Système de la nature/Partie 1/Chapitre 13

s. n. (Tome 1p. 257-289).


CHAPITRE XIII

De l’immortalité de l’ame ; du dogme de la vie future ; des craintes de la mort.


les réflexions présentées dans cet ouvrage concourent à nous montrer clairement ce que nous devons penser de l’ame humaine, ainsi que de ses opérations ou facultés : tout nous prouve de la façon la plus convaincante qu’elle agit & se meut suivant des loix semblables à celles des autres êtres de la nature ; qu’elle ne peut être distinguée du corps ; qu’elle naît, s’accroît, se modifie dans la même progression que lui ; enfin tout devroit nous faire conclure qu’elle périt avec lui. Cette ame, ainsi que le corps, passe par un état de foiblesse & d’enfance ; c’est alors qu’elle est assaillie par une foule de modifications & d’idées qu’elle reçoit des objets extérieurs par la voie de ses organes ; elle amasse des faits ; elle fait des expériences vraies ou fausses ; elle se forme un systême de conduite, d’après lequel elle pense & agit d’une façon d’où résulte son bonheur ou son malheur, sa raison ou son délire, ses vertus & ses vices ; parvenue avec le corps à sa force & à sa maturité, elle ne cesse un instant de partager avec lui ses sensations agréables ou désagréables, ses plaisirs & ses peines ; en conséquence elle approuve ou désapprouve son état ; elle est saine ou malade, active ou languissante, éveillée ou endormie. Dans la vieillesse l’homme s’éteint tout entier, ses fibres & ses nerfs se roidissent, ses sens deviennent obtus, sa vue se trouble, ses oreilles s’endurcissent, ses idées se décousent, sa mémoire disparoît, son imagination s’amortit ; que devient alors son ame ? Hélas ! Elle s’affaisse en même tems que le corps, elle s’engourdit avec lui, elle ne remplit comme lui ses fonctions qu’avec peine, & cette substance, que l’on en avoit voulu distinguer, subit les mêmes révolutions que lui.

Malgré tant de preuves si convaincantes de la matérialité de l’ame ou de son identité avec le corps, des penseurs ont supposé que, quoique celui-ci fut périssable, son ame ne périssoit point ; que cette portion de lui-même jouissoit du privilège spécial, d’être immortelle ou exempte de la dissolution & des changemens de formes que nous voyons subir à tous les corps que la nature a composés : en conséquence on se persuada que cette ame privilégiée ne mourroit point. Son immortalité parut surtout indubitable à ceux qui la supposérent spirituelle : après en avoir fait un être simple inétendu, dépourvu de parties, totalement différent de tout ce que nous connoissons, ils prétendirent qu’elle n’étoit point sujette aux loix que nous trouvons dans tous les êtres, dont l’expérience nous montre la décomposition continuelle.

Les hommes sentant en eux-mêmes une force cachée qui dirigeoit & produisoit d’une façon invisible les mouvemens de leurs machines, crurent que la nature entière, dont ils ignoroient l’énergie & la façon d’agir, devoit ses mouvemens à un agent analogue à leur ame, qui agissoit sur la grande machine comme leur ame sur leur corps. L’homme s’étant supposé double, fit aussi la nature double ; il la distingua de sa propre énergie, il la sépara de son moteur, que peu-à-peu il fit spirituel. Cet être distingué de la nature fut regardé comme l’ame du monde, & les ames des hommes comme des opinions émanées de cette ame universelle. Cette opinion sur l’origine de nos ames est d’une antiquité très reculée. Ce fut celle des égyptiens, des Chaldéens, des Hébreux[1], ainsi que de la plûpart des sages de l’orient. Ce fut dans leurs écoles que les Phérécydes, les Pythagores, les Platons puisérent une doctrine flatteuse pour la vanité & pour l’imagination des mortels. L’homme se crut ainsi une portion de la divinité, immortel comme elle dans une partie de lui-même. Cependant des religions, inventées par la suite, renoncèrent à ces avantages qu’elles jugèrent incompatibles avec d’autres parties de leurs systêmes : elles prétendirent que le souverain de la nature, ou son moteur, n’étoit point son ame, mais qu’en vertu de sa toute-puissance il créoit les ames humaines à mesure qu’il produisoit les corps qu’elles devoient animer, & l’on enseigna que ces ames, une fois produites, par un effet de la même toute-puissance jouissoient de l’immortalité.

Quoiqu’il en soit de ces variations sur l’origine des ames, ceux qui les supposèrent émanées de Dieu même, ont cru qu’après la mort du corps, qui leur servoit d’enveloppe ou de prison, elles retournoient par réfusion à leur source première. Ceux qui sans adopter l’opinion de l’émanation divine, admirent la spiritualité & l’immortalité de l’ame, furent obligés de supposer une région, un séjour pour les ames, que leur imagination leur peignit d’après leurs espérances, leurs craintes, leurs desirs & leurs préjugés.

Rien de plus populaire que le dogme de l’immortalité de l’ame ; rien de plus universellement répandu que l’attente d’une autre vie. La nature ayant inspiré à tous les hommes l’amour le plus vif de leur existence, le desir d’y persévérer toujours en fut une suite nécessaire ; ce desir bientôt se convertit pour eux en certitude, & de ce que la nature leur avoit imprimé le desir d’exister toujours, on en fit un argument pour prouver que jamais l’homme ne cesseroit d’exister. notre ame, dit Abadie, n’a point de desirs inutiles, elle desire naturellement une vie éternelle, & par une logique bien étrange, il conclut que ce desir ne pouvoit manquer d’être rempli[2]. Quoiqu’il en soit les hommes ainsi disposés, écoutèrent avidement ceux qui leur annoncèrent des systêmes si conformes à leurs vœux. Cependant ne regardons point comme une chose surnaturelle le desir d’exister, qui fut & sera toujours de l’essence de l’homme ; ne soyons pas surpris s’il reçut avec empressement une hypothèse qui le flattoit en lui promettant que son desir seroit un jour satisfait ; mais gardons-nous de conclure que ce desir soit une preuve indubitable de la réalité de cette vie future, dont les hommes pour leur bonheur présent ne sont que trop occupés. La passion pour l’existence n’est en nous qu’une suite naturelle de la tendance d’un être sensible, dont l’essence est de vouloir se conserver. Ce desir suit dans les hommes l’énergie de leurs ames ou la force de leur imagination toujours prête à réaliser ce qu’ils desirent très fort. Nous desirons la vie du corps, & cependant ce desir est frustré ; pourquoi le desir de la vie de notre ame ne seroit-il pas frustré comme le premier [3] ?

Les réflexions les plus simples sur la nature de notre ame devroient nous convaincre que l’idée de son immortalité n’est qu’une illusion. Qu’est-ce en effet que notre ame, sinon le principe de la sensibilité ? Qu’est-ce que penser, jouir, souffrir, sinon sentir ? Qu’est-ce que la vie, sinon l’assemblage de ces modifications ou mouvemens, propres à l’être organisé ? Ainsi dès que le corps cesse de vivre, la sensibilité ne peut plus s’exercer ; il ne peut donc plus y avoir d’idées, ni par conséquent de pensées. Les idées, comme on l’a prouvé, ne peuvent nous venir que par les sens ; or comment veut-on que privés une fois des sens nous ayons encore des perceptions, des sensations, des idées ? Puisqu’on a fait de l’ame un être séparé du corps animé, pourquoi n’a-t’on pas fait de la vie un être distingué du corps vivant ? La vie est la somme des mouvemens de tout le corps ; le sentiment & la pensée font une partie de ces mouvemens ; ainsi dans l’homme mort ces mouvemens cesseront comme tous les autres.

En effet par quel raisonnement prétendroit-on nous prouver que cette ame, qui ne peut sentir, penser, vouloir, agir qu’à l’aide de ses organes, puisse avoir de la douleur & du plaisir, ou même puisse avoir la conscience de son existence, lorsque les organes qui l’en avertissoient seront décomposés ou détruits ? N’est-il pas évident que l’ame dépend de l’arrangement des parties du corps & de l’ordre suivant lequel ces parties conspirent à faire leurs fonctions ou mouvemens ? Ainsi, la structure organique une fois détruite, nous ne pouvons douter que l’ame ne le soit aussi. Ne voyons-nous pas durant tout le cours de notre vie, que cette ame est altérée, dérangée, troublée par tous les changemens qu’éprouvent nos organes ? Et l’on veut que cette ame agisse, pense, subsiste lorsque ces mêmes organes auront entiérement disparu !

L’Etre organisé peut se comparer à une horloge, qui une fois brisée, n’est plus propre aux usages auxquels elle étoit destinée. Dire que l’ame sentira, pensera, jouira, souffrira après la mort du corps, c’est prétendre qu’une horloge, brisée en mille pièces, peut continuer à sonner ou à marquer les heures. Ceux qui nous disent que notre ame peut subsister nonobstant la destruction du corps, soutiennent évidemment que la modification d’un corps pourra se conserver, après que le sujet en aura été détruit ; ce qui est complétement absurde.

L’on ne manquera pas de nous dire que la conservation des ames après la mort du corps est un effet de la puissance divine : mais ce seroit appuyer une absurdité par une hypothèse gratuite. La puissance divine, de quelque nature qu’on la suppose, ne peut pas faire qu’une chose existe & n’existe point en même tems ; elle ne peut faire qu’une ame sente ou pense, sans les intermèdes nécessaires pour avoir des pensées.

Que l’on cesse donc de nous dire que la raison n’est point blessée du dogme de l’immortalité de l’ame, ou de l’attente d’une vie future. Ces notions, faites uniquement pour flatter ou pour troubler l’imagination du vulgaire, qui ne raisonne pas, ne peuvent paroître ni convaincantes, ni même probables à des esprits éclairés. La raison exempte des illusions du préjugé, est sans doute blessée de la supposition d’une ame qui sent, qui pense, qui s’afflige ou se réjouit, qui a des idées, sans avoir des organes, c’est-à-dire, destituée des seuls moyens naturels & connus par lesquels il lui soit possible d’avoir des perceptions, des sensations & des idées. Si l’on nous réplique qu’il peut exister d’autres moyens surnaturels ou inconnus, nous répondrons que ces moyens de transmettre des idées à l’ame séparée du corps, ne sont pas plus connus, ni plus à la portée de ceux qui les supposent que de nous. Il est au moins très évident que tous ceux qui rejettent les idées innées, ne peuvent, sans contredire leurs principes, admettre le dogme si peu fondé de l’immortalité de l’ame.

Malgré les consolations que tant de gens prétendent trouver dans la notion d’une existence éternelle ; malgré la ferme persuasion où tant d’hommes nous assurent qu’ils sont que leurs ames survivront à leurs corps, nous les voyons très alarmés de la dissolution de ces corps, & n’envisager leur fin, qu’ils devroient désirer comme le terme de bien des peines, qu’avec beaucoup d’inquiétude. Tant il est vrai que le réel, le présent, même accompagné de peines, influe bien plus sur les hommes que les plus belles chimeres d’un avenir, qu’ils ne voient jamais qu’au travers des nuages de l’incertitude ! En effet malgré la prétendue conviction où les hommes les plus religieux sont d’une éternité bienheureuse, ces espérances si flatteuses ne les empêchent point de craindre & de frémir, lorsqu’ils pensent à la dissolution nécessaire de leurs corps. La mort fut toujours pour ceux qui s’appellent des mortels le point de vue le plus effrayant ; ils la regardèrent comme un phénomène étrange, contraire à l’ordre des choses, opposé à la nature ; en un mot comme un effet de la vengeance céleste, comme la solde du peché. Quoique tout leur prouvât que cette mort est inévitable, ils ne purent jamais se familiariser avec son idée ; ils n’y pensèrent qu’en tremblant, & l’assûrance de posséder une ame immortelle ne les dédommagea que foiblement du chagrin d’être privés de leur corps périssable. Deux causes contribuèrent encore à fortifier & à nourrir leurs alarmes ; l’une fût que cette mort, communément accompagnée de douleurs, leur arrachoit une existence qui leur plait, qu’ils connoissent, à laquelle ils sont accoutumés ; l’autre fut l’incertitude de l’état qui devoit succéder à leur existence actuelle.

L’illustre Bacon a dit que les hommes craignent la mort par la même raison que les enfans ont peur de l’obscurité[4]. Nous nous défions naturellement de tout ce que nous ne connoissons point ; nous voulons voir clair, afin de nous garantir des objets qui nous peuvent menacer, ou pour être à portée de nous procurer ceux qui peuvent nous être utiles. L’homme qui existe ne peut se faire d’idée de la non existence ; comme cet état l’inquiéte, son imagination se met à travailler au défaut de l’expérience, pour lui peindre bien ou mal cet état incertain. Accoutumé à penser, à sentir, à être mis en action, à jouir de la société ; il voit le plus grand des malheurs dans une dissolution qui le privera des objets & des sensations que sa nature présente lui a rendu nécessaires, qui l’empêchera d’être averti de son être, qui lui ôtera ses plaisirs pour le plonger dans le néant. En le supposant même exempt de peines, il envisage toujours ce néant comme une solitude désolante, comme un amas de ténèbres profondes ; il s’y voit dans un abandon général, destitué de tout secours, & sentant la rigueur de cette affreuse situation. Mais le sommeil profond ne suffit-il pas pour nous donner une idée vraie du néant ? Ne nous prive-t-il pas de tout ? Ne semble-t-il pas nous anéantir pour l’univers ; & anéantir cet univers pour nous ? La mort est-elle autre chose qu’un sommeil profond & durable ? C’est faute de pouvoir se faire une idée de la mort que l’homme la redoute ; s’il s’en faisoit une idée vraie, il cesseroit dès-lors de la craindre ; mais il ne peut concevoir un état où l’on ne sent point ; il croit donc que, lorsqu’il n’existera plus, il aura le sentiment & la conscience de ces choses qui lui paroissent aujourd’hui si tristes & si lugubres ; son imagination lui peint son convoi, ce tombeau que l’on creuse pour lui, ces chants lamentables qui l’accompagneront à son dernier séjour ; il se persuade que ces objets hideux, l’affecteront, même après son trépas, aussi péniblement que dans l’état présent où il jouit de ses sens[5].

Mortel égaré par la crainte ! Après ta mort tes yeux ne verront plus, tes oreilles n’entendront plus ; du fond de ton cercueil tu ne seras point le témoin de cette scéne que ton imagination te représente aujourd’hui sous des couleurs si noires ; tu ne prendras pas plus de part à ce qui se fera dans le monde, tu ne seras pas plus occupé de ce qu’on fera de tes restes inanimés, que tu ne pouvois faire la veille du jour qui te plaça parmi les êtres de l’espèce humaine. Mourir, c’est cesser de penser & de sentir, de jouir & de souffrir ; tes idées périront avec toi ; tes peines ne te suivront point dans la tombe. Pense à la mort, non pour alimenter tes craintes & ta mélancolie, mais pour t’accoutumer à l’envisager d’un œil paisible, & pour te rassûrer contre les fausses terreurs que les ennemis de ton repos travaillent à t’inspirer.

Les craintes de la mort sont de vaines illusions qui devroient disparoître aussitôt qu’on envisage cet événement nécessaire sous son vrai point de vue. Un grand homme a défini la philosophie une méditation de la mort[6] ; il ne veut point par là nous faire entendre que nous devons nous occuper tristement de notre fin, de la vue de nourrir nos frayeurs ; il veut sans doute, nous inviter à nous familiariser avec un objet que la nature nous a rendu nécessaire, & nous accoutumer à l’attendre d’un front serein. Si la vie est un bien, s’il est nécessaire de l’aimer, il n’est pas moins nécessaire de la quitter ; & la raison doit nous apprendre la résignation aux décrets du sort. Notre bien-être exige donc que nous contractions l’habitude de comtempler sans alarmes un événement que notre essence nous rend inévitable ; notre intérêt demande que nous n’empoisonnions point par des craintes continuelles une vie qui ne peut avoir des charmes pour nous, si nous n’en voyons jamais le terme sans frissonner. La raison & notre intérêt concourent à nous assûrer contre les terreurs vagues que l’imagination nous inspire à cet égard. Si nous les appellons à notre secours ils nous apprivoiseront avec un objet qui ne nous effraie que parce que nous ne le connoissons point, ou parce qu’on ne nous l’a montré que défiguré par les accompagnemens hideux que la superstition lui donne. Dépouillons donc la mort de ces vaines illusions & nous verrons qu’elle n’est que le sommeil de la vie ; que ce sommeil ne sera troublé par aucun songe désagréable, & qu’un réveil fâcheux ne le suivra jamais. Mourir, c’est dormir ; c’est rentrer dans cet état d’insensibilité où nous étions avant de naître, avant d’avoir des sens, avant d’avoir la conscience de notre existence actuelle. Des loix aussi nécessaires que celles qui nous ont fait naître nous feront rentrer dans le sein de la nature d’où elle nous avoit tirés, pour nous reproduire par la suite sous quelque forme nouvelle, qu’il nous seroit inutile de connoître : sans nous consulter elle nous plaça pour un tems dans le rang des êtres organisés, sans notre aveu elle nous obligera d’en sortir pour occuper un autre rang. Ne nous plaignons point de sa dureté, elle nous fait subir une loi dont elle n’excepte aucun des êtres qu’elle renferme[7]. Si tout naît & périt, si tout se change & se détruit ; si la naissance d’un être n’est jamais que le premier pas vers sa fin, comment eût-il été possible que l’homme, dont la machine est si frêle, dont les parties sont si mobiles & si compliquées, fût exempté d’une loi commune qui veut que la terre solide que nous habitons se change, s’altère & peut-être se détruise ! Foible mortel ! Tu prétendrois exister toujours ; veux-tu donc que pour toi seul la nature change son cours ? Ne vois-tu pas dans ces cometes excentriques qui viennent étonner tes regards, que les planetes elles-mêmes sont sujettes à la mort ? Vis donc en paix, tant que la nature le permet, & meurs sans effroi, si ton esprit est éclairé par la raison.

Malgré la simplicité de ces réflexions rien de plus rare que les hommes véritablement affermis contre les craintes de la mort ; le sage lui-même pâlit à son approche ; il a besoin de recueillir toutes les forces de son esprit pour l’attendre avec sérénité. Ne soyons donc point surpris si l’idée du trépas révolte tant le commun des mortels ; elle effraie le jeune-homme ; elle redouble les chagrins & la tristesse de la vieillesse accablée d’infirmités ; elle la redoute même bien plus que ne fait la jeunesse dans la vigueur de son âge ; le vieillard est bien plus accoutumé à la vie ; d’ailleurs son esprit est plus foible & a moins d’énergie. Enfin le malade dévoré de tourmens, & le malheureux plongé dans l’infortune osent rarement recourir à la mort, qu’ils devroient regarder comme la fin de leurs peines.

Si nous cherchons la source de cette pusillanimité nous la trouvons dans notre nature qui nous attache à la vie, & dans le défaut d’énergie de notre ame que bien loin de fortifier tout s’efforce d’affoiblir & de briser. Toutes les institutions humaines, toutes nos opinions conspirent à augmenter nos craintes & à rendre nos idées de la mort plus terribles & plus révoltantes. En effet la superstition s’est plue à montrer la mort sous les traits les plus affreux ; elle nous la représente comme un moment redoutable qui, non seulement met fin à nos plaisirs, mais encore qui nous livre sans défense aux rigueurs inouies d’un despote impitoyable, dont rien n’adoucira les arrêts : selon elle l’homme le plus vertueux n’est jamais sûr de lui plaire, il a lieu de trembler de la sévérité de ses jugemens ; des supplices affreux & sans fin puniront les victimes de son caprice des foiblesses involontaires ou des fautes nécessaires qui auront allumé sa fureur. Ce tyran implacable se vengera de leurs infirmités, de leurs délits momentanés, des penchans qu’il a donnés à leur cœur, des erreurs de leur esprit, des opinions, des idées, des passions qu’ils auront reçues dans les sociétés où il les a fait naître ; il ne leur pardonnera surtout jamais d’avoir pu méconnoître un être inconcevable, d’avoir pu se tromper sur son compte, d’avoir osé penser par eux-mêmes, d’avoir refusé d’écouter des guides enthousiastes ou trompeurs, & d’avoir eu le front de consulter la raison, qu’il leur avoit pourtant donnée pour régler leur conduite dans le chemin de la vie.

Tels sont les objets affligeans dont la religion occupe ses malheureux & crédules sectateurs. Telles sont les craintes que les tyrans de la pensée des hommes nous montrent comme salutaires : malgré le peu d’effet qu’elles produisent sur la conduite de la plûpart de ceux qui s’en disent, ou s’en croient persuadés, on voudroit faire passer ces notions pour la digue la plus forte que l’on puisse opposer aux déréglemens des hommes. Cependant, comme nous le ferons voir bientôt, ces systêmes, ou plutôt ces chimeres si terribles ne font rien sur le grand nombre, qui n’y songe que rarement, & jamais au moment que la passion, l’intérêt, le plaisir ou l’exemple l’entraînent. Si ces craintes agissent, c’est toujours sur ceux qui n’en auroient aucun besoin pour s’abstenir du mal ou pour faire le bien. Elles font trembler des cœurs honnêtes, & ne font rien aux pervers : elles tourmentent des ames tendres, & laissent en repos les ames endurcies : elles infestent un esprit docile & doux, elles ne causent aucun trouble à des esprits rébelles : ainsi elles n’alarment que ceux qui déjà sont assez alarmés, elles ne contiennent que ceux qui sont déjà contenus.

Ces notions n’en imposent donc aucunement aux méchans ; quand par hazard elles agissent sur eux ce n’est que pour redoubler la méchanceté de leur caractère naturel, la justifier à leurs propres yeux, lui fournir des prétextes pour l’exercer sans crainte & sans scrupule. En effet l’expérience d’un grand nombre de siècles nous montre à quels excès la méchanceté & les passions des hommes se sont portées quand elles ont été autorisées ou déchaînées par la religion, ou du moins quand elles ont pu se couvrir de son manteau. Les hommes n’ont jamais été plus ambitieux, plus avides, plus fourbes, plus cruels, plus séditieux que quand ils se sont persuadés que la religion leur permettoit, ou leur ordonnoit de l’être ; cette religion ne faisoit pour lors que donner une force invincible à leurs passions naturelles, qu’ils pûrent sous ses auspices sacrés exercer impunément & sans aucun remords. Bien plus, les plus grands scélérats, en donnant un libre cours aux penchans détestables de leur méchant naturel, crurent mériter le ciel, dans la cause duquel ils se montroient zélés, & s’exempter par des forfaits des châtimens d’un dieu dont ils pensoient avoir mérité le courroux.

Voilà donc les effets que les notions salutaires de la théologie produisent sur les mortels ! Ces réflexions peuvent nous fournir des réponses à ceux qui nous disent que si la religion promettoit également le ciel aux méchans comme aux bons, il n’y auroit point d’incrédules à l’autre vie. Nous répondrons donc que la religion, dans le fait, accorde le ciel aux méchans ; elle y place souvent les plus inutiles & les plus méchans des hommes[8]. Elle aiguise, comme on vient de le voir, les passions des méchans en légitimant des crimes que sans elle ils craindroient de commettre, ou pour lesquels ils auroient de la honte & des remords. Enfin les ministres de la religion fournissent aux plus méchans des hommes des moyens de détourner la foudre de dessus leurs têtes, & de parvenir à la félicité éternelle.

A l’égard des incrédules, il peut y avoir, sans doute, des méchans parmi eux, comme parmi les plus crédules ; mais l’incrédulité ne suppose pas plus la méchanceté que la crédulité ne suppose la bonté. Au contraire, l’homme qui pense & médite connoît mieux les motifs d’être bon, que celui qui se laisse guider en aveugle par des motifs incertains ou par les intérêts des autres. Tout homme sensé a le plus grand intérêt d’examiner des opinions que l’on prétend devoir influer sur son bonheur éternel : s’il les trouve fausses ou nuisibles pour la vie présente, il ne conclura jamais de ce qu’il n’a pas d’autre vie à craindre ou à espérer, qu’il peut dans celle-ci se livrer impunément à des vices, qui lui feroient tort à lui-même ou qui lui attireroient le mépris ou la colère de la société. L’homme qui n’attend point une autre vie n’en est que plus intéressé à prolonger son existence & à se rendre cher à ses semblables dans la seule vie qu’il connoisse : il a fait un grand pas vers la félicité en se débarrassant des terreurs qui affligent les autres.

En effet la superstition prit plaisir à rendre l’homme lâche, crédule, pusillanime ; elle se fit un principe de l’affliger sans relâche ; elle se fit un devoir de redoubler pour lui les horreurs de la mort ; ingénieuse à le tourmenter, elle étendit ses inquiétudes au delà même de son existence connue, & ses ministres, pour disposer de lui plus sûrement en ce monde, inventèrent les régions de l’avenir, en se réservant le droit d’y faire récompenser les esclaves qui auront été soumis à leurs loix arbitraires, & de faire punir par la divinité ceux qui auront été rébelles à leurs volontés. Loin de consoler les mortels, loin de former la raison de l’homme, loin de lui apprendre à plier sous la main de la nécessité, la religion en mille contrées s’est efforcée de lui rendre la mort plus amère, d’appesantir son joug, d’orner son cortège d’une foule de phantômes hideux, & de rendre ses approches plus effrayantes qu’elle-même. C’est ainsi qu’elle est parvenue à remplir l’univers d’enthousiastes qu’elle séduit par des promesses vagues, & d’esclaves avilis qu’elle retient par la crainte des maux imaginaires dont leur fin sera suivie. Elle est venue à bout de leur persuader que leur vie actuelle n’est qu’un passage pour arriver à une vie plus importante. Le dogme insensé d’une vie future les empêche de s’occuper de leur vrai bonheur, de songer à perfectionner leurs institutions, leurs loix, leur morale & leurs sciences ; de vaines chimeres ont absorbé toute leur attention ; ils consentent à gémir sous la tyrannie religieuse & politique, à croupir dans l’erreur, à languir dans l’infortune, dans l’espoir d’être quelque jour plus heureux, dans la ferme confiance que leurs calamités & leur patience stupide les conduiront à une félicité sans fin ; ils se sont crus soumis à une divinité cruelle qui vouloit leur faire acheter le bien-être futur au prix de tout ce qu’ils ont de plus cher ici bas ; on leur a peint leur dieu comme l’ennemi juré de la race humaine, & on leur a fait entendre que le ciel irrité contre eux vouloit être appaisé & les puniroit éternellement des efforts qu’ils feroient pour se tirer de leurs peines. C’est ainsi que le dogme de la vie future fut une des erreurs les plus fatales dont le genre-humain fut infecté. Ce dogme plongea les nations dans l’engourdissement, dans la langueur, dans l’indifférence sur leur bien-être, ou bien il les précipita dans un enthousiasme furieux, qui les porta souvent à se déchirer elles-mêmes pour mériter le ciel.

On demandera, peut-être, par quelles routes les hommes ont été conduits à se faire les idées si gratuites & si bizarres qu’ils ont de l’autre monde. Je répons qu’il est vrai que nous n’avons point d’idée de l’avenir qui n’existe point pour nous ; ce sont nos idées du passé & du présent qui fournissent à notre imagination les matériaux dont elle se sert pour construire l’édifice des régions futures. nous croyons, dit Hobbes, que ce qui est sera toujours, & que les mêmes causes auront les mêmes effets[9]. L’homme dans son état actuel a deux façons de sentir, l’une qu’il approuve & l’autre qu’il désapprouve ; ainsi persuadé que ces deux façons de sentir devroient le suivre au delà même de son existence présente ; il place dans les régions de l’éternité deux séjours distingués ; l’un fut destiné à la félicité, & l’autre à l’infortune ; l’un devoit renfermer les amis de son dieu, l’autre fut une prison destinée à le venger des outrages que lui faisoient ses malheureux sujets.

Telle est la véritable origine des idées sur la vie future si répandues parmi les hommes. Nous voyons par-tout un Elysée & un Tartare, un Paradis & un Enfer, en un mot deux séjours distingués, construits d’après l’imagination des enthousiastes ou des fourbes qui les inventèrent, & accommodés aux préjugés, aux idées, aux espérances & aux craintes des peuples qui les crurent. Les indiens se figurèrent le premier de ces séjours comme celui de l’inaction & d’un repos permanent, parce qu’habitans d’un climat brûlant, ils virent dans le repos la félicité suprême ; les musulmans s’y promirent des plaisirs corporels, semblables à ceux qui font actuellement les objets de leurs vœux ; les chrétiens esperèrent en gros des plaisirs ineffables & spirituels, en un mot un bonheur dont ils n’eurent aucune idée.

De quelque nature que fussent ces plaisirs, les hommes comprirent qu’il falloit un corps pour que leur ame put en jouir ou pour éprouver les peines réservées aux ennemis de la divinité ; de là le dogme de la résurrection, par lequel on supposa que ce corps, que l’on voyoit devant ses yeux se pourrir, se décomposer, se dissoudre, se recomposeroit un jour par un effet de la toute-puissance divine, pour former de nouveau une enveloppe à l’ame, afin de recevoir conjointement avec elle les récompenses & les châtimens que tous deux auroient mérité durant leur union primitive[10]. Cette incompréhensible opinion, inventée, dit-on, par les mages, trouve encore un grand nombre d’adhérens, qui ne l’ont jamais sérieusement examinée. Enfin d’autres incapables de s’élever à ces notions sublimes, crurent que sous diverses formes l’homme animeroit successivement différens animaux d’espèces variées, & ne cesseroit jamais d’habiter la terre où il se trouve ; telle fut l’opinion de ceux qui crurent la Métempsycose.

Quant au séjour malheureux des ames, l’imagination des imposteurs qui voulurent gouverner les peuples s’efforça de rassembler les images les plus effrayantes pour le rendre plus terrible. Le feu est de tous les êtres celui qui produit sur nous la sensation la plus cuisante ; on supposa donc que la toute-puissance divine ne pouvoit rien inventer de plus cruel que le feu pour punir ses ennemis ; le feu fut donc le terme auquel l’imagination de l’homme fut forcée de s’arrêter, & l’on convint assez généralement que le feu vengeroit un jour la divinité outragée, comme, par la cruauté & la démence des hommes, cet élément la venge souvent en ce monde[11]. Ainsi l’on peignit les victimes de sa colère enfermées dans des cachots embrasés, se roûlant perpétuellement dans des tourbillons de flammes, plongées dans des mers de soufre & de bitume, & faisant retentir leurs voûtes infernales de leurs gémissemens inutiles & de leurs grincemens.

Mais, dira-t-on peut-être, comment les hommes purent-ils se déterminer à croire une existence accompagnée de tourmens éternels, sur-tout y en ayant plusieurs d’entre eux qui, d’après leurs systêmes religieux, eurent lieu de les craindre pour eux-mêmes ? Plusieurs causes ont pu concourir à leur faire adopter une opinion si révoltante. En premier lieu très peu d’hommes sensés ont pu croire une telle absurdité quand ils ont daigné faire usage de leur raison, ou bien s’ils y ont cru, l’atrocité de cette notion fut toujours contrebalancée par l’idée de la miséricorde & de la bonté qu’ils attribuèrent à leur Dieu[12]. En second lieu les peuples aveuglés par la crainte ne se rendirent jamais compte des dogmes les plus étranges qu’ils reçurent de leurs législateurs, ou qui leur furent transmis par leurs pères. En troisième lieu chaque homme ne vit jamais l’objet de ses terreurs que dans un lointain favorable, & la superstition lui promit d’ailleurs des moyens d’échapper aux supplices qu’il crut avoir mérités. Enfin, semblable à ces malades que nous voyons attachés à l’existence même la plus douloureuse, l’homme préféra l’idée d’une existence malheureuse & connue, à celle d’une non existence, qu’il regarda comme le plus affreux des maux, parce qu’il n’en put avoir d’idée, ou parce que son imagination lui fit envisager cette non existence ou ce néant comme l’assemblage confus de tous les maux ensemble. Un mal connu, quelque grand qu’il puisse être, alarme moins les hommes, sur-tout quand il leur reste l’espoir de l’éviter, qu’un mal qu’ils ne connoissent point, sur lequel par conséquent leur imagination se croit forcée de travailler, & auquel elle ne sçait opposer aucun remède.

L’on voit donc que la superstition, loin de consoler les hommes sur la nécessité de mourir, ne fait que redoubler leurs terreurs par les maux dont elle prétend que leur trépas sera suivi : ces terreurs sont si fortes que les malheureux qui croient ces dogmes redoutables, quand ils sont conséquens, passent leurs jours dans l’amertume & les larmes. Que dirons-nous de cette opinion destructive de toute société, & pourtant adoptée par tant de nations, qui leur annonce qu’un dieu sévère peut à chaque instant, comme un voleur les prendre au dépourvu, & venir exercer sur la terre ses jugemens rigoureux ? Quelles idées plus propres à effrayer, à décourager les hommes, à leur ôter le desir d’améliorer leur sort, que la perspective affligeante d’un monde toujours prêt à se dissoudre, & d’une divinité assise sur les débris de la nature entière pour juger les humains ? Telles sont néanmoins les funestes opinions dont l’esprit des nations s’est répu depuis des milliers d’années ; elles sont si dangereuses que si, par une heureuse inconséquence, elles ne dérogeoient pas dans leur conduite à ces idées désolantes, elles tomberoient dans l’abrutissement le plus honteux ; comment s’occuperoient-elles d’un monde périssable qui peut à chaque instant écrouler ? Comment songer à se rendre heureuses dans une terre qui n’est que le vestibule d’un royaume éternel ? Est-il donc surprenant que des superstitions auxquelles de pareils dogmes servent de base, aient prescrit à leurs sectateurs un détachement total des choses d’ici bas, un renoncement entier aux plaisirs les plus innocens, une inertie, une pusillanimité, une abjection d’ame, une insociabilité qui les rend inutiles à eux-mêmes & dangereux pour les autres ? Si la nécessité ne forçoit les hommes de se départir dans la pratique de leurs systêmes insensés ; si leurs besoins ne les ramenoient à la raison en dépit de leurs dogmes religieux, le monde entier deviendroit bientôt un vaste désert, habité par quelques sauvages isolés, qui n’auroient pas même le courage de se multiplier. Qu’est-ce que des notions qu’il faut nécessairement mettre à l’écart pour faire subsister l’association humaine !

Cependant le dogme d’une vie future, accompagnée de récompenses & de châtimens, est depuis un grand nombre de siècles regardé comme le plus puissant, ou même comme le seul motif capable de contenir les passions des hommes, & qui puisse les obliger d’être vertueux ; peu-à-peu ce dogme est devenu la base de presque tous les systêmes religieux & politiques, & il semble aujourd’hui que l’on ne pourroit attaquer ce préjugé sans briser absolument les liens de la société. Les fondateurs des religions en ont fait usage pour s’attacher leurs sectateurs crédules ; les législateurs l’ont regardé comme le frein le plus capable de retenir leurs sujets sous le joug ; plusieurs philosophes eux-mêmes ont cru de bonne foi que ce dogme étoit nécessaire pour effrayer les hommes & les détourner du crime[13].

On ne peut en effet disconvenir que ce dogme n’ait été de la plus grande utilité pour ceux qui donnèrent des religions aux nations, & qui s’en firent les ministres ; il fut le fondement de leur pouvoir, la source de leurs richesses, & la cause permanente de l’aveuglement & des terreurs dans lesquelles leur intérêt voulut que le genre-humain fut nourri. C’est par lui que le prêtre devint l’émule & le maître des rois : les nations se sont remplies d’enthousiastes îvres de religion, toujours bien plus disposés à écouter ses menaces que les conseils de la raison, que les ordres du souverain, que les cris de la nature, que les loix de la société. La politique fut elle-même asservie aux caprices du prêtre ; le monarque temporel fut obligé de plier sous le joug du monarque éternel ; l’un ne disposoit que de ce monde périssable, l’autre étendoit sa puissance jusques dans un monde à venir, plus important pour les hommes que la terre, où ils ne sont que des pélerins & des passagers. Ainsi le dogme de l’autre vie mit le gouvernement lui-même dans la dépendance du prêtre ; il ne fut que son premier sujet, & jamais il ne fut obéï que lorsque tous deux furent d’accord pour accabler le genre humain. La nature cria vainement aux hommes de songer à leur félicité présente, le prêtre leur ordonna d’être malheureux dans l’attente d’une félicité future : la raison leur disoit en vain qu’ils devoient être paisibles ; le prêtre leur souffla le fanatisme & la fureur, & les força de troubler la tranquillité publique toutes les fois qu’il fut question des intérêts du monarque invisible de l’autre vie ou de ses ministres en celle-ci.

Tels sont les fruits que la politique a recueillis du dogme de la vie future ; les régions de l’avenir ont aidé le sacerdoce à conquérir le monde. L’attente d’une félicité céleste & la crainte des supplices futurs ne servirent qu’à empêcher les hommes de songer à se rendre heureux ici bas. L’erreur, sous quelque aspect qu’on l’envisage, ne sera jamais qu’une source de maux pour le genre-humain. Le dogme d’une autre vie en présentant aux mortels un bonheur idéal en fera des enthousiastes ; en les accablant de craintes il en fera des êtres inutiles, des lâches, des atrabilaires, des forcenés, qui perdront de vue leur séjour présent pour ne s’occuper que d’un avenir imaginaire & des maux chimériques qu’ils doivent craindre après leur mort.

Si l’on nous dit, que le dogme des récompenses & des peines à venir est le frein le plus puissant pour réprimer les passions des hommes ; nous répondrons en appellant à l’expérience journalière. Pour peu que l’on regarde autour de soi, l’on verra cette assertion démentie, & l’on trouvera que ces merveilleuses spéculations, incapables de changer les tempéramens des hommes, d’anéantir les passions que les vices de la société même contribuent à faire éclore dans tous les cœurs, ne diminuent aucunement le nombre des méchans : dans les nations qui en paroissent le plus fortement convaincues, nous voyons des assassins, des voleurs, des fourbes, des oppresseurs, des adultères, des voluptueux ; tous sont persuadés de la réalité d’une autre vie, mais dans le tourbillon de la dissipation & des plaisirs, dans la fougue de leurs passions ils ne voient plus cet avenir redoutable, qui n’influe nullement sur leur conduite présente.

En un mot dans les pays où le dogme de l’autre vie est si fortement établi que chacun s’irriteroit contre quiconque auroit la témérité de le combattre, ou même d’en douter, nous voyons qu’il est parfaitement incapable d’en imposer à des princes injustes, négligens, débauchés ; à des courtisans avides & déréglés ; à des concussionnaires qui se nourrissent insolemment de la substance des peuples ; à des femmes sans pudeur ; à une foule de crapuleux & de vicieux ; à plusieurs même d’entre ces prêtres dont la fonction est d’annoncer les vengeances du ciel. Si vous leur demandez, pourquoi donc ils ont osé se livrer à des actions, qu’ils savoient propres à leur attirer des châtimens éternels ? Ils vous répondront que la fougue des passions, le torrent de l’habitude, la contagion de l’exemple, ou même que la force des circonstances les ont entraînés, & leur ont fait oublier les conséquences terribles que leur conduite pouvoit avoir pour eux. D’ailleurs ils vous diront que les trésors de la miséricorde divine sont infinis ; & qu’un repentir suffit pour effacer les crimes les plus noirs & les plus accumulés[14]. Dans cette foule de scélérats qui chacun à leur manière, désolent la société, vous ne trouverez qu’un petit nombre d’hommes, assez intimidés par les craintes d’un avenir malheureux, pour résister à leurs penchans ; que dis-je ! Ces penchans sont trop foibles pour les entraîner, & sans le dogme d’une autre vie, la loi & la crainte du blâme eussent été des motifs suffisans pour les empêcher de se rendre criminels.

Il est en effet des ames craintives & timorées sur lesquelles les terreurs d’une autre vie font une impression profonde ; les hommes de cette espèce sont nés avec des passions modérées, une organisation frêle, une imagination peu fougueuse ; il n’est donc point surprenant que dans ces êtres, déjà retenus par leur nature, la crainte de l’avenir contrebalance les foibles efforts de leurs foibles passions ; mais il n’en est point de même de ces scélérats déterminés, de ces vicieux habituels dont rien ne peut arrêter les excès, & qui dans leurs emportemens fermant les yeux sur la crainte des loix de ce monde, mépriseront encore bien plus celles de l’autre.

Cependant combien de personnes se disent, & même se croient retenues par les craintes d’une autre vie ! Mais ou elles nous trompent, ou elles s’en imposent à elles-mêmes : elles attribuent à ces craintes ce qui n’est que l’effet de motifs plus présens, tels que la foiblesse de leur machine, la disposition de leur tempérament, le peu d’energie de leurs ames, leur timidité naturelle, les idées de l’éducation, la crainte des conséquences immédiates & physiques de leurs déréglemens ou de leurs mauvaises actions. Ce sont là les vrais motifs qui les retiennent, & non pas les notions vagues de l’avenir, que les hommes, qui en sont d’ailleurs les plus persuadés, oublient à chaque instant dès qu’un intérêt puissant les sollicite à pécher. Pour peu que l’on y fit attention l’on verroit que l’on fait honneur à la crainte de son dieu de ce qui n’est reéllement que l’effet de sa propre foiblesse, de sa pusillanimité, du peu d’intérêt que l’on trouve à mal faire ; l’on n’agiroit point autrement quand même l’on n’auroit pas cette crainte, & si l’on réfléchissoit, l’on sentiroit que c’est toujours la nécessité qui fait agir les hommes comme ils font.

L’homme ne peut être contenu lorsqu’il ne trouve point en lui-même de motifs assez forts pour le retenir, ou le ramener à la raison. Il n’y a rien ni dans ce monde ni dans l’autre qui puisse rendre vertueux celui qu’une organisation malheureuse, un esprit mal cultivé, une imagination emportée, des habitudes invétérées, des exemples funestes, des intérêts puissans invitent au crime de toutes parts. Il n’est point de spéculations capables de réprimer celui qui brave l’opinion publique, qui méprise la loi, qui est sourd aux cris de sa conscience ; que sa puissance met en ce monde au dessus du châtiment ou du blâme[15]. Dans ses transports il craindra bien moins encore un avenir éloigné, dont l’idée cédera toujours à ce qu’il jugera nécessaire à son bonheur immédiat & présent. Toute passion vive nous aveugle sur tout ce qui n’est pas son objet ; les terreurs de la vie future, dont nos passions ont toujours le secret de nous diminuer la probabilité, ne peuvent rien sur un méchant qui ne craint point les châtimens bien plus voisins de la loi, & la haine assûrée des êtres qui l’entourent. Tout homme qui se livre au crime ne voit rien de certain que l’avantage qu’il attend du crime, le reste lui paroît toujours faux ou problématique.

Pour peu que nous ouvrions les yeux nous verrons qu’il ne faut pas compter que la crainte d’un dieu vengeur & de ses châtimens, que l’amour propre ne nous montre jamais qu’adoucis par le lointain, puisse rien sur des cœurs endurcis dans le crime. Celui qui est parvenu à se persuader qu’il ne peut être heureux sans le crime, se livrera toujours au crime nonobstant les menaces de la religion : quiconque est assez aveugle pour ne point lire son infamie dans son propre cœur, sa propre condamnation sur les visages des êtres qui l’entourent, l’indignation & la colère dans les yeux des juges établis pour le punir des forfaits qu’il veut commettre, un tel homme, dis-je, ne verra jamais les impressions que ses crimes feront sur le visage d’un juge qu’il ne voit pas, ou qu’il ne voit que loin de lui. Le tyran qui d’un œil sec peut entendre les cris & voir couler les larmes d’un peuple entier dont il fait le malheur, ne verra point les yeux enflammés d’un maître plus puissant. Quand un monarque orgueilleux prétend être comptable à Dieu seul de ses actions, c’est qu’il craint plus sa nation que son dieu.

Mais d’un autre côté la religion elle-même n’anéantit-elle pas les effets des craintes qu’elle annonce comme salutaires ? Ne fournit-elle pas à ses disciples des moyens de se soustraire aux châtimens dont elle les a si souvent menacés ? Ne leur dit-elle pas qu’un repentir stérile peut à l’instant de la mort désarmer le courroux céleste, & purifier les ames des souillures du péché ? Dans quelques superstitions les prêtres ne s’arrogent-ils pas le droit de remettre aux mourans les forfaits qu’ils ont commis pendant le cours d’une vie déréglée ? Enfin les hommes les plus pervers rassûrés dans l’iniquité, la débauche & le crime ne comptent-ils pas jusqu’au dernier moment sur les secours d’une religion qui leur promet des moyens infaillibles de se réconcilier avec le dieu qu’ils ont irrité & d’éviter ses châtimens rigoureux ?

En conséquence de ces notions si favorables pour les méchans, si propres à les tranquilliser, nous voyons que l’espoir d’expiations faciles, loin de les corriger, les engage à persister jusqu’à la mort dans les désordres les plus crians. En effet malgré les avantages sans nombre que l’on assûre découler du dogme de l’autre vie, malgré son efficacité prétendue pour réprimer les passions des hommes, les ministres de la religion, si intéressés au maintien de ce systême, ne se plaignent-ils pas eux-mêmes chaque jour de son insuffisance ? Ils reconnoissent que les mortels qu’ils ont imbus dès l’enfance de ces idées n’en sont pas moins entraînés par leurs penchans, étourdis par la dissipation, esclaves de leurs plaisirs, enchaînés par l’habitude, emportés par le torrent du monde, séduits par des intérêts présens qui leur font oublier également les récompenses & les châtimens de la vie future. En un mot les Ministres du ciel conviennent que leurs disciples pour la plupart se conduisent en ce monde comme s’ils n’avoient rien à espérer ou à craindre dans un autre.

Enfin supposons pour un instant que le dogme de l’autre vie soit de quelqu’utilité, & qu’il retienne vraiment un petit nombre d’individus ; qu’est-ce que ces foibles avantages comparés à la foule de maux que l’on en voit découler ! Contre un homme timide que cette idée contient il en est des millions qu’elle ne peut contenir ; il en est des millions qu’elle rend insensés, farouches, fanatiques, inutiles & méchans ; il en est des millions qu’elle détourne de leurs devoirs envers la société ; il en est une infinité qu’elle afflige & qu’elle trouble, sans aucun bien réel pour leurs associés[16] .


  1. Il paroît que Moyse croyoit avec les Egyptiens l’émanation divine des ames ; Dieu, selon lui, forma l’homme du limon de la terre, il refondit sur son visage un soufle de vie, & l’homme devint vivant & animé. Voyez LA Genèse Chap. II. v. 7. Cependant les chrétiens rejettent aujourdhui le système de l’émanation divine, vu qu’elle supposeroit la divinité divisible : d’ailleurs leur religion, ayant besoin d’un enfer pour tourmenter les ames des réprouvés, il eût fallu damner une portion de la divinité conjointement avec les ames des victimes qu’elle sacrifioit à sa propre vengeance ; Quoique Moyse, par les paroles qui viennent d’être citées, semble indiquer que l’ame soit une portion de la divinité, nous ne voyons pourtant pas que le dogme de l’immortalité de l’ame soit établi dans aucun des Livres qu’on lui attribue. Il paroît que ce fut durant la captivité de Babylone que les Juifs apprirent le dogme des récompenses & des châtimens futurs, enseigné par Zoroastre aux Perses, mais que le législateur hébreu ne connut pas, ou du moins laissa ignorer a son peuple.
  2. Cicéron avoit dit avant Abadie, naturam ipsam de immortalitate animorum tacitam judicàre ; nescio quomoclo inhceret in mentibut quasi saculorum quoddam augurium. Permanere animas arbitramus consensu nationum omnium. Voilà l’idée de l’immortalité de l’ame déjà changée en une idée innée : cependant le même Cicéron regarde Phérécyde comme l’inventeur de ce dogme. Tusculan disputar. Lib. I.
  3. Voici comment raisonnent les partisans du dogme de l’immortalité de l’ame. Tous les hommes desirent de vivre toujours, donc ils vivront toujours. Ne pourroit pas leur rétorquer l’argument en disant tous les hommes désirent naturellement d’être riche, donc tous les hommes seront riches un jour.
  4. Nam veluti pueri trepidant, atque omnia cœcis
    In tenebris metuunt : sic nos in luce timemus
    Interdum, nihilo quæ sunt metuenda magic...
    Lucretius Lib. III. vers. 87. & feqq.

  5. Nec videt in verâ nullum fore morte alium SE
    Qui possit vivus sibi SE lugere peremptum,
    Stransque jacentem, nec lacerari uvive dolore.
    Lucretius Lib. III. vers 898. & feqq.

  6. ΜΕΛΕΤΗ ΤΟΥ θΑΝΑΤΟΥ. Lucain a dit seire mori sors peima viris.
  7. Quid de rerum natura querimur, illa se bene geffit ; vita si seias uti, longa est. V. Senec. De Brevitate Vitæ. Tout le monde se plaint de la brieveté de la vie & de la rapidité du tems, & les hommes, pour la plupart, ne savent que faire ni du tems de la vie !
  8. Tels sont Moyse, Samüel, David chez les Juifs, Mahomet chez les Musulmans ; chez les Chrétien Constantin, S.Cyrille, S. Athanase, S. Dominique & tant d’autres brigands religieux & zélés persécuteurs que l’Eglise révère. Ça peut encore leur joindre les Croisés, les Ligueurs, &c.
  9. Lorsque nous raisonnons par analogie nous fondons toujours nos raisonnemens sur la persuasion souvent très fausse, que ce qui s’est fait déja, se fera encore par la suite ; & nous regardons comme une chose indubitable que ce qui arrivera sera à ce qui est arrivé.
  10. Le dogme de la Résurrection paroît au fond inutile à tous ceux qui croient à l’existence des ames sentantes, pensantes, souffrantes ou jouissantes apres leur séparation du corps : ils doivent supposer, comme Berkeley, que l’ame n’a besoin ni du corps, ni d’aucun être extérieur pour éprouver des sensations & avoir des idées. Les Malebranchistes doivent supposer que les ames réprouvées verront l’enfer en Dieu & se sentiront brûler, sans avoir besoin de leurs corps pour cela,
  11. C’est, sans-doute, de-là que sont venues les expiations par le feu, usitées chez un grand nombre de peuples orientaux, & pratiquées encore aujourd hui par des prêtres du Dieu de paix, qui ont la cruauté de faire périr par les flammes ceux qui n’ont point de la divinité les mêmes idées qu’eux. Par une suite du même délire les Magistrats civils condamnent au feu les sacrileges, les blasphémateurs, les voleurs d’Église ; c’est-à-dire ceux qui ne font tort à personne tandis qu’ils se contentent de punir d’un supplice plus doux ceux qui font un tort réel à la société. C’est ainsi que la religion renverse toutes les idées !
  12. Si, comme les Chrétiens le prétendent, les tourmens à venir doivent être infinis pour la durée pour l’intensité je suis forcé d’en conclure que l’homme, qui est un être fini, ne peut souffrir infiniment ; Dieu lui-même ne peut lui communiquer l’infinjté, malgré les efforts qu’il feroit pour le punir éternellement de ses fautes, qui elles-mêmes n’ont que des effets finis ou limités par le tems. Le même ; raisonnement peut s’appliquer aux joies du Paradis, où un être fini ne comprendra pas plus un Dieu infini qu’il ne fait en ce monde. D’un autre côté, si comme le christianisme renseigne, Dieu perpétue l’existence des damnés ; il perpétue l’existence du péché : ce qui ne s’accorde pas avec l’amour de l’ordre qu’on lui suppose.
  13. Lorsque le dogme de l’immortalité de l’ame, sorti de l’école de Platon, vint à se répandre chez les Grecs, causa les plus grands ravages, & détermina une foule d’hommes mécontens de leur sort à terminer leurs jours. Ptolémée Philadelphe Roi d’Égypte en voyant les effets que ce dogme, que l’on regarde aujourd’hui comme si salutaire, produisoit sur les cerveaux de ses sujets, défendit de l’enseigner sous peine de mort. Voyez l’argument du dialogue, de Phaédon la traduction de Dacier.
  14. L’idée de la miséricorde divine rassure les méchans ; & leur fait oublier la Justice divine. En effet ces deux attributs, étant supposés infinis également en Dieu, doivent se contrebalancer de façon que ni l’un ni l’autre ne puissent agir. Quoiqu’il en soit, les méchans comptent sur un Dieu immobile ; ou se flattent à l’aide de sa miséricorde d’échapper aux effets de fa Justice. Les brigands qui voient que tôt ou tard ils périront au gibet, disent qu’ils en seront quittes pour faire une belle fin. Les chrétiens, croient qu’un bon Peccaví efface tous les péchés. Les Indiens attribuent la même vertu aux Eaux du Gange.
  15. On ne manquera pas de dire que la crainte d’une autre vie est un frein, au moins utile pour contenir les Princes & les grands, qui n’en ont point d autre ; & qu’un frein quelconque vaut encore mieux que point de frein du tout. On a suffisamment prouvé que ce frein de l’autre vie n’arrêtoit nullement les souverains ; il est un autre frein plus réel & plus propre à les contenir & à les empêcher de nuire à la société, c’est de les soumettre aux loix de la société & de leur ôter le droit ou le pouvoir d’abuser de ses forces pour l’asservir à leurs propres caprices. Une bonne constitution politique, fondée fur I équité naturelle & une bonne éducation sent les meilleurs freins pour les chefs des Nations.
  16. Bien des gens, persuadés de futilité du dogme de l’autre vie, regardent ceux qui osent le combattre comme des ennemis de la société. Cependant il est aisé de se convaincre que les hommes les plus éclairés & les plus sages de l’antiquité ont cru, non seulement que l’ame étoit matérielle & périssoit avec le corps, mais encore ont attaqué sans détour l’opinion des châtimens de l’avenir. Ce sentiment n’étoit point propre aux Epicuriens, nous le voyons adopté par des philosophes de toutes les sectes, par des Pythagoriciens, des Stoïciens, enfin par les hommes les plus saints & les plus vertueux de la Grece & de Rome. Voici comme Ovide fait parler Pythagore.

    O Genus attonium gelidæ formidine Mortis,
    Quid Styga, quid tenebras, & nomina vana timetis
    Materiem vatum, falsique particula mundi ?

    Timée de Locres, qui étoit Pythagoricien, convient que la doctrine des châtimens futurs étoit fabuleuse, purement destinée pour le vulgaire imbécille & peu faite pour ceux qui cultivent leur raison.

    Aristote dit formellement que l'homme n’a ni bien à espérer, ni mal à craindre après la mort.

    Dans le systeme des Platoniciens, qui faisoient l’ame immortelle, il ne pouvoit y avoir de châtimens à craindre pour elle après la mort, vû que cette ame retournoit alors se rejoindre à la divinité, dont elle étoit une portion : or une portion de la divinité ne pouvoit être sujette à souffrir.

    Cicéron dit de Zénon qu’il supposoit l’ame d’une substance ignée, d’où il conclut qu’elle devoit se détruire. Zenoni Stoico animus ignis videtur. Si fit ignis, extinguetur ; interibit cum reliquo corpore.

    Cet orateur philosophe, qui étoit de la secte Académique, n’est pas toujours d’accord avec lui-même ; cependant en plusieurs occasions il traite ouvertement, de fables les tourmens de l’enfer & regarde la mort comme la fin de tout pour l’homme. V.Tusculan. I. C. 38. .

    Sénèque est rempli de passages dans lesquels il fait envisager la mort comme un état d’anéantissement total. Mors est non esse. Id quale sit jam scio ; hoc erit post me quod ante me fuit. Si quid la hac re tormenti est, necesse est & fuisse antequam prodiremus in lucem ; atqui nullam sensimus tune vexationem. En parlant de la mort de son frere il dit quid itaque ejus desoderio maceror, qui aut beatus, aut nullus est ? Mais rien de plus décisif que ce que Seneque écrit à Marcia pour la consoler. (chap. 19.) Cogita nullis defuncetum malis assici : illa quæ nobis inferos faciunt terribiles, fabulam este : nullas imminere mortuii tenebras,’nec car cerem, nec fiuminaflagrantia igne, nec obiivipn’ts amnem, nec tribunaùa, & reos & in illa libertaie tam laxa iterum tyrattTwj : luferunt ifta Vo’ita & vanis nos agitavere terroribuî. Mors omnium dolorum & folutio est & finis : ultra quant mala nostra non exeunt, qua nos in illam tranquillitatemi, in qua antequam nafeeremur, jacuimus, reponit.

    Enfin voici un passage très décisif de ce philosophe, il mérite bien l’attention du lecteur. Si animas fortuit » contempsit ; si deorum hominumque formidinem ejecit j &, scit non multum ab homine timendum, à Deo nihil ; Ji con" temptor omnium quibus torquetur ziita eo ferdudus estut illi liqueat mortem nullius malt ejfe materiam, múltorum finem. V. De Beneficiis VII. I.

    Séneque le Tragique s’explique de la même façon que le philosophe.

    Post mortem nihil est, ipsaque mors nihil.
    Velocis spatii meta noviſſima.
    Quaris quo jaceas post obitum loco ?
    Quò non nata jacent.
    Mort individua est noxia corpori,
    Nec parcens animæ.

    TROADES.

    EPICTÉTE

    Epictete a les mêmes idées dans un passage très digne de remarque rapporté par Arrien ; le voici fidélement traduit. ” Mais ou allez-vous ? Ce ne peut être dans un lieu de souffrances ; vous ne faites que retourner à l’endroit d’où vous êtes venu ; vous allez être de nouveau paisiblement associé avec les élémens d’où vous sortez. Ce qui dans votre composition étoit de la nature du feu, retournera à l’élément du feu ; ce qui étoit de la nature de la terre, va se rejoindre à la terre ; ce qui étoit air, va se réunir à l’air ; ce qui étoit eau, va se serésoudre en eau ; il n’y a point d’Enfer, ni d’Achéron, ni n de Cocyte, ni de Phlégéton.“ V. Arrian. In Epictet. Lib. III. Cap. 13. Dans un autre endroit le même philosophe dit ”l'heure de la mort approche ; mais n'allez pas aggraver vos maux, ni rendre les choses pires qu’elles ne sont ; représentez-vous les fous leur vrai point de vue. Le tems est venu où les matériaux dont vous êtes composé vont se résoudre dans les élémens d’où ils ont été originairement empruntés. Qu’y a-t-il de terrible ou de fâcheux en cela ? Est-il quelque chose dans le monde qui périsse totalement ?“ Vid. Arrian. Lib. IV CAP. 7. §. I.

    Enfin le sage & pieux Antonin dit “ celui qui craint la mort ou craint d’être privé de tout sentiment, ou craint d’éprouver des sensations différentes. Si vous perdez tout sentiment, vous ne serez plus sujet aux peines & à la misere. Si vous êtes pourvu d’autres sens d’une nature différente, vous deviendrez une Créature d’une espèce différente.”

    Ce grand Empereur dit ailleurs qu’il faut attendre la mort avec tranquillité vû qu’elle n’est que la dissolution des élément dont chaque animal est composé. Voyez Les Réflexions Morales de Marc-Antonin LIV. II. §. 17 et Livre VIII. §. 58.

    On peut joindre à ces témoignages de tant de grands hommes de l’antiquité payenne celui de l’auteur de l’Ecclésiaste, qui parle de la mort & du sort de l'ame humaine comme un Epicurien. Unes insteritus est hominis & junentorum, & æquo utrisque conditio : ficut moritur homo, sic & illa moriuntur : fimiliter spirant omnia, & nihil habet home jumento auplius. & Voyez Ecclesiast. Chap. III. vs. 19.

    Enfin comment les Chrétiens peuvent-ils concilier l'utilité ou la nécessité du dogme de l’autre vie, avec le silence profond que le Législateur des Juifs, inspiré par la Divinité, a gardé fur un article que l’on croit si important ?