ces illustres scélérats. Qui l’ont avilie & ravagée, ont vu la postérité dans toutes leurs entreprises, & se sont flattés de l’espoir d’agir sur les ames des hommes lorsqu’eux-mêmes n’existeroient plus. Si l’homme du commun ne porte pas si loin ses vues, il est au moins sensible à l’idée de se voir renaître dans ses enfans, qu’il sçait destinés à lui survivre, à transmettre son nom, à conserver sa mémoire, à le représenter dans la société ; c’est pour eux qu’il rebâtit sa cabane, c’est pour eux qu’il plante un arbre qu’il ne verra jamais dans sa force, c’est pour qu’ils soient heureux qu’il travaille. Le chagrin qui trouble ces grands, souvent si inutiles au monde, lorsqu’ils ont perdu l’espoir de continuer leur race, ne vient que de la crainte d’être entiérement oubliés. Ils sentent que l’homme inutile meurt tout entier. L’idée que leur nom sera dans la bouche des hommes, la pensée qu’il sera prononcé avec tendresse, qu’il excitera dans les cœurs des sentimens favorables, sont des illusions utiles & propres à flatter ceux-mêmes qui savent qu’il n’en résultera rien pour eux. L’homme se plaît à songer qu’il aura du pouvoir, qu’il sera pour quelque chose dans l’univers, même après le terme de son existence humaine ; il prend part en idée aux actions, aux discours, aux projets des races futures, & seroit très malheureux s’il se croyoit exclus de leur société. Les loix dans presque toutes les nations sont entrées dans ces vues ; elles ont voulu consoler les citoyens de la nécessité de mourir, en leur donnant les moyens d’exercer leurs volontés longtems même après la mort. Cette condescendance va si loin que les morts réglent le sort des vivans souvent pendant une longue suite d’années.

Tout nous prouve dans l’homme le desir de se survivre à lui-même. Les pyramides, les mausolées, les monumens, les épitaphes, tout nous montre qu’il veut prolonger son existence au delà même du trépas. Il n’est point insensible aux jugemens de la postérité ; c’est pour elle que le sçavant écrit, c’est pour l’étonner que le monarque élève des édifices, ce sont ses louanges que le grand homme entend déjà retentir dans son oreille, c’est à son jugement que le citoyen vertueux en appelle de ses contemporains injustes ou prévenus. Heureuse chimere ! Illusion si douce qui se réalise pour les imaginations ardentes, & qui se trouve propre à faire naître & à soutenir l’enthousiasme du génie, le courage, la grandeur d’ame, les talens & qui peut servir quelquefois à contenir les excès des hommes puissans, souvent très inquiets des jugemens de la postérité, parce qu’ils sçavent qu’elle vengera tôt ou tard les vivans des maux injustes qu’on leur aura fait souffrir.

Nul homme ne peut donc consentir à être totalement effacé du souvenir de ses semblables ; peu d’hommes ont le courage de se mettre au dessus des jugemens du genre-humain futur & de se dégrader à ses yeux. Quel est l’être insensible au plaisir d’arracher des pleurs à ceux qui lui survivent, d’agir encore sur leurs ames, d’occuper leur pensée, d’exercer sur eux son pouvoir du fond même du tombeau ! Imposons donc un silence éternel à ces superstitieux mélancoliques qui ont l’audace de blâmer un sentiment dont il résulte tant d’avantages pour la société ; n’écoutons point ces philosophes indifférens qui veulent que nous étouffions ce grand ressort de nos ames ; ne nous laissons point séduire par les sarcasmes de ces voluptueux, qui méprisent une immortalité vers la quelle ils n’ont point la force de s’acheminer. Le desir de plaire à la postérité & de rendre son nom agréable aux races à venir, est un mobile respectable lorsqu’il fait entreprendre des choses dont l’utilité peut influer sur des hommes & des nations qui n’existent point encore. Ne traitons point d’insensé l’enthousiasme de ces génies vastes & bienfaisans dont les regards perçans nous ont prévus de leur tems, qui se sont occupés de nous, qui ont désiré nos souffrages, qui ont écrit pour nous, qui nous ont enrichis de leurs découvertes, qui nous ont guéris de nos erreurs : rendons leur les hommages qu’ils ont attendus de nous lorsque leurs contemporains injustes les leur ont refusés. Payons au moins à leurs cendres un tribut de reconnoissance pour les plaisirs & les biens qu’il nous procurent. Arrosons de nos pleurs les urnes des Socrates, des Phocions ; lavons avec nos larmes la tache que leur suplice a faite au genre-humain ; expions par nos regrets l’ingratitude athénienne ; apprenons par son exemple à redouter le fanatisme religieux & politique, & craignons de persécuter le mérite & la vertu en persécutant ceux qui combattent nos préjugés.

Répandons des fleurs sur les tombeaux d’Homère, du Tasse, de Milton. Révérons les ombres immortelles de ces génies heureux dont les chants excitent encore dans nos ames les sentimens les plus doux. Bénissons le mémoire de tous ces bienfaiteurs des peuples qui furent les délices du genre-humain ; adorons les vertus des Titus, des Trajans, des Antonins, des Juliens ; méritons dans notre sphère les éloges de l’avenir, & souvenons-nous toujours que pour emporter en mourant les regrets de nos semblables il faut leur montrer des talens & des vertus. Les convois funèbres des monarques les plus puissans sont rarement arrosés par les larmes des peuples, ils les ont communément taries de leur vivant. Les noms des tyrans excitent l’horreur de ceux qui les entendent prononcer. Frémissez donc, rois cruels, qui plongez vos sujets dans la misère & les larmes, qui ravagez les nations, qui changez la terre en un cimetière aride ; frémissez des traits de sang sous lesquels l’histoire irritée vous peindra pour les races futures ; ni vos monumens somptueux, ni vos victoires imposantes, ni vos armées innombrables n’empêcheront la posterité d’insulter vos mânes odieux & de venger ses ayeux de vos éclatants forfais !

Non seulement tout homme prévoit sa dissolution avec peine, mais encore il souhaite que sa mort soit un événement intéressant pour les autres. Mais comme on vient de le dire, il faut des talens, des bienfaits, des vertus pour que ceux qui nous entourent s’intéressent à notre sort & donnent des regrets à notre cendre. Est-il donc surprenant si le plus grand nombre des hommes occupés uniquement d’eux-mêmes, de leur vanité, de leurs projets puériles, du soin de satisfaire leurs passions aux dépens du contentement & des besoins d’une épouse, d’une famille, de leurs enfans, de leurs amis, de la société, n’excitent aucuns regrets par leur mort, ou soient bientôt oubliés. Il est une infinité de monarques dont l’histoire ne nous apprend rien, sinon qu’ils ont vécu. Malgré l’inutilité dans laquelle les hommes vivent pour la plûpart, le peu de soin qu’ils prennent pour se rendre chers aux êtres qui les environnent, les actions mêmes qu’ils font pour leur déplaire, n’empêchent pas que l’amour propre de chaque mortel ne lui persuade que sa mort doit être un événement, & ne lui montre, pour ainsi dire, l’ordre des choses renversé par son trépas. Homme foible & vain ! Ne vois-tu pas que les Sésostris, les Alexandres, les Césars sont morts ? La marche de l’univers ne s’est point arrêtée pour cela ; la mort de ces fameux vainqueurs, affligeante pour quelques esclaves favorisés, fut un sujet de joie pour tout le genre-humain ; il rendit au moins aux nations l’espoir de respirer. Crois-tu que tes talens doivent intéresser le genre-humain & le mettre en deuil à ta mort ? Hélas ! Les Corneilles, les Lockes ; les Newtons, les Bayles, les Montesquieu sont morts regrettés d’un petit nombre d’amis, que bientôt ont consolé des distractions nécessaires ; leur mort fut indifférente au plus grand nombre de leurs concitoyens. Oses-tu te flatter que ton crédit, tes tîtres, tes richesses, tes repas somptueux, tes plaisirs diversifiés fassent de ta mort un événement mémorable ? On en parlera pendant deux jours, & n’en sois point surpris ; apprends qu’il mourut jadis à Babylone, à Sardes, à Carthage & dans Rome, une foule de citoyens plus illustres, plus puissans, plus opulens, plus voluptueux que toi, dont personne pourtant n’a songé à te transmettre les noms. Sois donc vertueux, ô homme ! Dans quelque place que le destin t’assigne, tu seras heureux de ton vivant ; fais du bien & tu seras chéri ; acquiers des talens, & tu seras considéré ; la postérité t’admirera, si ces talens utiles pour elle, lui font connoître le nom sous lequel on désignoit autrefois ton être anéanti. Mais l’univers ne sera point dérangé de t perte ; & lorsque tu mourras ton plus proche voisin sera peut-être dans la joye, tandis que ta femme, tes enfans, tes amis seront occupés du triste soin de te fermer les yeux.

Ne nous occupons donc de notre sort à venir que pour nous rendre utiles à ceux avec qui nous vivons ; rendons-nous pour notre propre bonheur des objets agréables à nos parens, à nos enfans, à nos proches, à nos amis, à nos serviteurs ; rendons-nous estimables aux yeux de nos concitoyens ; servons fidélement une patrie qui nous assûre notre bien-être ; que le desir de plaire à la postérité nous excite à des travaux qui arrachent ses éloges ; qu’un amour légitime de nous-mêmes nous fasse goûter d’avance le charme des louanges que nous voulons mériter ; & lorsque nous en sommes dignes, apprenons à nous aimer, à nous estimer nous-mêmes ; ne consentons jamais que des vices cachés, que des crimes secrets nous avilissent à nos propres yeux & nous forcent à rougir de nous-mêmes.

Ainsi disposés, envisageons notre trépas avec la même indifférence dont il sera vu du plus grand nombre des hommes ; attendons la mort avec constance, apprenons à nous défaire des vaines terreurs dont on veut nous accabler. Laissons à l’enthousiaste ses espérances vagues ; laissons au superstitieux les craintes dont il nourrit sa mélancolie ; mais que des cœurs raffermis par la raison ne redoutent plus une mort qui détruira tout sentiment.

Quelque soit l’attachement que les hommes ont pour la vie & leur crainte de la mort, nous voyons tous les jours que l’habitude, l’opinion, le préjugé sont assez forts pour anéantir ces passions en nous, pour nous faire braver le danger & hazarder nos jours. L’ambition, l’orgueil, la vanité l’avarice, l’amour, la jalousie, le desir de la gloire, cette déférence pour l’opinion que l’on décore du nom de point d’honneur, suffisent pour fermer nos yeux sur les périls, & pour nous pousser à la mort. Les chagrins, les peines d’esprit, les disgraces, le défaut de succès adoucissent pour nous ses traits si révoltans, & nous la font regarder comme un port qui peut nous mettre à couvert des injustices de nos semblables. L’indigence, le mal-aise, l’adversité nous apprivoisent avec cette mort si terrible pour les heureux. Le pauvre condamné au travail & privé des douceurs de la vie la voit venir avec indifférence ; l’infortuné, quand il est malheureux sans ressource, l’embrasse dans son désespoir, il accèlere sa marche dès qu’il juge que le bien-être n’est plus fait pour lui.

Les hommes en différens âges & en différens pays ont porté des jugemens bien divers sur ceux qui ont eu le courage de se donner la mort. Leurs idées sur cet objet, comme sur tous les autres ont été modifiées par leurs institutions politiques & religieuses. Les grecs, les romains & d’autres peuples que tout conspiroit à rendre courageux & magnanimes, regardoient comme des héros & des dieux ceux qui tranchoient volontairement le cours de leur vie. Le bramine sçait encore dans l’Indostan donner aux femmes même assez de fermeté pour se brûler sur le cadavre de leurs époux. Le japonois sur le moindre sujet ne fait point difficulté de se plonger le couteau dans le sein.

Chez les peuples de nos contrées la religion rendit les hommes moins prodigues de leur vie : elle leur apprit que leur dieu, vouloit qu’ils souffrissent & qu’il se plaisoit à leurs tourmens, consentoit bien qu’ils travaillassent à se détruire en détail, qu’ils fissent ensorte de perpétuer leurs supplices, mais ne pouvoit approuver qu’ils tranchassent tout d’un coup le fil de leurs jours, ou disposassent de la vie qu’il leur avoit donnée.

Des moralistes, abstraction faite des idées religieuses, ont cru qu’il n’étoit jamais permis à l’homme de rompre les engagemens du pacte qu’il a fait avec la société. D’autres ont regardé le suicide comme une lâcheté ; ils ont pensé qu’il y avoit de la foiblesse & de la pusillanimité à se laisser accabler par les coups du destin, & ils ont prétendu qu’il y auroit bien plus de courage & de grandeur d’ame à supporter ses peines & à résister aux coups du sort.

Si nous consultons là dessus la nature, nous verrons que toutes les actions des hommes, ces foibles jouets dans la main de la nécessité, sont indispensables & dépendantes d’une cause qui les meut à leur insçu, malgré eux, & qui leur fait accomplir à chaque instant quelqu’un de ses decrets. Si la même force qui oblige tous les êtres intelligens à chérir leur existence rend celle d’un homme si pénible & si cruelle qu’il la trouve odieuse & insupportable, il sort de son espèce, l’ordre est détruit pour lui, & en se privant de la vie il accomplit un arrêt de la nature, qui veut qu’il n’existe plus. Cette nature a travaillé pendant des milliers d’années à former dans le sein de la terre le fer qui doit trancher ses jours.

Si nous examinons les rapports de l’homme avec la nature, nous verrons que leurs engagemens ne furent ni volontaires du côté du dernier, ni réciproques du côté de la nature ou de son auteur. La volonté de l’homme n’eût aucune part à sa naissance, c’est communément contre son gré qu’il est forcé de finir, & ses actions ne sont, comme on l’a prouvé, que des effets nécessaires de causes ignorées, qui déterminent ses volontés. Il est dans les mains de la nature ce qu’une épée est dans sa propre main ; elle peut en tomber sans qu’on puisse l’accuser de rompre ses engagemens ou de marquer de l’ingratitude à celui qui la tient. L’homme ne peut aimer son être qu’à condition d’être heureux ; dès que la nature entière lui refuse le bonheur ; dès que tout ce qui l’entoure lui devient incommode ; dès que ses idées lugubres n’offrent que des peintures affligeantes à son imagination, il peut sortir d’un rang qui ne lui convient plus, puisqu’il n’y trouve aucun appui ; il n’existe déjà plus ; il est suspendu dans le vuide ; il ne peut être utile ni à lui-même ni aux autres.

Si nous considérons le pacte qui unit l’homme à la société, nous verrons que tout pacte est conditionnel & réciproque, c’est-à-dire suppose des avantages mutuels entre les parties contractantes. Le citoyen ne peut tenir à la patrie, à ses associés que par le lien du bien-être ; ce lien est-il tranché, il est remis en liberté. La société ou ceux qui la représentent le traitent-ils avec dureté, avec injustice & lui rendent-ils son existence pénible ? L’indigence & la honte viennent-elles le menacer au milieu d’un monde dédaigneux & endurci ? Des amis perfides lui tournent-ils le dos dans l’adversité ? Une femme infidèle outrage-t-elle son cœur ? Des enfans ingrats & rebelles affligent-ils sa vieillesse ? A-t-il mis son bonheur exclusif dans quelqu’objet qu’il lui soit impossible de se procurer ? Enfin pour quelque cause que ce soit, le chagrin, le remords, la mélancolie, le désespoir ont-ils defiguré pour lui le spectacle de l’univers ? S’il ne peut supporter ses maux, qu’il quitte un monde, qui désormais n’est plus pour lui qu’un effroyable désert ; qu’il s’éloigne pour toujours d’une patrie inhumaine qui ne veut plus le compter au nombre de ses enfans ; qu’il sorte d’une maison qui le menace d’écrouler sur sa tête ; qu’il renonce à la société au bonheur de laquelle il ne peut plus travailler & que son propre bonheur peut seul lui rendre chère. Blâmeroit-on un homme qui se trouvant inutile & sans ressources dans la ville où le sort l’a fait naître, iroit dans son chagrin se plonger dans la solitude ? Eh bien, de quel droit blâmer celui qui se tue par désespoir ? L’homme qui meurt fait-il donc autre chose que s’isoler ? La mort est le remède unique du désespoir ; c’est alors qu’un fer est le seul ami, le seul consolateur qui reste au malheureux ; tant que l’espérance lui demeure, tant que ses maux lui paroissent supportables, tant qu’il se flatte de les voir finir un jour, tant qu’il trouve encore quelque douceur à exister, il ne consent point à se priver de la vie ; mais lorsque rien ne soutient plus en lui l’amour de son être, vivre est le plus grand des maux, & mourir est un devoir pour qui veut s’y soustraire[2].

Une société qui ne peut ou ne veut nous procurer aucun bien, perd tous ses droits sur nous ; une nature qui s’obstine à rendre notre existence malheureuse nous ordonne d’en sortir ; en mourant nous remplissons un de ses décrets, ainsi que nous avons fait en entrant dans la vie. Pour qui consent à mourir il n’est point de maux sans remèdes ; pour qui refuse de mourir il est encore des biens qui l’attachent au monde. Dans ce cas qu’il rappelle ses forces, & qu’il oppose au destin qui l’opprime le courage & les ressources que la nature lui fournit encore ; elle ne l’a pas totalement abandonné tant qu’elle lui laisse le sentiment du plaisir & l’espoir de voir la fin de ses peines. Quand au superstitieux il n’est point de terme à ses souffrances ; il ne lui est point permis de songer à les abréger[3]. Sa religion lui ordonne de continuer à gémir ; elle lui défend de recourir à la mort qui ne seroit pour lui que l’entrée d’une existence malheureuse, il seroit éternellement puni pour avoir osé prévenir les ordres lents d’un dieu cruel qui se plaît à le voir réduit au désespoir, & qui ne veut pas que l’homme ait l’audace de quitter sans son aveu le poste qui lui fut assigné.

Les hommes ne règlent leurs jugemens que sur leur propre façon de sentir ; ils appellent foiblesse ou délire les actions violentes qu’ils croient peu proportionnées à leurs causes, ou qui semblent priver du bonheur vers lequel on suppose qu’un être jouissant de ses sens ne peut cesser de tendre ; nous traitons un homme de foible lorsque nous le voyons vivement affecté de ce qui nous touche très peu, ou quand il est incapable de supporter des maux que nous nous flatterions de soutenir avec plus de fermeté que lui. Nous accusons de folie, de fureur, de phrénésie quiconque sacrifie sa vie, que nous regardons indistinctement comme le plus grand des biens, à des objets qui ne nous paroissent point mériter un sacrifice si coûteux. C’est ainsi que nous nous érigeons toujours en juges du bonheur, de la façon de voir & de sentir des autres ; un avare qui se tue après la perte de son trésor, paroît un insensé aux yeux de celui qui est moins attaché aux richesses ; il ne sent point que sans argent la vie n’est plus qu’un supplice continué pour un avare, & que rien dans ce monde ne peut le distraire de sa peine ; il vous dira qu’en sa place il n’en eût pas fait autant ; mais pour être exactement en la place d’un autre homme il faudroit avoir son organisation, son tempérament, ses passions, ses idées ; il faudroit être lui & se placer dans les mêmes circonstances, être mu par les mêmes causes, & dans ce cas tout homme, comme l’avare, se fut ôté la vie, après avoir perdu l’unique source de son bonheur.

Celui qui se prive de la vie ne se porte à cette extrêmité, si contraire à sa tendance naturelle, que lorsque rien au monde n’est capable de le réjouir ou de le distraire de sa douleur. Son malheur, quel qu’il soit, est réel pour lui ; son organisation forte ou foible, est la sienne, & non celle d’un autre ; un malade imaginaire souffre très réellement, & les rêves fâcheux nous mettent très véritablement dans une position incommode. Ainsi dès qu’un homme se tue, nous devons en conclure que la vie, au lieu d’être un bien, est devenue un très grand mal pour lui ; que l’existence a perdu tous ses charmes à ses yeux ; que la nature entière n’a plus rien qui le séduise ; que cette nature est désenchantée pour lui, & que d’après la comparaison que son jugement troublé fait de l’existence avec la non existence ; celle-ci lui paroit préférable à la première.

Bien des personnes ne manqueront pas de regarder comme dangereuses des maximes, qui, contre les préjugés reçus, autorisent les malheureux à trancher le fil de leurs jours : mais ce ne sont point des maximes qui déterminent les hommes à prendre une si violente résolution ; c’est un tempérament aigri par les chagrins, c’est une constitution bilieuse & mélancolique, c’est un vice dans l’organisation, c’est un dérangement dans la machine ; c’est la nécessité, & non des spéculations raisonnées qui font naître dans l’homme le dessein de se détruire. Rien ne l’invite à cette démarche, tant que la raison lui reste ou tant qu’il a encore l’espérance, ce baume souverain de tous les maux ; quant à l’infortuné qui ne peut perdre de vue ses ennuis & ses peines, qui a toujours ses maux présens à l’esprit, il est forcé de prendre conseil d’eux seuls. D’ailleurs quels avantages ou quels secours la société pourroit-elle se promettre d’un malheureux réduit au désespoir, d’un misanthrope accablé par la tristesse, tourmenté de remords, qui n’a plus de motifs pour se rendre utile aux autres, & qui lui même s’abandonne & ne trouve plus d’intérêt à conserver ses jours ? Cette société n’en seroit-elle pas plus heureuse, si l’on pouvoit parvenir à persuader aux méchans d’ ôter de devant nos yeux des objets incommodes & que les loix, à leur défaut sont forcées de détruire ? Ces méchans ne seroient-ils pas plus heureux, s’ils prévenoient la honte & les supplices qui leur sont destinés.

La vie étant communément pour l’homme le plus grand de tous les biens, il est à présumer que celui qui s’en défait est entraîné par une force invincible. C’est l’excès du malheur, le désespoir, le dérangement de la machine causé par la mélancolie qui porte l’homme à se donner la mort. Agité pour lors par des impulsions contraires, il est, comme on l’a dit plus haut, forcé de suivre une route moyenne qui le conduit à son trépas : si l’homme n’est libre dans aucun instant de sa vie, il l’est encore bien moins dans l’acte qui la termine[4].

On voit donc que celui qui se tue ne fait pas, comme on prétend, un outrage à la nature, ou, si l’on veut, à son auteur. Il suit l’impulsion de cette nature, en prenant la seule voie qu’elle lui laisse pour sortir de ses peines ; il sort de l’existence par une porte qu’elle lui a laissé ouverte ; il ne peut l’offenser en accomplissant la loi de la nécessité ; la main de fer de celle-ci ayant brisé le ressort qui lui rendoit la vie désirable & qui le poussoit à se conserver, lui montre qu’il doit sortir du rang ou du systême où il se trouve trop mal pour vouloir y rester. La patrie ou la famille n’a point droit de se plaindre d’un membre qu’elle ne peut rendre heureux, & dont elle n’a plus rien à espérer pour elle-même. Pour être utile à sa patrie ou à sa famille il faut que l’homme chérisse sa propre existence, ait intérêt de la conserver, aime les liens qui l’unissent aux autres, soit capable de s’occuper de leur félicité. Enfin pour que le suicide fût puni dans l’autre vie & se repentît de sa démarche précipitée, il faudroit qu’il se survécût à lui-même, & que par-conséquent il portât dans sa demeure future ses organes, ses sens, sa mémoire, ses idées, sa façon actuelle d’exister & de penser.

En un mot, rien de plus utile que d’inspirer aux hommes le mépris de la mort, & de bannir de leurs esprits les fausses idées qu’on leur donne de ses suites. La crainte de la mort ne fera jamais que des lâches ; la crainte de ses suites prétendues ne fera que des fanatiques ou de pieux mélancoliques, inutiles pour eux-mêmes & pour les autres. La mort est une ressource qu’il ne faut point ôter à la vertu opprimée que l’injustice des hommes réduit souvent au désespoir. Si les hommes craignoient moins la mort, ils ne seroient ni esclaves ni superstitieux. La vérité trouveroit des défenseurs plus zélés, les droits de l’homme seroient plus hardiment soutenus, les erreurs seroient plus fortement combattues, & la tyrannie seroit à jamais bannie des nations ; la lâcheté la nourrit & la crainte la perpétue. En un mot les hommes ne peuvent être ni contens ni heureux tant que leurs opinions les forceront de trembler.


  1. Il faut observer ici que je ne dis pas, comme Hobbes, que l’état de nature est un état de guerre, je dis que les hommes par leur nature ne sont ni bons ni méchans, ils sont également disposés à devenir bon ou méchans suivant qu’on les modifie ou suivant qu’on leur fait trouver leur intérêt à être l’un ou l’autre. Les hommes ne sont si disposés à se nuire que parce que tout conspire à les diviser d’intérêts ; chacun vit, pour ainsi dire, isolé dans la société, & leurs chefs profitent de leurs divisions pour les subjuguer les uns par les autres : Divide & Impera est la maxime que suivent par instinct tous les mauvais gouvernemens. Les tyrans ne trouveroient pas leur compte s’ils n’avoient sent leurs ordres que des hommes vertueux.
  2. Mallum est in necessitate vivere : sed in necessitate vivere, necessitats nullas est. Quidni nulla sit ? Patenque undique ad libertarem viamulta, breves, faciles. Agamus deo gratias, quod neom in vitd teneri possit.
    V. Senec. Epist XII.
  3. Le christianisme & les lois civiles des chrétiens en blâmant le suicide, sont très-inconséquentes. L’ancien Testament en fournit des exemples dans Samson, Eléazar, c’est-à-dire, dans des hommes très-agréables à Dieu. Le messie ou le fils du Dieu des chrétiens, s’il est vrai qu’il soit mort de son plein gré, fui évidemment un suicide. On en peut dire autant d’un grand nombre de martyrs, qui se sont volontairement présentés au supplice, ainsi que des pénitens qui se sont fait un mérite de sa détruire peu à peu.
  4. Le suicide est, dit-on, très-commun en Angleterre, dont le climat porte les habitans à la melancolie. Ceux qui se tuent en ce pays, sont qualifiés de lunatiques ; leur maladie ne parait pas plus blâmable que le transport au cerveau.