Système de la nature/Partie 1/Chapitre 12

s. n. (Tome 1p. 224-256).


CHAPITRE XII

Examen de l’opinion qui prétend que le systême du fatalisme est dangereux.


Pour des êtres que leur essence oblige de tendre constamment à se conserver & à se rendre heureux, l’expérience est indispensable ; ils ne peuvent sans elle découvrir la vérité, qui n’est, comme on a dit, que la connoissance des rapports constans qui subsistent entre l’homme & les objets qui agissent sur lui ; d’après nos expériences nous appellons utiles ceux qui nous procurent un bien-être permanent, & nous nommons agréables ceux qui nous procurent un plaisir plus ou moins durable. La vérité elle-même ne fait l’objet de nos desirs que par ce que nous la croyons utile ; nous la craignons dès que nous présumons qu’elle peut nous nuire. Mais la vérité peut-elle réellement nuire ? Est-il bien possible qu’il pût résulter du mal pour l’homme d’une connoissance exacte des rapports ou des choses que pour son bonheur il est intéressé de connoître ? Non, sans doute ; c’est sur son utilité que la vérité fonde sa valeur & ses droits ; elle peut être quelquefois désagréable à quelques individus & contraire à leurs intérêts, mais elle sera toujours utile à toute l’espèce humaine, dont les intérêts ne sont jamais les mêmes que ceux des hommes qui, dupes de leurs propres passions, se croient intéressés à plonger les autres dans l’erreur. L’utilité est donc la pierre de touche des systêmes, des opinions & des actions des hommes ; elle est la mesure de l’estime & de l’amour que nous devons à la vérité même : les vérités les plus utiles sont les plus estimables ; nous appellons grandes les vérités les plus intéressantes pour le genre humain ; celles que nous appellons stériles, ou que nous dédaignons, sont celles dont l’utilité se borne à l’amusement de quelques hommes qui n’ont point des idées, des façons de sentir, des besoins analogues aux nôtres.

C’est d’après cette mesure que l’on doit juger des principes qui viennent d’être établis dans cet ouvrage. Ceux qui connoîtront la vaste chaîne des maux que les systêmes erronés de la superstition ont produits sur la terre, reconnoîtront l’importance de leur opposer des systêmes plus vrais, puisés dans la nature, fondés sur l’expérience. Ceux qui sont, ou qui se croient intéressés aux mensonges établis regarderont avec horreur les vérités qu’on leur présente. Enfin ceux qui ne sentiront point, ou qui ne sentiront que foiblement les malheurs causés par les préjugés théologiques, regarderont tous nos principes comme inutiles, ou comme des vérités stériles, faites tout au plus pour amuser l’oisiveté de quelques spéculateurs.

Ne soyons point étonnés des différens jugemens que nous voyons porter aux hommes ; leurs intérêts n’étant jamais les mêmes, non plus que leurs notions d’utilité ils condamnent ou dédaignent tout ce qui ne s’accorde point avec leurs propres idées. Cela posé, examinons si aux yeux de l’homme désintéressé, dégagé des préjugés, ou sensible au bonheur de son espèce, le dogme du fatalisme est utile ou dangereux : voyons si c’est une spéculation stérile & qui n’ait aucune influence sur la félicité du genre humain. Nous avons déjà vû qu’il devoit fournir à la morale & à la politique des mobiles vrais & réels pour faire agir les volontés des hommes ; nous avons vû pareillement qu’il servoit à expliquer d’une façon simple le méchanisme des actions & les phénomènes du cœur humain. D’un autre côté, si nos idées ne sont que des spéculations stériles elles ne peuvent intéresser le bonheur du genre humain ; soit qu’il se croie libre, soit qu’il reconnoisse la nécessité des choses, il suivra toujours également les penchans imprimés à son ame. Une éducation sensée, des habitudes honnêtes, des systêmes sages, des loix équitables, des récompenses & des peines justement distribuées, rendront l’homme bon, & non des spéculations épineuses qui ne peuvent tout au plus influer que sur les personnes accoutumées à penser.

D’après ces réflexions il nous sera facile de lever les difficultés qu’on oppose sans cesse au systême du fatalisme, que tant de gens, aveuglés par leurs systêmes religieux, voudroient faire regarder comme dangereux, comme digne de châtiment, comme propre à troubler l’ordre public, à déchaîner les passions, à confondre les idées que l’on doit avoir du vice & de la vertu.

On nous dit en effet que, si toutes les actions des hommes sont nécessaires, l’on n’est point en droit de punir ceux qui en commettent de mauvaises, ni même de se fâcher contre eux ; qu’on ne peut leur rien imputer ; que les loix seroient injustes si elles décernoient des peines contr’eux ; en un mot que l’homme, dans ce cas, ne peut ni mériter ni démériter. Je réponds qu’imputer une action à quelqu’un, c’est la lui attribuer, c’est l’en connoître pour l’auteur ; ainsi quand même on supposeroit que cette action fût l’effet d’un agent nécessité, l’imputation peut avoir lieu. Le mérite ou le démérite que nous attribuons à une action sont des idées fondées sur les effets favorables ou pernicieux qui en résultent pour ceux qui les éprouvent ; & quand on supposeroit que l’agent étoit nécessité, il n’en est pas moins certain que son action sera bonne ou mauvaise, estimable ou méprisable pour tous ceux qui en sentiront les influences, enfin propre à exciter leur amour ou leur colere. L’amour ou la colere sont en nous des façons d’être propres à modifier les êtres de notre espece : lorsque je m’irrite contre quelqu’un, je prétends exciter en lui la crainte, & le détourner de ce qui me déplait, ou même l’en punir. D’ailleurs ma colere est nécessaire, elle est une suite de ma nature & de mon tempérament. La sensation pénible que produit en moi la pierre qui tombe sur mon bras n’en est pas moins une sensation qui me déplait, quoiqu’elle parte d’une cause privée de volonté & qui agit par la nécessité de sa nature. En regardant les hommes comme agissans nécessairement, nous ne pouvons nous dispenser de distinguer en eux une façon d’être & d’agir qui nous convient, ou que nous sommes forcés d’approuver, d’une façon d’être & d’agir qui nous afflige & nous irrite, que notre nature nous force de blâmer & d’empêcher. D’où l’on voit que le systême du fatalisme ne change rien à l’état des choses, & n’est point propre à confondre les idées de vice & de vertu[1].

Les loix ne sont faites que pour maintenir la société & pour empêcher les hommes associés de se nuire ; elles peuvent donc punir ceux qui la troublent ou qui commettent des actions nuisibles à leurs semblables ; soit que ces associés soient des agens nécessités soit qu’ils agissent librement, il leur suffit de sçavoir que ces agens peuvent être modifiés. Les loix pénales sont des motifs que l’expérience nous montre comme capables de contenir ou d’anéantir les impulsions que les passions donnent aux volontés des hommes ; de quelque cause nécessaire que ces passions leur viennent, le législateur se propose d’en arrêter l’effet ; & quand il s’y prend d’une façon convenable, il est sûr du succès. En décernant des gibets, des supplices, des châtimens quelconques aux crimes : il ne fait autre chose que ce que fait celui qui, en bâtissant une maison, y place des goutières pour empêcher les eaux de la pluie de dégrader les fondemens de sa demeure.

Quelque soit la cause qui fait agir les hommes, on est en droit d’arrêter les effets de leurs actions, de même que celui dont un fleuve pourroit entraîner le champ, est en droit de contenir ses eaux par une digue, ou même s’il le peut, de détourner son cours. C’est en vertu de ce droit que la société peut effrayer & punir, en vue de sa conservation ceux qui seroient tentés de lui nuire, ou qui commettent des actions qu’elles reconnoit vraiment nuisibles à son repos, à sa sûreté, à son bonheur.

On nous dira, sans doute, que la société ne punit pas pour l’ordinaire les fautes aux quelles la volonté n’a point de part ; c’est cette volonté seule que l’on punit ; & c’est elle qui décide du crime & de son atrocité, & si cette volonté n’est point libre on ne doit point la punir. Je réponds que la société est un assemblage d’êtres sensibles, susceptibles de raison, qui désirent le bien-être & qui craignent le mal. Ces dispositions font que leurs volontés peuvent être modifiées ou déterminées à tenir la conduite qui les méne à leurs fins. L’éducation, la loi, l’opinion publique, l’exemple, l’habitude, la crainte sont des causes qui doivent modifier les hommes, influer sur leurs volontés, les faire concourir au bien général, régler leurs passions, & contenir celles qui peuvent nuire au but de l’association. Ces causes sont de nature à faire impression sur tous les hommes, que leur organisation & leur essence mettent à portée de contracter les habitudes, les façons de penser & d’agir qu’on leur veut inspirer. Tous les êtres de notre espece sont susceptibles de crainte, dès lors la crainte d’un châtiment, ou de la privation du bonheur qu’ils désirent, est un motif qui doit nécessairement influer plus ou moins sur leurs volontés & leurs actions. Se trouve-t-il des hommes assez mal constitués pour résister ou pour être insensibles aux motifs qui agissent sur tous les autres, ils ne sont point propres à vivre en société, ils contrarieroient le but de l’association, ils en seroient les ennemis, ils mettroient obstacle à sa tendance, & leurs volontés rébelles & insociables, n’ayant pu être modifiées convenablement aux intérêts de leurs concitoyens, ceux-ci se réunissent contre leurs ennemis, & la loi, qui est l’expression de la volonté générale, inflige des peines à ces êtres, sur qui les motifs qu’on leur avoit présentés n’ont point les effets que l’on pouvoit en attendre. En conséquence ces hommes insociables sont punis, sont rendus malheureux & suivant la nature de leurs crimes, sont exclus de la société, comme des êtres peu faits pour concourir à ses vues.

Si la société a le droit de se conserver, elle a droit d’en prendre les moyens ; ces moyens sont les loix, qui présentent aux volontés des hommes les motifs les plus propres à les détourner des actions nuisibles : ces motifs ne peuvent-ils rien sur eux ? La société, pour son propre bien, est forcée de leur ôter le pouvoir de lui nuire. De quelque source que partent leurs actions ; soit qu’elles soit libres, soit qu’elles soient nécessaires, elle les punit quand, après leur avoir présenté des motifs assez puissans pour agir sur des êtres raisonnables, elle voit que ces motifs n’ont pu vaincre les impulsions de leur nature dépravée. Elle les punit avec justice, quand les actions dont elle les détourne sont vraiment nuisibles à la société ; elle a droit de les punir quand elle ne leur commande ou défend que des choses conformes ou contraires à la nature des êtres associés pour leur bien réciproque. Mais d’un autre côté, la loi n’est pas en droit de punir ceux à qui elle n’a point présenté les motifs nécessaires pour influer sur leurs volontés ; elle n’a pas droit de punir ceux que la négligence de la société a privés des moyens de subsister, d’exercer leur industrie & leurs talens, de travailler pour elle. Elle est injuste quand elle punit ceux à qui elle n’a donné ni éducation, ni principes honnêtes, à qui elle n’a point fait contracter les habitudes nécessaires au maintien de la société. Elle est injuste quand elle les punit pour des fautes que les besoins de leur nature & que la constitution de la société leur ont rendu nécessaires. Elle est injuste & insensée lorsqu’elle les châtie pour avoir suivi des penchans que la société elle-même, que l’exemple, que l’opinion publique, que les institutions conspirent à leur donner. Enfin la loi est inique, quand elle ne proportionne point la punition au mal réel que l’on fait à la société. Le dernier dégré d’injustice & de folie est quand elle est aveuglée au point d’infliger des peines à ceux qui la servent utilement.

Ainsi les loix pénales, en montrant des objets effrayans à des hommes qu’elles doivent supposer susceptibles de crainte, leur présentent des motifs propres à influer sur leurs volontés. L’idée de la douleur, de la privation de leur liberté, de la mort, sont pour des êtres bien constitués & jouissant de leurs facultés, des obstacles puissans qui s’opposent fortement aux impulsions de leurs desirs déréglés ; ceux qui n’en sont point arrêtés, sont des insensés, des frénétiques, des êtres mal organisés, contre lesquels les autres sont en droit de se garantir & de se mettre en sûreté. La folie est, sans doute, un état involontaire & nécessaire, cependant personne ne trouve qu’il soit injuste de priver de la liberté les fous, quoique leurs actions ne puissent être imputées qu’au dérangement de leur cerveau. Les méchans sont des hommes dont le cerveau est, soit continuement soit passagérement troublé, il faut donc les punir en raison du mal qu’ils font, & les mettre pour toujours dans l’impuissance de nuire, si l’on n’a point d’espoir de jamais les ramener à une conduite plus conforme au but de la société.

Je n’examine point ici jusqu’où peuvent aller les châtimens que la société inflige à ceux qui l’offensent. La raison semble indiquer que la loi doit montrer aux crimes nécessaires des hommes toute l’indulgence compatible avec la conservation de la société. Le systême de la fatalité ne laisse point, comme on a vu, les crimes impunis, mais au moins il est propre a modérer la barbarie avec laquelle un grand nombre de nations punissent les victimes de leur colere. Cette cruauté devient encore plus absurde lorsque l’expérience en montre l’inutilité ; l’habitude de voir des supplices atroces familiarise les criminels avec leur idée. S’il est bien vrai que la société ait le droit d’ ôter la vie à ses membres ; s’il est bien vrai que la mort du criminel, inutile désormais pour lui, soit avantageuse à la société, ce qu’il faudroit examiner ; l’humanité exigeroit du moins que cette mort ne fût point accompagnée des tourmens inutiles, dont souvent les loix trop rigoureuses se plaisent à la surcharger. Cette cruauté ne sert qu’à faire souffrir sans fruit pour elle-même la victime que l’on immole à la vindicte publique ; elle attendrit le spectateur & l’intéresse en faveur du malheureux qui gémit ; elle n’en impose point au méchant, que la vue des cruautés qui lui sont destinées rend souvent plus féroce, plus cruel, plus ennemi de ses associés. Si l’exemple de la mort étoit moins fréquent, même sans être accompagné de douleurs, il en seroit plus imposant[2].

Que dirons-nous de l’injuste cruauté de quelques nations, où les loix qui devroient être faites pour l’avantage de tous, ne semblent avoir pour objet que la sûreté particulière des plus forts, & où des châtimens peu proportionnés aux crimes ôtent impitoyablement la vie à des hommes que la plus urgente nécessité a forcé d’être coupables ? C’est ainsi que dans la plûpart des nations policées la vie d’un citoyen est mise dans la même balance que de l’argent ; le malheureux qui périt de faim & de misére est mis à mort pour avoir enlevé quelque portion chétive du superflu d’un autre, qu’il voit nager dans l’abondance ! C’est là ce que dans des sociétés éclairées l’on appelle justice, ou proportionner le châtiment au crime.

Cette affreuse iniquité ne devient-elle pas plus criante encore, quand les loix & les usages décernent des peines cruelles contre les crimes que les mauvaises institutions font germer & multiplier ? Les hommes, comme on ne peut assez le répéter, ne sont si portés au mal que parce que tout semble les y pousser. Leur éducation est nulle dans la plûpart des états ; l’homme du peuple n’y reçoit d’autres principes que ceux d’une religion inintelligible, qui n’est qu’une foible barrière contre les penchans de son cœur. Envain la loi lui crie de s’abstenir du bien d’autrui, ses besoins lui crient plus fort qu’il faut vivre aux dépens de la société qui n’a rien fait pour lui & qui le condamne à gémir dans l’indigence & la misére ; privé souvent du nécessaire, il se venge par des vols, des larcins, des assassinats ; au risque de sa vie il cherche à satisfaire soit ses besoins réels, soit les besoins imaginaires que tout conspire à exciter dans son cœur. L’éducation qu’il n’a point reçue ne lui a point appris à contenir la fougue de son tempérament ; sans idées de décence, sans principes d’honneur, il se promet de nuire à une partie qui n’est qu’une marâtre pour lui ; dans ses emportemens il ne voit plus le gibet même qui l’attend ; d’ailleurs ses penchans sont devenus trop forts, ses habitudes invétérées ne peuvent plus se changer, la paresse l’engourdit, le désespoir l’aveugle, il court à la mort, & la société le punit avec rigueur des dispositions fatales & nécessaires qu’elle a fait naître en lui, ou du moins qu’elle n’a pas convenablement déracinées & combattues par les motifs les plus propres à donner à son cœur des inclinations honnêtes. Ainsi la société punit souvent les penchans que la société fait naître, ou que sa négligence fait germer dans les esprits ; elle agit comme ces pères injustes qui châtient leurs enfans des défauts qu’ils leur ont eux-mêmes fait contracter.

Quelque injuste & déraisonnable que cette conduite soit & paroisse, elle n’en est pas moins nécessaire. La société, telle qu’elle est, quelque soient sa corruption & les vices de ses institutions, veut subsister & tend à se conserver ; en conséquence elle est forcée de punir les excès que sa mauvaise constitution la forcent de produire : malgré ses propres préjugés & ses vices elle sent que sa sûreté demande qu’elle détruise les complots de ceux qui lui déclarent la guerre ; si ceux-ci entraînés par des penchans nécessaires la troublent & lui nuisent ; forcée de son côté par le desir de se conserver elle-même, elle les écarte de son chemin & les punit avec plus ou moins de rigueur, suivant les objets auxquels elle attache la plus grande importance, ou qu’elle suppose les plus utiles à son propre bien-être : elle se trompe, sans doute, souvent, & sur ces objets & sur les moyens, mais elle se trompe alors nécessairement, faute d’avoir les lumières qui pourroient l’éclairer sur ses vrais intérêts, ou par le défaut de vigilance, de talens & de vertus dans ceux qui réglent ses mouvemens. D’où l’on voit que les injustices d’une société aveugle & mal constituée sont aussi nécessaires que les crimes de ceux qui la troublent & la déchirent[3]. Un corps politique, quand il est en démence, ne peut pas plus agir conformément à la raison qu’un de ses membres dont le cerveau est troublé.

On nous dit encore que ces maximes, en soumettant tout à la nécessité, doivent confondre ou même détruire les notions que nous avons du juste & de l’injuste, du bien & du mal, du mérite & du démérite. Je le nie ; quoique l’homme agisse nécessairement dans tout ce qu’il fait, ses actions sont justes, bonnes & méritoires toutes les fois qu’elles tendent à l’utilité réelle de ses semblables & de la société où il vit ; & l’on ne peut s’empêcher de les distinguer de celles qui nuisent réellement au bien-être de ses associés. La société est juste, bonne, digne de notre amour, quand elle procure à tous ses membres leurs besoins physiques, la sûreté, la liberté, la possession de leurs droits naturels ; c’est en quoi consiste tout le bonheur dont l’état social est susceptible ; elle est injuste, mauvaise, indigne de notre amour, quand elle est partiale pour un petit nombre & cruelle pour le plus grand ; c’est alors que nécessairement elle multiplie ses ennemis & les oblige à se venger par des actions criminelles qu’elle est forcée de punir. Ce n’est pas des caprices d’une société politique que dépendent les notions vraies du juste & de l’injuste, du bien & du mal moral, du mérite & du démérite réel ; c’est de l’utilité, c’est de la nécessité des choses, qui forceront toujours les hommes à sentir qu’il existe une façon d’agir qu’ils sont obligés d’aimer & d’approuver dans leurs semblables ou dans la société, tandis qu’il en est une autre qu’ils sont obligés par leur nature de haïr & de blâmer. C’est sur notre propre essence que sont fondées nos idées du plaisir & de la douleur, du juste & de l’injuste, du vice & de la vertu ; la seule différence, c’est que le plaisir & la douleur se font immédiatement & sur le champ sentir à notre cerveau, au lieu que les avantages de la justice & de la vertu ne se montrent souvent à nous que par une suite de réflexions & d’expériences multipliées & compliquées, que le vice de leur conformation & de leurs circonstances empêchent souvent beaucoup d’hommes de faire, ou du moins de faire exactement.

Par une suite nécessaire de cette même vérité le systême du fatalisme ne tend point à nous enhardir au crime & à faire disparoitre les remords, comme souvent on l’en accuse. Nos penchans sont dûs à notre nature ; l’usage que nous faisons de nos passions dépend de nos habitudes, de nos opinions, des idées que nous avons reçues dans notre éducation & dans les sociétés où nous vivons. Ce sont nécessairement ces choses qui décident de notre conduite. Ainsi quand notre tempérament nous rendra susceptibles de passions fortes, nous serons emportés dans nos desirs, quelque soient nos spéculations. Les remords sont des sentimens douloureux excités en nous par le chagrin que nous causent les effets présens ou futurs de nos passions ; si ces effets sont toujours utiles pour nous, nous n’avons point de remords ; mais dès que nous sommes assûrés que nos actions nous rendront haïssables ou méprisables aux autres, ou dès que nous craignons d’en être punis d’une manière ou d’une autre, nous sommes inquiets & mécontens de nous-mêmes, nous nous reprochons notre conduite, nous en rougissons au fond du cœur, nous appréhendons les jugemens des êtres, à l’estime, à la bienveillance, à l’affection desquels nous avons appris & nous sentons que nous sommes intéressés. Notre propre expérience nous prouve que le méchant est un homme odieux pour tous ceux sur qui ses actions influent ; si ces actions sont cachées, nous sçavons qu’il est rare qu’elles puissent l’être toujours. La moindre réflexion nous prouve qu’il n’y a point de méchant qui ne soit honteux de sa conduite, qui soit vraiment content de lui-même, qui n’envie le sort d’un homme de bien, qui ne soit forcé de reconnoître qu’il a payé bien chérement les avantages dont il ne peut jamais jouir sans faire des retours très fâcheux sur lui-même. Il éprouve de la honte, il se méprise, il se hait, sa conscience est toujours alarmée. Pour se convaincre de ce principe il ne faut que considérer à quel point les tyrans ou les scélérats assez puissans pour ne pas redouter les châtimens des hommes, craignent pourtant la vérité, & poussent les précautions & la cruauté contre ceux qui pourroient les exposer aux jugemens du public. Ils ont donc la conscience de leurs iniquités ? Ils sçavent donc qu’ils sont haïssables & méprisables ? Ils ont donc des remords ? Leur sort n’est donc pas heureux ? Les personnes bien élevées acquiérent ces sentimens dans l’éducation ; ils sont fortifiés ou affoiblis par l’opinion publique, par l’usage, par les exemples que l’on a devant les yeux. Dans une société dépravée les remords ou n’existent point, ou bientôt ils disparoissent ; car dans toutes leurs actions c’est toujours les jugemens de leurs semblables que les hommes sont forcés d’envisager. Nous n’avons jamais ni honte ni remords des actions que nous voyons approuvées ou pratiquées par tout le monde. Sous un gouvernement corrompu, des ames vénales, avides & mercénaires ne rougissent point de la bassesse, du vol & de la rapine autorisés par l’exemple ; dans une nation licencieuse personne ne rougit d’un adultere ; dans un pays superstitieux on ne rougit pas d’assassiner pour des opinions. L’on voit donc que nos remords, ainsi que les idées vraies ou fausses que nous avons de la décence, de la vertu, de la justice, etc. Sont des suites nécessaires de notre tempérament modifié par la société où nous vivons ; les assassins & les voleurs, quand ils vivent entre eux n’ont ni honte ni remords.

Ainsi, je le répète, toutes les actions des hommes sont nécessaires ; celles qui sont toujours utiles, ou qui contribuent au bonheur réel & durable de notre espece s’appellent des vertus, & plaisent nécessairement à tous ceux qui les éprouvent, à moins que leurs passions ou leurs opinions fausses, ne les forcent à en juger d’une façon peu conforme à la nature des choses. Chacun agit & juge nécessairement d’après sa propre façon d’être, & d’après les idées vraies ou fausses qu’il s’est faites du bonheur. Il est des actions nécessaires que nous sommes forcés d’approuver ; il en est d’autres que nous sommes en dépit de nous-mêmes, forcés de blâmer, & dont l’idée nous oblige à rougir lorsque notre imagination fait que nous les voyons avec les yeux des autres. L’homme de bien & le méchant agissent par des motifs également nécessaires ; ils différent simplement pour l’organisation, & pour les idées qu’ils se font du bonheur ; nous aimons l’un nécessairement, & nous détestons l’autre par la même nécessité. La loi de notre nature voulant qu’un être sensible travaillât constamment à se conserver, n’a pu laisser aux hommes le pouvoir de choisir ou la liberté de préférer la douleur au plaisir, le vice à l’utilité, le crime à la vertu. C’est donc l’essence même de l’homme qui l’oblige à distinguer les actions avantageuses à lui-même de celles qui lui sont nuisibles.

Cette distinction subsiste même dans les sociétés les plus corrompues, où les idées de vertu, quoique le plus complétement effacées de la conduite, demeurent les mêmes dans les esprits. En effet supposons un homme décidé pour la scélératesse qui se fut dit à lui-même que c’est une duperie que d’être vertueux dans une société pervertie. Supposons lui encore assez d’adresse & de bonheur pour échapper pendant une longue suite d’années au blâme & aux châtimens ; je dis que malgré des circonstances si avantageuses, un tel homme n’a été ni heureux ni content de lui-même. Il a été dans des transes, dans des combats, dans des agitations perpétuelles. Combien de précautions, d’embarras, de travaux, de soins & de soucis n’a-t-il pas falu employer dans cette lutte continuelle contre ses associés dont il craignoit les regards ! Demandons lui ce qu’il pense de lui-même. Approchons-nous du lit de ce scélérat moribond, & demandons lui s’il voudroit recommencer au même prix une vie aussi agitée ? S’il est de bonne foi, il avouera qu’il n’a goûté ni repos ni bien-être, que chaque crime lui a coûté des inquiétudes & des insomnies ; que ce monde n’a été pour lui qu’une scène continuée d’allarmes & de peines d’esprit ; que vivre paisiblement de pain & d’eau lui paroît un sort plus doux que d’acquérir des richesses, du crédit, des honneurs aux mêmes conditions. Si ce scélérat, malgré tous ses succès, trouve son sort déplorable, que penserons-nous de ceux qui n’ont eu ni les mêmes ressources, ni les mêmes avantages pour réussir dans leurs projets ?

Ainsi le systême de la nécessité est non seulement véritable & fondé sur des expériences certaines, mais encore il établit la morale sur une base inébranlable. Loin de sapper les fondemens de la vertu, il montre sa nécessité ; il fait voir les sentimens invariables qu’elle doit exciter en nous, sentimens si nécessaires & si forts que tous les préjugés & les vices de nos institutions n’ont jamais pu les anéantir dans les cœurs. Lorsque nous méconnoissons les avantages de la vertu, c’est à nos erreurs infuses, à nos institutions déraisonnables que nous devons nous en prendre ; tous nos égaremens sont des suites fatales & nécessaires des erreurs & des préjugés qui se sont identifiés avec nous. N’imputons donc plus à notre nature de nous rendre méchans ; ce sont les opinions funestes que l’on nous force de sucer avec le lait qui nous rendent ambitieux, avides, envieux, orgueilleux, débauchés, intolérans, obstinés dans nos préjugés, incommodes pour nos semblables & nuisibles à nous-mêmes. C’est l’éducation qui porte en nous le germe des vices qui nous tourmenteront nécessairement pendant tout le cours de notre vie.

On reproche au fatalisme de décourager les hommes, de réfroidir leurs ames, de les plonger dans l’apathie, de briser les nœuds qui devroient les lier à la société. si tout est nécessaire, nous dit-on, il faut laisser aller les choses & ne s’émouvoir de rien. Mais dépend-il de moi d’être sensible ou non ? Suis-je le maître de sentir ou de ne point sentir la douleur ? Si la nature m’a donné une ame humaine & tendre, m’est-il possible de ne point m’intéresser vivement à des êtres que je sçais nécessaires à mon propre bonheur ? Mes sentimens sont nécessaires, ils dépendent de ma propre nature que l’éducation a cultivée. Mon imagination prompte à s’émouvoir fait que mon cœur se resserre & frissonne à la vue des maux que souffrent mes semblables, du despotisme qui les écrase, de la superstition qui les égare, des passions qui les divisent, des folies qui les mettent perpétuellement en guerre. Quoique je sache que la mort est le terme fatal & nécessaire de tous les êtres, mon ame n’en est pas moins vivement touchée de la perte d’une épouse chérie, d’un enfant propre à consoler ma vieillesse, d’un ami devenu nécessaire à mon cœur. Quoique je n’ignore pas qu’il est de l’essence du feu de brûler, je ne me croirai pas dispensé d’employer tous mes efforts pour arrêter un incendie. Quoique je sois intimement convaincu que les maux dont je suis témoin sont des suites nécessaires des erreurs primitives dont mes concitoyens sont imbus ; si la nature m’a donné le courage de le faire, j’oserai leur montrer la vérité ; s’ils l’écoutent, elle deviendra peu-à-peu le reméde assûré de leurs peines ; elle produira les effets qu’il est de son essence d’opérer.

Si les spéculations des hommes influoient sur leur conduite, ou changeoient leurs tempéramens, l’on ne peut point douter que le systême de la nécessité ne dût avoir sur eux l’influence la plus avantageuse ; non seulement elle seroit propre à calmer la plûpart de leurs inquiétudes ; mais elle contribueroit encore à leur inspirer une soumission utile, une résignation raisonnée aux décrets du sort, dont souvent leur trop grande sensibilité fait qu’ils sont accablés. Cette apathie heureuse seroit sans doute désirable pour ces êtres qu’une ame trop tendre rend souvent les déplorables jouets de la destinée, ou que des organes trop frêles exposent sans cesse à être brisés par les coups de l’adversité.

Mais de tous les avantages que le genre humain pourroit retirer du dogme de la fatalité ; s’il l’appliquoit à sa conduite, il n’en est point de plus grand que cette indulgence, cette tolérance universelle qui devroit être une suite de l’opinion que tout est nécessaire. En conséquence de ce principe le fataliste, s’il avoit l’ame sensible, plaindroit ses semblables, gémiroit sur leurs égaremens, chercheroit à les détromper, sans jamais s’irriter contre eux ni insulter à leur misère. De quel droit en effet haïr ou mépriser les hommes ? Leur ignorance, leurs préjugés, leurs foiblesses, leurs vices, leurs passions, ne sont-ils pas des suites inévitables de leurs mauvaises institutions ? N’en sont-ils pas assez rigoureusement punis par une foule de maux qui les assiégent de toutes parts ? Les despotes qui les accablent sous un sceptre de fer, ne sont-ils pas les victimes continuelles de leurs propres inquiétudes & de leurs défiances ? Est-il un méchant qui jouisse d’un bonheur bien pur ? Les nations ne souffrent-elles pas sans cesse de leurs préjugés & de leurs folies ? L’ignorance des chefs & la haine qu’ils ont pour la raison & la vérité ne sont-elles pas punies par la foiblesse & la ruine des états qu’ils gouvernent ? En un mot, le fataliste gémira de voir la nécessité exercer à tout moment ses jugemens sévères sur les mortels qui méconnoissent son pouvoir, ou qui sentent ses coups sans vouloir reconnoître la main, dont ils partent : il verra que l’ignorance est nécessaire ; que la crédulité en est la suite nécessaire ; que l’asservissement est une suite nécessaire de l’ignorance crédule ; que la corruption des mœurs est une suite nécessaire de l’asservissement : enfin que les malheurs des sociétés & de leurs membres sont des suites nécessaires de cette corruption.

Le fataliste conséquent à ces idées ne sera donc ni un misanthrope incommode, ni un citoyen dangereux. Il pardonnera à ses frères les égaremens que leur nature viciée par mille causes leur ont rendu nécessaires ; il les consolera, il leur inspirera du courage, il les détrompera de leurs vaines chimeres ; mais jamais il ne leur montrera cette aîgreur, plus propre à les révolter qu’à les attirer à la raison. Il ne troublera point le repos de la société, il ne soulévera point les peuples contre la puissance souveraine ; il sentira que la perversité & l’aveuglement de tant de conducteurs des peuples sont des suites nécessaires des flatteries dont on repaît leur enfance, de la malice nécessaire de ceux qui les obsédent & les corrompent pour profiter de leurs foiblesses, enfin que ce sont des effets inévitables de l’ignorance profonde de leurs vrais interêts où tout s’efforce de les retenir.

Le fataliste n’est point en droit d’être vain de ses propres talens ou de ses vertus ; il sçait que ces qualités ne sont que des suites de son organisation naturelle, modifiée par des circonstances qui n’ont nullement dépendu de lui. Il n’aura ni haine ni mépris pour ceux que la nature & les circonstances n’auront point favorisé comme lui. C’est le fataliste qui doit être humble & modeste par principe ; n’est-il pas forcé de reconnoître qu’il ne posséde rien qu’il n’ait reçu ?

En un mot tout ramene à l’indulgence celui que l’expérience a convaincu de la nécessité des choses. Il voit avec douleur qu’il est de l’essence d’une société mal constituée, mal gouvernée, asservie à des préjugés, & à des usages déraisonnables, soumise à des loix insensées, dégradée par le despotisme, corrompue par le luxe, enivrée de fausses opinions de se remplir de citoyens vicieux & légers ; d’esclaves rampans & glorieux de leurs chaînes ; d’ambitieux sans idées de vraie gloire ; d’avares & de prodigues, de fanatiques & de libertins. Convaincu de la liaison nécessaire des choses, il ne sera point surpris de voir la négligence ou l’oppression porter le découragement dans les campagnes, des guerres sanglantes les dépeupler, des dépenses inutiles les appauvrir, & tous ces excès réunis faire que les nations ne renferment partout que des hommes sans bonheur, sans lumières, sans mœurs & sans vertus. Il ne verra en tout cela que l’action & la réaction nécessaire du physique sur le moral & du moral sur le physique. En un mot, tout homme qui reconnoît la fatalité, demeurera persuadé qu’une nation mal gouvernée est un sol fertile en plantes venimeuses ; elles y croissent en telle abondance qu’elles se pressent & s’étouffent les unes les autres. C’est dans un terrein cultivé par les mains d’un Lycurgue que l’on voit naître des citoyens intrépides, fiers, désintéressés, étrangers aux plaisirs : dans un champ cultivé par un Tibère l’on ne trouvera que des scélérats, des ames basses, des délateurs & des traîtres. C’est le sol, ce sont les circonstances dans lesquelles les hommes se trouvent placés qui en font des objets utiles ou nuisibles : le sage évite les uns comme ces reptiles dangereux dont la nature est de mordre & de communiquer leur venin ; il s’attache aux autres & les aime comme ces fruits délicieux dont son palais se trouve agréablement flatté : il voit les méchans sans colère, il chérit les cœurs bienfaisans ; il sait que l’arbre languissant sans culture dans un désert aride & sabloneux, qui l’a rendu difforme & tortueux, eût peut-être étendu son feuillage au loin, eût fourni des fruits délectables, eût procuré un ombrage frais si son germe eût été placé dans un terrein plus fertile, ou s’il eût éprouvé les soins attentifs d’un cultivateur habile.

Que l’on ne nous dise point que c’est dégrader l’homme que de réduire ses fonctions à un pur méchanisme ; que c’est honteusement l’avilir que de le comparer à un arbre, à une végétation abjecte… le philosophe exempt de préjugés n’entend point ce langage inventé par l’ignorance de ce qui constitue la vraie dignité de l’homme. Un arbre est un objet qui, dans son espèce, joint l’utile à l’agréable ; il mérite notre affection quand il produit des fruits doux & une ombre favorable. Toute machine est précieuse, dès qu’elle est vraiment utile & remplit fidélement les fonctions auxquelles on la destine. Oui, je le dis avec courage, l’homme de bien quand il a des talens & des vertus est pour les êtres de son espèce un arbre qui leur fournit & des fruits & de l’ombrage. L’homme de bien est une machine dont les ressorts sont adaptés de manière à remplir les fonctions d’une façon qui doit plaire. Non, je ne rougirai pas d’être une machine de ce genre, & mon cœur tressailleroit de joie s’il pouvoit pressentir qu’un jour les fruits de mes réflexions seront utiles & consolans pour mes semblables.

La nature elle-même n’est-elle pas une vaste machine dont notre espèce est un foible ressort ? Je ne vois rien de vil en elle ni dans ses productions ; tous les êtres qui sortent de ses mains sont bons, nobles, sublimes dès qu’ils coopérent à produire l’ordre & l’harmonie dans la sphère où ils doivent agir. De quelque nature que soit l’ame, soit qu’on la fasse mortelle, soit qu’on la suppose immortelle, soit qu’on la regarde comme un esprit, soit qu’on la regarde comme une portion du corps, je trouverai cette ame noble, grande & sublime dans Socrate, Aristide & Caton. Je l’appellerai une ame de boue dans Claude, dans Séjan, dans Néron. J’admirerai son énergie & son jeu dans Corneille, dans Newton, dans Montesquieu : je gémirai de sa bassesse en voyant des hommes vils qui encensent la tyrannie, ou qui rampent servilement aux pieds de la superstition.

Tout ce qui vient d’être dit dans le cours de cet ouvrage nous prouve clairement que tout est nécessaire. Tout est toujours dans l’ordre rélativement à la nature, où tous les êtres ne font que suivre les loix qui leur sont imposées. Il est entré dans son plan que de certaines terres produiroient des fruits délicieux, tandis que d’autres ne fourniroient que des épines, des végétaux dangereux. Elle a voulu que quelques sociétés produisissent des sages, des héros, des grands hommes ; elle a réglé que d’autres ne feroient naître que des hommes abjects, sans énergie & sans vertus. Les orages, les vents, les tempêtes, les maladies, les guerres, les pestes & la mort sont aussi nécessaires à sa marche que la chaleur bienfaisante du soleil, que la sérénité de l’air, que les pluies douces du printems, que les années fertiles, que la santé, que la paix, que la vie ; les vices & les vertus, les ténèbres & la lumière, l’ignorance & la science sont également nécessaires ; les uns ne sont des biens, les autres ne sont des maux que pour des êtres particuliers dont ils favorisent ou dérangent la façon d’exister : le tout ne peut être malheureux, mais il peut renfermer des malheureux.

La nature distribue donc de la même main ce que nous appellons l’ordre & ce que nous appellons désordre ; ce que nous appellons plaisir & ce que nous appellons douleur ; en un mot elle répand, par la nécessité de son être, & le bien & le mal dans le monde que nous habitons. Ne la taxons point pour cela de bonté ou de malice ; ne nous imaginons pas que nos cris & nos vœux puissent arrêter sa force toujours agissante d’après des loix immuables. Soumettons-nous à notre sort, & lorsque nous souffrons, ne recourons point aux chimeres que notre imagination a créées ; puisons dans la nature elle-même les remèdes qu’elle nous offre pour les maux qu’elle nous fait. Si elle nous envoie des maladies, cherchons dans son sein les productions salutaires qu’elle fait naître pour nous. Si elle nous donne des erreurs, elle nous fournit dans l’expérience & dans la vérité les contrepoisons propres à détruire leurs funestes effets. Si elle souffre que la race humaine gémisse longtems sous le poids de ses vices & de ses folies ; elle lui montre dans la vertu le remède assûré de ses infirmités. Si les maux que quelques sociétés éprouvent sont nécessaires, quand ils seront devenus trop incommodes, elles seront irrésistiblement forcées d’en chercher les remèdes, que la nature leur fournira toujours. Si cette nature a rendu l’existence insupportable pour quelques êtres infortunés qu’elle semble avoir choisis pour en faire ses victimes, la mort est une porte qu’elle leur laisse toujours ouverte & qui les délivre de leurs maux, lorsqu’ils les jugent impossibles à guérir.

N’accusons donc point la nature d’être inexorable pour nous ; il n’existe point en elle de maux dont elle ne fournisse le remède à ceux qui ont le courage de le chercher & de l’appliquer. Cette nature suit des loix générales & nécessaires dans toutes ses opérations ; le mal physique & le mal moral ne sont point dûs à sa méchanceté, mais à la nécessité des choses. Le mal physique est le dérangement produit dans nos organes par les causes physiques que nous voyons agir ; le mal moral est le dérangement produit en nous par des causes physiques dont le jeu est un secret pour nous. Ces causes finissent toujours par produire des effets sensibles ou capables de frapper nos sens ; les pensées & les volontés des hommes ne se montrent que par les effets marqués qu’elles produisent en eux-mêmes, ou sur les êtres que leur nature rend susceptibles de les sentir. Nous souffrons, parce qu’il est de l’essence de quelques êtres de déranger l’oeconomie de notre machine ; nous jouissons parce que les propriétés de quelques êtres sont analogues à notre façon d’exister ; nous naissons, parce qu’il est de la nature de quelques matières de se combiner sous une forme déterminée ; nous vivons, nous agissons, nous pensons, parce qu’il est de l’essence de certaines combinaisons d’agir & de se maintenir dans l’existence par des moyens donnés, pendant une durée fixée : enfin nous mourons, parce qu’une loi nécessaire prescrit à toutes les combinaisons qui se sont faites de se détruire ou de se dissoudre. De tout cela il résulte que la nature est impartiale pour toutes ses productions ; elle nous soumet comme tous les autres êtres à des loix éternelles dont elle n’a pu nous exempter ; si elles les suspendoit un instant, c’est pour lors que le désordre se mettroit en elle & que son harmonie seroit troublée.

Ceux qui étudient la nature en prenant l’expérience pour guide peuvent seuls deviner ses secrets, & démêler peu-à-peu la trame, souvent imperceptible, des causes dont elle se sert pour opérer ses plus grands phénomènes ; à l’aide de l’expérience nous lui découvrons souvent de nouvelles propriétés & de nouvelles façons d’agir inconnues des siécles qui nous ont précédés. Ce qui étoit des merveilles, des miracles, des effets surnaturels pour nos aïeux, devient aujourd’hui pour nous des effets simples & naturels, dont nous connoissons le méchanisme & les causes. L’homme, en sondant la nature, est parvenu à découvrir les causes des tremblemens de la terre, du mouvement périodique des mers, des embrâsemens soûterreins, des météores, qui étoient pour nos ancêtres, & qui sont encore pour le vulgaire ignorant, des signes indubitables de la colère du ciel. Notre postérité en suivant & rectifiant les expériences faites & par nous & par nos pères, ira plus loin encore, & découvrira des effets & des causes qui sont totalement voilés à nos yeux. Les efforts réunis du genre humain parviendront, peut-être, un jour à pénétrer jusques dans le sanctuaire de la nature pour découvrir plusieurs des mystères qu’elle a semblé jusqu’ici refuser à toutes nos recherches.

En envisageant l’homme sous son véritable aspect ; en quittant l’autorité pour suivre l’expérience & la raison ; en le soumettant tout entier aux loix de la physique, auxquelles l’imagination a voulu le soustraire, nous verrons que les phénomènes du monde moral suivent les mêmes règles que ceux du monde physique, & que la plûpart des grands effets, que notre ignorance & nos préjugés nous font regarder comme inexplicables & comme merveilleux, deviendront simples & naturels pour nous. Nous trouverons que l’éruption d’un volcan & la naissance d’un Tamerlan sont pour la nature la même chose ; en remontant aux causes premières des événemens les plus frappans que nous voyons avec effroi s’opérer sur la terre, de ces révolutions terribles, de ces convulsions affreuses qui déchirent & ravagent les nations, nous trouverons que les volontés qui opérent en ce monde les changemens les plus surprenans & les plus étendus, sont mues dans leur principe par des causes physiques, que leur petitesse nous fait juger méprisables & peu capables de produire des phénomènes que nous trouvons si grands.

Si nous jugeons des causes par leurs effets, il n’est point de petites causes dans l’univers. Dans une nature où tout est lié, où tout agit & réagit, où tout se meut & s’altère, se compose & se décompose, se forme & se détruit, il n’est pas un atôme qui ne joue un rôle important & nécessaire ; il n’est point de molécule imperceptible qui, placée dans des circonstances convenables, n’opère des effets prodigieux. Si nous étions à portée de suivre la chaîne éternelle qui lie toutes les causes aux effets que nous voyons, sans perdre aucun de ses chaînons de vue ; si nous pouvions démêler le bout des fils insensibles qui remuent les pensées, les volontés, les passions de ces hommes que d’après leurs actions nous appellons puissans, nous trouverions que ce sont des vrais atômes qui sont les leviers secrets dont la nature se sert pour mouvoir le monde moral ; c’est la rencontre inopinée, & pourtant nécessaire, de ces molécules indiscernables à la vue, c’est leur aggrégation, leur combinaison, leur proportion, leur fermentation, qui modifiant l’homme peu-à-peu, souvent à son insçu & malgré lui, le font penser, vouloir, agir d’une façon déterminée & nécessaire ; si ses volontés & ses actions influent sur beaucoup d’autres hommes, voilà le monde moral dans la plus grande combustion. Trop d’ âcreté dans la bile d’un fanatique, un sang trop enflammé dans le cœur d’un conquérant, une digestion pénible dans l’estomac d’un monarque, une fantaisie qui passe dans l’esprit d’une femme, sont des causes suffisantes pour faire entreprendre des guerres, pour envoyer des millions d’hommes à la boucherie, pour renverser des murailles, pour réduire des villes en cendres, pour plonger des nations dans le deuil & la misère, pour faire éclore la famine & la contagion, pour propager la désolation & les calamités pendant une longue suite de siécles à la surface de notre globe.

La passion d’un seul individu de notre espèce, quand il dispose des passions d’un grand nombre d’autres, parvient à combiner & réunir leurs volontés & leurs efforts, & décide ainsi du sort des habitans de la terre. C’est ainsi qu’un arabe ambitieux, fourbe, voluptueux donne à ses compatriotes une impulsion dont l’effet est de subjuguer ou désoler de vastes contrées dans l’Asie, dans l’Afrique & dans l’Europe, & de changer le systême religieux, les opinions & les usages d’une partie considérable des habitans de notre monde. Mais en remontant à la source primitive de ces étranges révolutions, quelles sont les causes cachées qui influoient sur cet homme, qui excitoient ses propres passions, qui constituoient son tempérament ? Quelles sont les matières de la combinaison desquelles résulte un voluptueux, un fourbe, un ambitieux, un enthousiaste, un homme éloquent, en un mot un personnage capable d’en imposer à ses semblables & de les faire concourir à ses vues ? Ce sont les particules insensibles de son sang, c’est le tissu imperceptible de ses fibres, ce sont des sels plus ou moins âcres qui picottent ses nerfs, c’est plus ou moins de matière ignée qui circule dans ses veines. D’où viennent ces élémens eux-mêmes ? C’est du sein de sa mère, c’est des alimens qui l’ont nourri, du climat qui l’a vu naître, des idées qu’il a reçues, de l’air qu’il a respiré, sans compter mille causes inappréciables & passagères qui dans des instans donnés ont modifié & déterminé les passions de cet important personnage devenu capable de changer la face de notre globe.

A des causes si foibles dans leur principe, si l’on eut dans l’origine opposé les moindres obstacles, les événemens si merveilleux dont nous sommes surpris ne seroient point arrivés. Un accès de fiévre, causé par un peu de bile trop enflammée, eut pu faire avorter tous les projets du législateur des musulmans. De la diéte, un verre d’eau, une saignée eussent quelquefois suffi pour sauver des royaumes.

L’on voit donc que le sort du genre humain, ainsi que celui de chacun des individus qui le composent, dépend à chaque instant de causes insensibles, que des circonstances souvent fugitives font naître, développent & mettent en action. Nous attribuons au hazard leurs effets, & nous les regardons comme fortuits, tandis que ces causes opèrent nécessairement & suivant des règles sûres. Nous n’avons souvent ni la sagacité ni la bonne foi de remonter aux vrais principes ; nous regardons des mobiles si foibles avec mépris, parce que nous les jugeons incapables de produire de si grandes choses. Ce sont pourtant ces mobiles tels qu’ils sont, ce sont ces ressorts si chétifs qui dans les mains de la nature & d’après ses loix nécessaires suffisent pour remuer notre univers. La conquête d’un Gengis-Kan n’a rien de plus étrange que l’explosion d’une mine, causée dans son principe par une foible étincelle, qui commence d’abord par allumer un grain unique de poudre, mais dont le feu se communique bientôt à plusieurs milliers d’autres grains contigus, dont les forces réunies & multipliées finissent par renverser des remparts, des villes & des montagnes.

Le sort de la race humaine & celui de chaque homme dépend donc à tout moment de causes insensibles, cachées dans le sein de la nature, jusqu’à ce que leur action se déploie. Le bonheur ou le malheur, la prospérité ou la misère de chacun de nous & des nations entières sont attachées à des forces dont il nous est impossible de prévoir, d’apprécier ou d’arrêter l’action. Peut-être qu’en cet instant s’amassent & se combinent les molécules imperceptibles dont l’assemblage formera un souverain qui sera le fleau ou le sauveur d’un vaste empire. Nous ne pouvons nous-mêmes répondre un instant de notre destinée ; nous ne connoissons point ce qui se passe en nous, les causes qui agissent dans notre intérieur, ni les circonstances qui les mettront en action & qui développeront leur énergie ; c’est cependant de ces causes impossibles à démêler que dépend notre destinée pour la vie. Souvent une rencontre imprévue fait éclore dans notre ame une passion dont les suites influeront nécessairement sur notre félicité. C’est ainsi que l’homme le plus vertueux peut, par la combinaison bizarre de circonstances inopinées, devenir en un instant l’homme le plus criminel.

On trouvera, sans doute, cette vérité effrayante & terrible. Mais au fond qu’a-t-elle de plus révoltant que celle qui nous apprend que cette vie, à laquelle nous sommes si fortement attachés, peut se perdre à chaque instant par une infinité d’accidens aussi irremédiables qu’imprévus ? Le fatalisme résout facilement l’homme de bien à mourir, il lui fait envisager la mort comme un moyen sûr de se soustraire à la méchanceté ; ce systême montrera cette mort à l’homme heureux lui-même comme un moyen d’échapper au malheur qui finit souvent par empoisonner la vie la plus fortunée.

Soumettons-nous donc à la nécessité ; malgré nous, elle nous entraînera toujours ; résignons-nous à la nature ; acceptons les biens qu’elle nous présente, opposons aux maux nécessaires qu’elle nous fait éprouver les remèdes nécessaires qu’elle consent à nous accorder. Ne troublons point notre esprit par des inquiétudes inutiles ; jouissons avec mesure, parce que la douleur est la compagne nécessaire de tout excès ; suivons le sentier de la vertu, parce que tout nous prouve que, même dans ce monde, forcés d’être pervers, cette vertu est nécessaire pour nous rendre estimables aux yeux des autres & contens de nous-mêmes.

Homme foible & vain ! Tu prétends d’être libre ! Helas ! Ne vois-tu pas tous les fils qui t’enchaînent ? Ne vois-tu pas que ce sont des atômes qui te forment, que ce sont des atômes qui te meuvent ; que ce sont des circonstances indépendantes de toi qui modifient ton être & qui règlent ton sort ? Dans une nature puissante qui t’environne, serois-tu donc le seul être qui pût résister à son pouvoir ? Crois-tu que tes foibles vœux la forceront de s’arrêter dans sa marche éternelle ou de changer son cours ?


  1. Notre nature se révolte toujours contre ce qui la contrarie & il y a des hommes si coleres qu’ils se mettent en fureur même contre des objets insensibles & inanimés. Mais la réflexion de l’impuissance où nous sommes de les modifier devroit nous ramener à la raison. Les parens ont souvent grand tort de punir leurs enfans avec colere, ce font des êtres qui ne sont point encore modifiés, ou qu’ils ont tres-mal modifiés eux-mêmes. Rien de plus commun dans la vie que de voir les hommes punir des fautes dont ils sont eux-mêmes les causes.
  2. La plupart des criminels n’envisagent la mort que comme un mauvais quart d’heure. Un voleur voyant un de ses camarades qui montroit peu de fermeté au milieu du supplice, lui dit est-ce que je ne t’ai pas dit que dans notre métier nous avions une maladie de plus que le reste des hommes ? On vole tous les jours au pied même des échafauts où l’on punit les coupables. Dans les nations où l’on inflige si légerement la peine de mort, a-t-on bien fait attention que l’on privoit la société tous les ans d’un grand nombre d’hommes qui pourroient par leurs travaux forcés lui rendre des services utiles, & la dédommager ainsi du mal qu’ils lui ont fait ? La facilité avec laquelle on ôte la vie aux hommes prouve la tyrannie & l’incapacité de la plupart des Législateurs, ils trouvent bien plus court de détruire des citoyens que de chercher les moyens de les rendre meilleurs.
  3. Une société qui punit les excès qu’elle fait naître peut être comparée à ceux qui font attaqués de la maladie pédiculaire ; ils sont forcés de tuer les insectes dont ils sont tourmentés, quoique ce soit leur constitution viciée qui les produise à chaque instant.