Système de la nature/Partie 1/Chapitre 15

s. n. (Tome 1p. 312-335).


CHAPITRE XV

Des intérêts des Hommes ou des IDÉES qu’ils ſe font du Bonheur. L’homme ne peut-être heureux ſans la vertu.


L’utilité, comme on l’a dit ailleurs, doit être l’unique meſure des jugemens de l’homme. Etre utile, c’eſt contribuer au bonheur de ſes ſemblables ; être nuiſible, c’est contribuer à leur malheur. Celà poſé voyons ſi les principes que nous avons établis juſqu’ici ſont avantageux ou nuiſibles, utiles ou inutiles aux êtres de l’eſpèce humaine. Si l’homme cherche ſon bonheur dans tous les inſtans de ſa vie, il ne doit approuver que ce qui le lui procure ou lui fournit les moyens de l’obtenir.

Ce que nous avons dit ci-devant a déjà pu ſervir à fixer nos idées ſur ce qui constitue le bonheur : nous avons déjà fait voir que ce bonheur n’étoit que le plaiſir continué ; [1] mais pour qu’un objet nous plaiſe il faut que les impreſſions qu’il fait ſur nous, les perceptions qu’il nous donne, les idées qu’il nous laiſſe, en un mot que les mouvemens qu’il excite en nous, ſoient analogues à notre organisation, à notre tempérament, à notre nature individuelle, modifiée par l’habitude & une infinité de circonſtances ou de cauſes qui nous donnent des façons d’être plus ou moins permanentes ou paſſagères : il faut que l’action de l’objet qui nous remue ou dont l’idée nous reſte, loin de s’affoiblir ou de s’anéantir, aille toujours en augmentant : il faut que, ſans fatiguer, épuiſer ou déranger nos organes, cet objet donne à notre machine le dégré d’activité dont elle a continuellement beſoin. Quel eſt l’objet qui réuniſſe toutes ces qualités ? Quel est l’homme dont les organes ſont ſuſceptibles d’une agitation continuelle ſans s’affaiſer, ſans ſe fatiguer, ſans éprouver un ſentiment pénible ? L’homme veut toujours être averti de ſon exiſtence le plus vivement qu’il eſt poſſible tant qu’il peut l’être ſans douleur. Que dis-je ? Il conſent très ſouvent à ſouffrir plutôt que de ne point ſentir. Il s’accoutume à mille choſes qui dans l’origine ont dû l’affecter d’une façon déſagréable, & qui finiſſent ſouvent par ſe changer en des beſoins, ou par ne plus l’affecter du tout [2]. Où trouver en effet dans la nature des objets capables de nous fournir en tout tems une doſe d’activité proportionnée à l’état de notre organiſation, que ſa mobilité rend ſujette à des variations perpétuelles ? Les plaiſirs les plus vifs ſont toujours les moins durables, vû que ce ſont ceux qui nous cauſent les plus grands épuiſemens.

Pour être heureux sans interruption, il faudroit que les forces de notre être fussent infinies ; il faudroit qu’à sa mobilité il joignit une vigueur, une solidité que rien ne pût altérer ; ou il faudroit que les objets qui lui communiquent des mouvemens pussent acquérir ou perdre des qualités, suivant les différens états par lesquels notre machine est forcée de passer successivement ; il faudroit que les essences des êtres changeassent dans la même proportion que nos dispositions, soumises à l’influence continuelle de mille causes qui nous modifient à notre insçu & malgré nous. Si notre machine éprouve à tout instant des changemens plus ou moins marqués, dûs aux différens dégrés de ressort, de pesanteur de sérénité dans l’air ; de chaleur & de fluidité dans notre sang, d’ordre ou d’harmonie entre les différentes parties de notre corps ; si dans chaque instant de notre durée nous n’avons pas la même tension dans les nerfs, le même ressort dans les fibres, la même activité dans l’esprit, la même chaleur dans l’imagination, etc. Il est évident que les mêmes causes, en ne conservant toujours que les mêmes qualités, ne peuvent pas en tout tems nous affecter de la même manière. Voilà pourquoi les objets qui nous plaisoient autrefois, nous déplaisent aujourd’hui ; ces objets n’ont point sensiblement changé ; mais nos organes, nos dispositions, nos idées, nos façons de voir & de sentir ont changé ; telle est la source de notre inconstance.

Si les mêmes objets ne sont pas en état de faire constamment le bonheur d’un même individu, il est aisé de sentir qu’ils peuvent encore bien moins plaire à tous les hommes, ou qu’un même bonheur ne peut leur convenir à tous. Des êtres variés pour le tempérament, les forces, l’organisation, pour l’imagination, pour les idées, pour les opinions & les habitudes, & qu’une infinité de circonstances soit physiques soit morales, ont modifiés diversement, doivent se faire nécessairement des notions très différentes du bonheur. Celui d’un avare ne peut être le même que celui d’un prodigue ; celui d’un voluptueux que celui d’un homme flegmatique ; celui d’un intempérant que celui d’un homme raisonnable qui ménage sa santé. Le bonheur de chaque homme est en raison composée de son organisation naturelle & des circonstances, des habitudes, des idées vraies ou fausses qui l’ont modifiée ; cette organisation & ces circonstances n’étant jamais les mêmes, il s’ensuit que ce qui fait l’objet des vœux de l’un, doit être indifférent ou même déplaire à l’autre, & que, comme on l’a dit ci-devant, personne ne peut être le juge de ce qui peut contribuer à la félicité de son semblable.

L’on appelle intérêt l’objet auquel chaque homme d’après son tempérament & les idées qui lui sont propres, attache son bien-être ; d’où l’on voit que l’intérêt n’est jamais que ce que chacun de nous regarde comme nécessaire à sa félicité. Il faut encore en conclure que nul homme dans ce monde n’est totalement sans intérêt. Celui de l’avare est d’amasser des richesses ; celui du prodigue est de les dissiper ; l’intérêt de l’ambitieux est d’obtenir du pouvoir, des titres, des dignités ; celui du sage modeste est de jouir de la tranquillité ; l’intérêt du débauché est de se livrer sans choix à toutes sortes de plaisirs ; celui de l’homme prudent est de s’abstenir de ceux qui pourroient lui nuire. L’intérêt du méchant est de satisfaire ses passions à tout prix ; celui de l’homme vertueux est de mériter par sa conduite l’amour & l’approbation des autres, & de ne rien faire qui puisse le dégrader à ses propres yeux.

Ainsi lorsque nous disons que l’intérêt est l’unique mobile des actions humaines, nous voulons indiquer par là que chaque homme travaille à sa manière à son propre bonheur, qu’il place dans quelqu’objet soit visible soit caché, soit réel soit imaginaire, & que tout le systême de sa conduite tend à l’obtenir. Cela posé nul homme ne peut être appellé désintéressé ; l’on ne donne ce nom qu’à celui dont nous ignorons les mobiles, ou dont nous approuvons l’intérêt. C’est ainsi que nous appellons généreux, fidèle & désintéressé celui qui est bien plus touché du plaisir de secourir son ami dans l’infortune, que de celui de conserver dans son coffre d’inutiles trésors. Nous appellons désintéressé tout homme à qui l’intérêt de sa gloire est plus précieux que celui de sa fortune. Enfin nous appellons désintéressé tout homme qui fait à l’objet auquel il attache son bonheur, des sacrifices que nous jugeons coûteux, parce que nous n’attachons point le même prix à cet objet.

Nous jugeons souvent très mal des intérêts des autres, soit parce que les mobiles qui les animent sont trop compliqués pour que nous puissions les connoître ; soit, parce que pour en juger comme eux, il faudroit avoir les mêmes yeux, les mêmes organes, les mêmes passions, les mêmes opinions : cependant, forcés de juger des actions des hommes d’après leurs effets sur nous, nous approuvons l’intérêt qui les anime toutes les fois qu’il en résulte quelque avantage pour l’espèce humaine ; c’est ainsi que nous admirons la valeur, la générosité, l’amour de la liberté, les grands talens, la vertu, etc. ; nous ne faisons alors qu’approuver les objets dans lesquels les êtres que nous louons ont placé leur bonheur. Nous approuvons leurs dispositions, lors même que nous ne sommes point à portée d’en sentir les effets ; mais dans ce jugement nous ne sommes point désintéressés nous-mêmes ; l’expérience, la réflexion, l’habitude, la raison nous ont donné le goût moral & nous trouvons autant de plaisir à être les témoins d’une action grande & généreuse qu’un homme de goût en trouve à la vue d’un beau tableau dont il n’est point le propriétaire. Celui qui s’est fait une habitude de pratiquer la vertu, est un homme qui a sans cesse devant les yeux l’intérêt qu’il a de mériter l’affection, l’estime & les secours des autres, ainsi que le besoin de s’aimer & de s’estimer lui-même ; rempli de ces idées devenues habituelles en lui, il s’abstient même des crimes cachés qui l’aviliront à ses propres yeux, il ressemble à un homme qui ayant dès l’enfance contracté l’habitude de la propreté, seroit péniblement affecté de se voir souillé lors-même que personne n’en seroit le témoin. L’homme de bien est celui à qui des idées vraies ont montré son intérêt ou son bonheur dans une façon d’agir que les autres sont forcés d’aimer & d’approuver pour leur propre intérêt.

Ces principes, dûment développés, sont la vraie base de la morale ; rien de plus chimérique que celle qui se fonde sur des mobiles imaginaires que l’on a placés hors de la nature, ou sur des sentimens innés, que quelques spéculateurs ont regardés comme antérieurs à toute expérience ; & comme indépendans des avantages qui résultent pour nous ; il est de l’essence de l’homme de s’aimer lui-même, de vouloir se conserver, de chercher à rendre son existence heureuse[3] ; ainsi l’intérêt o le desir du bonheur est l’unique mobile de toutes ses actions ; cet intérêt dépend de son organisation naturelle, de ses besoins, de ses idées acquises, des habitudes qu’il a contractées ; il est, sans doute, dans l’erreur, lorsqu’une organisation viciée ou des opinions fausses lui montrent son bien-être dans des objets inutiles ou nuisibles à lui-même, ainsi qu’aux autres ; il marche d’un pas sûr à la vertu, lorsque des idées vraies lui font placer son bonheur dans une conduite utile à son espèce, approuvée des autres, & qui le rend un objet intéressant pour eux. La morale seroit une science vaine, si elle ne prouvoit aux hommes que leur plus grand intérêt est d’être vertueux. Toute obligation ne peut être fondée que sur la probabilité ou la certitude d’obtenir un bien ou d’éviter un mal.

En effet dans aucun des instans de sa durée un être sensible & intelligent ne peut perdre de vue sa conservation & son bien-être ; il se doit donc le bonheur à lui-même ; mais bien-tôt l’expérience & la raison lui prouvent que, dénué de secours, il ne peut tout seul se procurer toutes les choses nécessaires à sa félicité ; il vit avec des êtres sensibles, intelligens, occupés comme lui de leur propre bonheur, mais capables de l’aider à obtenir les objets qu’il désire pour lui-même ; il s’apperçoit que ces êtres ne lui seront favorables que lorsque leur bien-être s’y trouvera intéressé ; il en conclut que pour son bonheur il faut qu’il se conduise en tout tems d’une façon propre à se concilier l’attachement, l’approbation, l’estime & l’assistance des êtres les plus à portée de concourir à ses vues ; il voit que c’est l’homme qui est le plus nécessaire au bien-être de l’homme, que pour le mettre dans ses intérêts il doit lui faire trouver des avantages réels à seconder ses projets ; mais procurer des avantages réels aux êtres de l’espèce humaine c’est avoir de la vertu ; l’homme raisonnable est donc obligé de sentir qu’il est de son intérêt d’être vertueux. La vertu n’est que l’art de se rendre heureux soi-même de la félicité des autres. L’homme vertueux est celui qui communique le bonheur à des êtres capables de le lui rendre, nécessaires à sa conservation, à portée de lui procurer une existence heureuse.

Tel est donc le vrai fondement de toute morale ; le mérite & la vertu sont fondés sur la nature de l’homme, sur ses besoins. Ce n’est que par la vertu qu’il peut se rendre heureux[4]. Sans vertus la société ne peut ni être utile ni subsister ; elle ne peut avoir des avantages réels que lorsqu’elle rassemble des êtres animés du desir de se plaire, & disposés à travailler à leur utilité réciproque ; il n’existe point de douceurs dans les familles si les membres qui les composent ne sont dans l’heureuse volonté de se prêter des secours mutuels, de s’entr’aider à supporter les peines de la vie & d’écarter par des efforts réunis les maux auxquels la nature les assujettit. Le lien conjugal n’est doux qu’autant qu’il identifie les intérêts des deux êtres, réunis par le besoin d’un plaisir légitime d’où résulte le maintien de la société politique, & capable de lui former des citoyens. L’amitié n’a des charmes que lorsqu’elle associe plus particuliérement des êtres vertueux, c’est-à-dire, animés du desir sincère de conspirer à leur bonheur réciproque. Enfin, ce n’est qu’en montrant de la vertu que nous pouvons mériter la bienveillance, la confiance, l’estime de tous ceux avec qui nous avons des rapports ; en un mot nul homme ne peut être heureux tout seul.

En effet le bonheur de chaque individu de l’espèce humaine dépend des sentimens qu’il fait naître & qu’il nourrit dans les êtres parmi lesquels son destin l’a placé ; la grandeur peut bien les éblouir ; le pouvoir & la force peuvent bien leur arracher des hommages involontaires ; l’opulence peut séduire des ames basses & vénales ; mais l’humanité, la bienfaisance, la compassion, l’équité peuvent seuls obtenir sans effort les sentimens si doux de la tendresse, de l’attachement, de l’estime dont tout homme raisonnable sent la nécessité. être vertueux, c’est donc placer son intérêt dans ce qui s’accorde avec l’intérêt des autres ; c’est jouir des bienfaits & des plaisirs que l’on répand sur eux. Celui que son naturel, son éducation, ses réflexions, ses habitudes ont rendu susceptible de ces dispositions, & que ses circonstances mettent à portée de se satisfaire, devient un objet intéressant pour tous ceux qui l’approchent : il jouit à chaque instant ; il lit avec plaisir le contentement & la joie sur tous les visages ; sa femme, ses enfans, ses amis, ses serviteurs lui montrent un front ouvert & serein, lui représentent le contentement & la paix dans lesquels il reconnoit son ouvrage ; tout ce qui l’environne est prêt à partager ses plaisirs & ses peines ; chéri, respecté, considéré des autres, tout le ramène agréablement sur lui-même ; il connoît les droits qu’il s’est acquis sur tous les cœurs ; il s’applaudit d’être la source d’une félicité par laquelle tout le monde est enchaîné à son sort. Les sentimens d’amour que nous avons pour nous-mêmes, deviennent cent fois plus délicieux, lorsque nous les voyons partagés par tous ceux avec qui notre destin nous lie. L’habitude de la vertu nous fait des besoins que la vertu suffit pour satisfaire ; c’est ainsi que la vertu est toujours sa propre récompense, & se paye elle-même des avantages qu’elle procure aux autres.

On ne manquera point de nous dire, & même de nous prouver, que dans la présente constitution des choses, la vertu, loin de procurer le bien-être à ceux qui la pratiquent les plonge souvent dans l’infortune, & met des obstacles continuels à leur félicité ; par-tout on la voit privée de récompenses ; que dis-je ! Mille exemples peuvent nous convaincre que presqu’en tout pays elle est haïe, persécutée, forcée de gémir de l’ingratitude & de l’injustice des hommes. Je réponds en avouant que par une suite nécessaire des égaremens du genre-humain, la vertu mène rarement aux objets dans lesquels le vulgaire fait consister le bonheur. La plûpart des sociétés, gouvernées trop souvent par des hommes que l’ignorance, la flatterie, le préjugé, l’abus du pouvoir & l’impunité concourent à rendre ennemis de la vertu, ne prodiguent communément leur estime & leurs bienfaits qu’à des sujets indignes, ne récompensent que des qualités frivoles & nuisibles, & ne rendent point au mérite la justice qui lui est dûe. Mais l’homme de bien n’ambitionne ni les récompenses ni les suffrages d’une société si mal constituée : content d’un bonheur domestique, il ne cherche pas à multiplier des rapports qui ne feroient que multiplier ses dangers : il sçait qu’une société vicieuse est un tourbillon avec lequel l’homme honnête ne peut se coordonner : il se met donc à l’écart, hors de la route battue, où il seroit infailliblement écrasé. Il fait le bien autant qu’il peut dans sa sphère ; il laisse le champ libre aux méchans qui veulent descendre dans l’arêne ; il gémit des coups qu’ils se portent, il s’applaudit de sa médiocrité qui le met en sûreté ; il plaint les nations malheureuses par leurs erreurs, & par les passions qui en sont les suites fatales & nécessaires ; elles ne renferment que des citoyens malheureux ; ceux-ci, loin de songer à leurs véritables intérêts, loin de travailler à leur bonheur mutuel, loin de sentir combien la vertu leur devroit être chère, ne font que se combattre ouvertement ou se nuire sourdement, & détestent une vertu qui gêneroit leurs passions désordonnées.

Quand nous disons que la vertu est sa propre récompense, nous voulons donc simplement annoncer que dans une société dont les vues seroient guidées par la vérité, par l’expérience, par la raison, chaque homme connoîtroit ses véritables intérêts, sentiroit le but de l’association, trouveroit des avantages ou des motifs réels pour remplir ses devoirs, en un mot seroit convaincu que, pour se rendre solidement heureux, il doit s’occuper du bien-être de ses semblables, & mériter leur estime, leur tendresse & leurs secours. Enfin dans une société bien constituée le gouvernement, l’éducation, les loix, l’exemple, l’instruction devroient conspirer à prouver à chaque citoyen que la nation dont il fait partie, est un ensemble qui ne peut être heureux & subsister sans vertus ; l’expérience devroit à chaque instant le convaincre que le bien-être des parties ne peut résulter que de celui du corps ; la justice lui feroit sentir que la société, pour être avantageuse, devroit être un systême de volontés, dans lequel celles qui agissent d’une façon conforme aux intérêts du tout, éprouveroient infailliblement une réaction avantageuse.

Mais hélas ! Par le renversement que les erreurs des hommes ont mis dans leurs idées, la vertu disgraciée, bannie, persécutée ne trouve aucun des avantages qu’elle est en droit d’espérer. L’on est forcé de lui montrer dans l’avenir des récompenses dont elle est presque toujours privée dans le monde actuel ; on se croit obligé de tromper, de séduire, d’intimider les mortels pour les engager à suivre une vertu que tout leur rend incommode ; on les repaît d’espérances éloignées ; on les allarme par des terreurs funestes pour les solliciter à la vertu que tout leur rend haïssable ou les détourner du mal que tout leur rend aimable & nécessaire. C’est ainsi que la politique & la superstition, à force de chimeres & d’intérêts fictifs prétendent suppléer aux mobiles réels & véritables que la nature, que l’expérience, qu’un gouvernement éclairé, que la loi, que l’instruction, que l’exemple, que des opinions raisonnables pourroient fournir aux hommes. Ceux-ci, entraînés par l’exemple, autorisés par l’usage, aveuglés par des passions non moins dangereuses que nécessaires, n’ont point d’égards aux promesses & aux menaces incertaines qu’on leur fait ; l’intérêt actuel de leurs plaisirs, de leurs passions, de leurs habitudes l’emporte toujours sur l’intérêt qu’on leur montre à obtenir un bien-être futur ou à éviter des malheurs, qui leur paroissent douteux toutes les fois qu’ils les comparent à des avantages présens.

C’est ainsi que la superstition, loin de faire des hommes vertueux par principes ne fait que leur imposer un joug aussi dur qu’inutile : il n’est porté que par des enthousiastes ou par des pusillanimes, que leurs opinions rendent ou malheureux ou dangereux ; & qui, sans devenir meilleurs rongent en frémissant le foible mords qu’on leur met dans la bouche. En effet l’expérience nous prouve que la religion est une digue incapable de résister au torrent de la corruption auquel tant de causes accumulées donnent une force irrésistible. Bien plus cette religion n’augmente-t-elle pas elle-même le désordre public par les passions dangereuses qu’elle déchaîne & qu’elle sanctifie ? La vertu n’est presque en tous lieux le partage que de quelques ames, assez fortes pour résister au torrent des préjugés ; contentes de se payer elles-mêmes des biens qu’elles répandent sur la société, assez modérées pour être satisfaites des suffrages d’un petit nombre d’approbateurs ; enfin détachées des futiles avantages que des sociétés injustes n’accordent trop communément qu’à la bassesse, à l’intrigue & aux crimes.

Malgré l’injustice qui règne dans le monde il est pourtant des hommes vertueux ; il est, au sein même des nations les plus vicieuses, des êtres bienfaisans, instruits du prix de la vertu, qui savent qu’elle arrache des hommages même à ses ennemis ; il en est qui se contentent au moins des récompenses intérieures & cachées dont nul pouvoir sur la terre n’est capable de les frustrer. En effet l’homme de bien acquiert des droits sur l’estime, la vénération, la confiance & l’amour de ceux-mêmes dont la conduite est opposée à la sienne ; le vice est forcé de céder à la vertu, dont, en rougissant, il reconnoît la supériorité.

Indépendamment de cet ascendant si doux, si grand, si sûr, quand l’univers entier seroit injuste pour l’homme de bien, il lui reste l’avantage de s’aimer, de s’estimer lui-même, de rentrer avec plaisir dans le fond de son cœur, de contempler ses actions des mêmes yeux que les autres devroient avoir s’ils n’étoient aveuglés. Nulle force ne peut lui ravir l’estime méritée de lui-même ; cette estime n’est un sentiment ridicule que lorsqu’elle n’est point fondée ; il ne doit être blâmé que lorsqu’il se montre d’une façon humiliante & fâcheuse pour les autres ; c’est alors que nous le nommons orgueil ; s’appuie-t-il sur des choses futiles ? Nous l’appellons vanité ; on ne peut le condamner, on le trouve légitime & fondé, on l’appelle élévation, grandeur d’ame, noble fierté, lorsqu’il s’appuie sur des vertus & sur des talens vraiment utiles à la société, quand même elle seroit incapable de les apprécier.

Cessons donc d’écouter les déclamations de ces superstitions, qui, ennemies de notre bonheur, ont voulu le détruire jusques dans le fond de nos cœurs ; qui nous ont prescrit la haine & le mépris de nous-mêmes ; qui prétendent arracher à l’homme de bien la récompense, souvent unique, qui reste à la vertu dans ce monde pervers. Anéantir en lui le sentiment si juste d’un amour propre fondé, ce seroit briser le plus puissant des ressorts qui le porte à bien faire. Quel mobile lui resteroit-il en effet dans la plûpart des sociétés humaines ? N’y voyons-nous pas la vertu méprisée & découragée ? Le crime audacieux & le vice adroit récompensés ? L’amour du bien public taxé de folie ; l’exactitude à remplir ses devoirs regardée comme une duperie ; la compassion, la sensibilité, la tendresse & la fidélité conjugale, l’amitié sincère & inviolable méprisées & traitées de ridicules ? Il faut à l’homme des motifs pour agir ; il n’agit bien ou mal qu’en vue de son bonheur ; ce qu’il juge son bonheur est son intérêt ; il ne fait rien gratuitement ; quand on lui retient le salaire de ses actions utiles il est réduit ou à devenir aussi méchant que les autres, ou à se payer de ses propres mains.

Cela posé, l’homme de bien ne peut jamais être complétement malheureux, il ne peut être totalement privé de la récompense qui lui est due ; la vertu peut tenir lieu de tous les biens ou bonheurs d’opinion, il n’en est point qui puissent la remplacer. Ce n’est pas que l’homme honnête soit exempt d’afflictions ; ainsi que le méchant il est sujet aux maux physiques ; il peut être dans l’indigence ; il est souvent en butte à la calomnie, à l’injustice, à l’ingratitude, à la haine ; mais au milieu de ses traverses, de ses peines & de ses chagrins il trouve en lui-même un support ; il est content de lui-même ; il se respecte, il sent sa propre dignité, il connoît la bonté de ses droits, & se console par la confiance qu’il a dans la justice de sa cause. Ces appuis ne sont point faits pour le méchant : sujet ainsi que l’homme de bien à des infirmités & aux caprices du sort, il ne trouve dans le fond de son cœur que des soucis, des regrets, de remords ; il s’affaisse sur lui-même ; il n’est pas soutenu par sa conscience, son esprit & son corps se trouvent accablés de tous côtés à la fois. L’homme de bien n’est point un stoïcien insensible ; la vertu ne procure point l’impassibilité ; mais s’il est infirme, il est moins à plaindre que le méchant malade ; s’il est indigent, il est moins malheureux que le méchant dans sa misère ; s’il est dans la disgrace, il est moins accablé que le méchant disgracié.

Le bonheur de chaque homme dépend de son tempérament cultivé ; la nature fait les heureux ; la culture, l’instruction, la réflexion font valoir le terrein que la nature a formé, & le mettent à portée de produire des fruits utiles. être heureusement né pour soi-même, c’est avoir reçu de la nature un corps sain, des organes agissans avec précision, un esprit juste, un cœur dont les passions & les desirs sont analogues & conformes aux circonstances dans lesquelles le sort nous a placés. La nature a donc tout fait pour nous, lorsqu’elle nous a donné la dose de vigueur & d’énergie qui nous suffit pour obtenir les choses que notre état, notre façon de penser, notre tempérament nous font désirer. Cette nature nous a fait un présent funeste, lorsqu’elle nous a donné un sang trop bouillant, une imagination trop active, des desirs impétueux pour des objets impossibles à obtenir dans nos circonstances, ou du moins que nous ne pouvons nous procurer sans des efforts incroyables, capables de mettre notre bien-être en danger & de troubler le repos de la société. Les hommes les plus heureux sont communément ceux qui possédent une ame paisible, qui ne désire que les choses qu’elle peut se procurer par un travail propre à maintenir son activité, sans lui causer des secousses trop importunes & trop violentes. Un philosophe, dont les besoins sont aisément satisfaits, étranger à l’ambition, content dans le cercle d’un petit nombre d’amis, est, sans doute, un être plus heureusement constitué, qu’un conquérant ambitieux, dont l’imagination affamée est réduite au désespoir de n’avoir qu’un monde à ravager. Celui qui est heureusement né ou que la nature a rendu susceptible d’être convenablement modifié n’est point un être nuisible à la société : elle n’est communément troublée que par des hommes mal nés, turbulens, mécontens de leur sort, énivrés de passions, épris d’objets difficiles, qui la mettent en combustion pour obtenir les biens imaginaires, dans lesquels ils ont fait consister leur bonheur. Il faut à un Alexandre des empires détruits, des nations baignées dans le sang, des villes réduites en cendres pour contenter cette passion pour la gloire dont il s’est fait une fausse idée & dont son imagination est altérée ; il ne faut à Diogène qu’un tonneau & la liberté de paroître bizarre ; il ne faut à Socrate que le plaisir de former des disciples à la vertu.

L’homme étant par son organisation un être à qui le mouvement est toujours nécessaire, doit toujours désirer ; voilà pourquoi une trop grande facilité à se procurer les objets, les rend bien-tôt insipides pour lui. Pour sentir le bonheur il faut des efforts pour l’obtenir ; pour trouver des charmes dans la jouissance, il faut que le desir soit irrité par des obstacles ; nous sommes sur le champ dégoutés des biens qui ne nous ont rien coûté. L’attente du bonheur, le travail nécessaire pour se le procurer, les peintures variées & multipliées que l’imagination nous en fait, donnent à notre cerveau le mouvement dont il a besoin, lui font exercer ses facultés, mettent tous ses ressorts en jeu, en un mot lui donnent une activité agréable dont la jouissance du bonheur lui-même ne peut point nous dédommager. L’action est le véritable élément de l’esprit humain ; dès qu’il cesse d’agir il tombe dans l’ennui. Notre ame a besoin d’idées comme notre estomac d’alimens[5].

Ainsi l’impulsion que le desir nous donne est lui-même un grand bien ; il est pour l’esprit ce que l’exercice est pour le corps ; sans lui nous ne trouvons aucun plaisir dans les alimens qu’on nous présente ; c’est la soif qui rend le plaisir de boire si agréable pour nous ; la vie est un cercle perpétuel de desirs renaissans & de desirs satisfaits. Le repos n’est un bien que pour celui qui travaille ; il est une source d’ennuis, de tristesse & de vices pour celui qui n’a point travaillé. Jouir sans interruption c’est ne jouir de rien ; l’homme qui n’a rien à désirer est à coup sûr plus malheureux que celui qui souffre.

Ces réflexions fondées sur l’expérience doivent nous prouver que le mal ainsi que le bien dépend de l’essence des choses. Le bonheur, pour être senti, ne peut-être continu ; le travail est nécessaire à l’homme pour mettre de l’intervalle entre ses plaisirs ; son corps a besoin d’exercice ; son cœur a besoin de desirs ; le malaise peut seul nous faire goûter le bien-être, c’est lui qui forme les ombres dans le tableau de la vie humaine. Par une loi irrévocable du destin les hommes sont forcés d’être mécontens de leur sort, de faire des efforts pour le changer, de s’envier réciproquement une félicité dont aucun d’eux ne jouit parfaitement. C’est ainsi que le pauvre envie l’opulence du riche, tandis que celui-ci est souvent bien moins heureux que lui ; c’est ainsi que le riche envie les avantages d’une pauvreté qu’il voit active, saine & souvent riante au sein même de la misère.

Si tous les hommes étoient parfaitement contens il n’y auroit plus d’activité dans le monde ; il faut désirer, agir, travailler pour être heureux, tel est l’ordre d’une nature dont la vie est dans l’action. Les sociétés humaines ne peuvent subsister que par un échange continuel des choses dans lesquelles les hommes font consister leur bonheur. Le pauvre est forcé de désirer & de travailler pour obtenir ce qu’il sçait nécessaire à la conservation de son être ; se nourrir, se vêtir, se loger, se propager sont les premiers besoins que la nature lui donne ; les a-t-il satisfaits ? Bientôt il est forcé de se créer des besoins tout nouveaux, ou plutôt son imagination ne sait que raffiner sur les premiers ; elle cherche à les diversifier, elle veut les rendre plus piquans ; quand une fois, parvenu à l’opulence, il a parcouru tout le cercle des besoins & de leurs combinaisons, il tombe dans le dégoût. Dispensé de travail, son corps amasse des humeurs ; dépourvu de desirs, son cœur tombe en langueur ; privé d’activité ; il est forcé de faire part de ses richesses à des êtres plus actifs, plus laborieux que lui ; ceux-ci, pour leur propre intérêt, se chargent du soin de travailler pour lui, de lui procurer ses besoins, de le tirer de sa langueur, de contenter ses fantaisies. C’est ainsi que les riches & les grands excitent l’énergie, l’activité, l’industrie de l’indigent ; celui-ci travaille à son propre bien-être en travaillant pour les autres ; c’est ainsi que le desir d’améliorer son sort rend l’homme nécessaire à l’homme ; c’est ainsi que les desirs toujours renaissans & jamais rassasiés sont le principe de la vie, de la santé, de l’activité, de la société. Si chaque homme se suffisoit à lui-même, il n’auroit nul besoin de vivre en société ; nos besoins, nos desirs, nos fantaisies nous mettent dans la dépendance des autres, & font que chacun de nous, pour son propre intérêt, est forcé d’être utile à des êtres capables de lui procurer les objets qu’il n’a pas lui-même. Une nation n’est que la réunion d’un grand nombre d’hommes liés les uns aux autres par leurs besoins ou leurs plaisirs ; les plus heureux y sont ceux qui ont le moins de besoins & qui ont le plus de moyens de les satisfaire.

Dans les individus de l’espèce humaine, ainsi que dans les sociétés politiques, la progression des besoins est une chose nécessaire ; elle est fondée sur l’essence de l’homme ; il faut que les besoins naturels une fois satisfaits soient remplacés par des besoins que nous nommons imaginaires ou besoins d’opinion ; ceux-ci deviennent aussi nécessaires à notre bonheur que les premiers. L’habitude qui permet au sauvage d’Amérique d’aller tout nud, force l’habitant civilisé d’une nation européenne de se vêtir ; l’homme pauvre se contente d’un vêtement très simple qui lui sert toute l’année ; l’homme riche veut un habit conforme à chaque saison ; il souffriroit s’il n’avoit point la commodité d’en changer ; il seroit affligé si son habit n’annonçoit point aux autres son opulence, son rang, sa supériorité. C’est ainsi que l’habitude multiplie les besoins du riche ; c’est ainsi que sa vanité devient elle-même un besoin, qui met en jeu mille bras empressés à la satisfaire ; enfin cette vanité procure à des hommes indigens les moyens de subsister. Celui qui s’est habitué au faste, au luxe dans les habits, lorsqu’il est privé de ces signes de l’opulence, ausquels il attache une idée de bonheur, se trouve aussi malheureux que le pauvre qui n’a point de quoi se vêtir. Les nations, civilisées aujourd’hui, ont commencé par être sauvages, errantes & vagabondes, occupées de la chasse & de la guerre, forcées de chercher leur subsistance avec peine : peu-à-peu elles se sont fixées, elles se sont livrées à l’agriculture, ensuite au commerce ; elles ont raffiné sur leurs premiers besoins, elles en ont étendu la sphère, elles ont imaginé mille moyens pour les contenter : progression naturelle & nécessaire dans des êtres actifs qui ont besoin de sentir, & qui pour être heureux, doivent varier leurs sensations.

à mesure que les besoins des hommes se multiplient ils deviennent plus difficiles à satisfaire, ils sont forcés de dépendre d’un plus grand nombre de leurs semblables ; pour exciter leur activité, pour les engager à concourir à ses vues, l’on est donc obligé de se procurer les objets capables de les inviter à contenter ses desirs ; un sauvage n’a qu’à étendre la main pour cueillir le fruit qui suffit à sa nourriture, le citoyen opulent d’une société florissante est obligé de faire mouvoir des milliers de bras pour créer le repas somptueux & les mêts recherchés, devenus nécessaires pour réveiller son appétit languissant, ou pour flatter sa vanité. D’où l’on voit que dans la même proportion que nos besoins se multiplient nous sommes forcés de multiplier les moyens de les satisfaire. Les richesses ne sont autre chose que des moyens de convention, à l’aide desquels nous sommes à portée de faire concourir un grand nombre d’hommes à contenter nos desirs, ou de les inviter par leur intérêt propre à contribuer à nos plaisirs. Que fait l’homme riche sinon d’annoncer à des indigens qu’il peut leur fournir les moyens de subsister s’ils consentent à se prêter à ses volontés ? Que fait l’homme qui a du pouvoir, sinon de montrer aux autres qu’il est en état de leur fournir des moyens de se rendre heureux ? Les souverains, les grands, les riches ne nous paroissent heureux que parce qu’ils possédent des moyens ou des motifs suffisans pour déterminer un grand nombre d’hommes à s’occuper de leur bonheur.

Plus nous envisagerons les choses & plus nous nous convaincrons que les fausses opinions des hommes sont les vraies sources de leurs malheurs : le bonheur n’est si rare parmi eux que parce qu’ils l’attachent à des objets ou indifférens ou inutiles à leur bien-être ou qui se tournent en maux réels pour eux. Les richesses sont indifférentes en elles-mêmes, il n’y a que l’usage qu’on en sçait faire qui les rende utiles ou nuisibles. L’argent, indifférent au sauvage, qui ne sçauroit qu’en faire, est amassé par l’avare, pour qui il devient inutile, & dépensé par le prodigue & le voluptueux, qui ne s’en servent que pour acheter des regrets & des infirmités. Les plaisirs ne sont rien pour qui est incapable de les sentir ; ils deviennent des maux réels, quand destructeurs pour nous-mêmes, ils dérangent notre machine, nous font négliger nos devoirs & nous rendent méprisables aux yeux des autres. Le pouvoir n’est rien en lui-même ; il nous est inutile, si nous ne nous en servons pour notre propre félicité ; il nous devient funeste, dès que nous en abusons ; il devient odieux, dès que nous l’employons à faire des malheureux. Faute d’être éclairés sur leurs vrais intérêts ceux d’entre les hommes qui jouissent de tous les moyens de se rendre heureux, ne trouvent presque jamais le secret de les faire servir à leur propre bonheur. L’art de jouir est le plus ignoré ; ce seroit celui qu’il faudroit apprendre avant que de désirer ; la terre est remplie d’hommes qui ne s’occupent que du soin de se procurer des moyens sans jamais en connoître la fin. Tout le monde désire de la fortune & du pouvoir & nous voyons très peu de gens que ces objets rendent heureux.

Il est naturel, très nécessaire, très raisonnable de désirer les choses qui peuvent contribuer à augmenter la somme de notre félicité. Les plaisirs, les richesses, le pouvoir sont des objets dignes de notre ambition & de nos efforts, lorsque nous sçavons en faire usage pour rendre notre existence plus agréable ; nous ne pouvons blâmer celui qui les désire, ni mépriser ou haïr celui qui les posséde que quand pour les obtenir, il emploie des moyens odieux ou lorsque après les avoir obtenus, il en fait un usage pernicieux soit pour lui-même soit pour les autres. Désirons la puissance, la grandeur, le crédit, lorsque nous pouvons y prétendre, sans les acheter aux dépens de notre repos ou de celui des êtres avec qui nous vivons. Désirons les richesses, quand nous sçaurons en faire un usage vraiment avantageux pour nous-mêmes & pour les autres ; mais n’employons jamais pour nous les procurer des voies que nous serions forcés de nous reprocher ou qui nous attireroient la haine de nos associés. Souvenons-nous toujours que notre bonheur solide doit se fonder sur l’estime de nous-mêmes & sur les avantages que nous procurons à d’autres, & que de tous les projets le plus impraticable pour un être qui vit en société, c’est celui de vouloir se rendre exclusivement heureux.


  1. Voyez le Chapitre IX.
  2. Nous en avons des exemples dans le Tabac, le Caffé, & ſurtout l’Eau-de-vie, à l’aide de laquelle les Européens ont aſſervi les Negres et maîtriſé les Sauvages. Voilà peut-être encore pourquoi nous courons aux Tragédies, & le peuple aux exécutions des criminels, qui ſont des Tragédies pour lui. En un mot, le déſir de ſentir ou d’être fortement remué, paroît être le principe de la curioſité & de cette avidité avec laquelle nous ſaiſiſſons le merveilleux, le ſurnaturel, l’incompréhenſible, & tout ce qui fait beaucoup travailler notre imagination. Les hommes tiennent à leur religion comme les ſauvages à l’eau-de-vie.
  3. Seneque dit : modus ergo diligendi præcipiendus est homini, id est quomodo se diligat aut prosit sibi ; quin autem diligat aut prosit sibi, dubitare dementis est.
  4. Est autem virtus nihil aliud quam in se perfecta et ad summum perducta natura. Cicero, De Legibus I. Il dit ailleurs virtus rationis absolutio definitur.
  5. L’avantage que les savans & les gens de lettres ont sur les ignorans et les gens désoeuvrés ou inhabitués à penser et à étudier, n’est dû qu’à la multitude et à la variété des idées que fournissent à l’esprit l’étude et la réflexion. L’esprit d’un homme qui pense, trouve plus de pâture dans un bon livre, que l’esprit d’un ignorant dans tous les plaisirs que ses richesses lui procurent. Etudier, c’est amasser un magasin d’idées. C’est la multitude et la combinaison des idées qui met tant de différence entre les hommes, et qui leur donne de l’avantage sur les autres animaux.