(pseudonyme d’Alice Marie Céleste Durand)
E. Plon et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 204-212).
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XXXI


Suzanne revint bientôt à elle ; en rencontrant mon regard, elle eut sur-le-champ le sentiment de la réalité.

— Est-ce bien vrai que tu m’emmènes ? fit-elle avec une expression déchirante d’angoisse et de prière.

— Oui, je t’emmène, pour toujours.

— Je ne le reverrai plus ?

— Jamais, en ce qui dépendra de moi ; jamais, au moins tant que je vivrai !

Elle ferma les yeux et respira longuement. Puis son doux regard plein de reconnaissance se porta de mon visage à celui du docteur.

— Je vous la laisse, dis-je à celui-ci ; gardez-la jusqu’à mon retour, et ne laissez pénétrer personne auprès d’elle.

— Soyez tranquille, répondit notre vieil ami, d’autant mieux que j’ai à causer avec elle.

Je sortis, et je courus chez mon notaire. Quand celui-ci apprit ma résolution de ne pas laisser Suzanne plus longtemps aux mains de son mari, il devint très-soucieux :

— C’est grave, dit-il, très-grave, ce que vous projetez là ! Songez que le mari est toujours en possession du droit de retenir sa femme au domicile conjugal, en se faisant prêter main-forte, en cas de besoin !

— Qu’il y vienne ! murmurai-je entre mes dents.

— Je vous ferai observer, continua-t-il, que je vous parle en ami ; que ferez-vous si votre gendre découvre votre retraite et vous fait sommer de lui rendre sa femme ?

— Je n’en sais rien, répondis-je en essayant de me calmer. Si cette occasion se présente, je trouverai sans doute un dénoûment à la situation ; mais en ce moment, après ce qui s’est passé, je ne peux y penser de sang-froid.

— Ne vaudrait-il pas mieux demander une séparation, et obtenir que votre fille, en attendant, vînt demeurer chez vous ?

— Peut-elle y rester dès à présent ? tout de suite ?

— Tout de suite, non, peut-être, mais demain.

— Demain ? Pour qu’elle passe encore vingt-quatre heures seule avec cet infâme ? Mais songez donc qu’il m’a dit, à moi, son père, qu’il la battrait quand il serait sûr de n’être pas vu !

Le notaire enfonça son menton dans sa cravate et réfléchi. J’étais lancé, je continuai :

— Et cette séparation, êtes-vous sûr que je l’obtiendrai ? Pouvez-vous me garantir que la loi me rendrait ma fille ? À ma place, que feriez-vous ?

— Je ne suis sûr de rien, répondit le notaire ; je ne sais rien ; je vous parle comme peut et doit parler un homme calme qui juge les choses de loin ; mais si j’étais à votre place, j’ignore absolument ce que je ferais.

— C’est tout ce que je voulais savoir, répondis-je. À présent, parlons de choses pratiques. Pouvez-vous me donner de l’argent ?

Tout s’arrangea sans difficulté : mon notaire promit de m’envoyer mes revenus à l’endroit que je lui indiquerais, sous un nom supposé dont nous convînmes ensemble, et je le quittai, sûr au moins de pouvoir aplanir les difficultés matérielles.

Je me rendis alors chez madame Gauthier. En quelques mots je la mis au courant de la situation, et elle approuva sans réserve la résolution suprême que j’avais prise si vite. C’était une femme de tête et de cœur, je le vis bien, car elle renonça à embrasser sa petite-fille, sur la seule observation que je lui fis relativement au danger qu’elle nous ferait courir par cette démarche.

— C’est bien, dit-elle, allez ! Seulement, parlez de moi à Suzanne, pour qu’elle ne m’oublie pas !

Je la quittai le cœur serré, mais plein de tendresse reconnaissante pour cette femme vraiment forte dans les moments douloureux. Jusque-là ses défauts m’avaient empêché de rendre justice à ses qualités. Je me promis de réparer mon erreur, si la vie m’en donnait la possibilité.

Je passai ensuite chez moi, et je fis venir Pierre dans le coin le plus reculé de l’appartement.

— Écoutez, lui dis-je, voilà vingt-cinq ans que nous vivons ensemble, vous êtes attaché à ma fille peut-être plus qu’à moi-même, je m’en remets absolument à vous.

Le pauvre Pierre ouvrit de grands yeux et voulut protester de son dévouement, je lui coupai la parole :

— J’enlève ma fille, lui dis-je. Cette nuit, demain au plus tard, on viendra chercher ici madame de Lincy, — vous direz que vous ne l’avez pas vue. On s’informera de moi, — vous ne m’avez pas vu depuis le moment où je vous parle ; vous ignorez absolument ce qu’on veut dire, et vous serez, s’il le faut, plus inquiet que personne de ma brusque disparition. Demain, vous recevrez la lettre que voici : vous la mettrez à la poste ce soir avant de vous coucher ; dans cette lettre, je vous ordonne de licencier ma maison, et je vous annonce mon intention de ne pas revenir à Paris avant plusieurs années. Vous toucherez chez mon banquier la somme que je vous ai indiquée, vous payerez les gages de chacun et vous fermerez la maison. Après quoi, quand vous aurez laissé passer une quinzaine de jours, vous direz que vous vous ennuyez à Paris, et que vous voulez retourner dans votre pays. De quel pays êtes-vous ?

— Je suis de Vaugirard, répondit piteusement le pauvre Pierre.

— Ça ne fait rien, vous direz que vous retournez dans votre pays, à Rouen. Vous prendrez le train à la gare Saint-Lazare. Arrivé à la première bifurcation, vous vous dirigerez sur Orléans, — sans bagages, — et de là vous viendrez nous rejoindre. Dans un mois, je serai à Florence.

— Ah ! monsieur, s’écria Pierre en me sautant au cou, moi qui pensais que vous vouliez m’abandonner !

Je répondis de bon cœur à son étreinte, et, chose étrange, ce plan, mûri en voiture, m’avait si bien rendu ma liberté d’esprit, que je souris de son accès d’expansion.

Je lui remis de l’argent pour ses dépenses personnelles, je lui dis sous quel nom il me retrouverait à Florence, je lui défendis de m’écrire, je lui indiquai un faux nom pour lui-même, et, toutes ces précautions prises, je le congédiai en le priant de m’envoyer Félicie. Avec celle-ci, ce fut bien autre chose. Quand elle apprit que je quittais Paris avec sa jeune maîtresse, elle m’accabla d’un torrent de reproches qui ne me permirent pas de prononcer une parole. Je la laissai me dire autant de choses désagréables qu’elle en put trouver, et quand elle s’arrêta, hors d’haleine :

— C’est très-bien, Félicie, lui dis-je ; seulement, vous venez avec nous.

Elle me regarda, vit que je n’avais pas envie de plaisanter, fondit en larmes et s’écria :

— Ah ! monsieur, bien sûr, le bon Dieu vous le rendra !

Je lui ordonnai de partir sur-le-champ, de prendre le chemin de fer d’Orléans et de gagner Mâcon par le centre. Là, elle devait nous retrouver, ou avoir de nos nouvelles. Elle écoutait dans le plus profond recueillement, hochant la tête pour prouver qu’elle avait compris, et quand elle eut terminé, elle me dit pour conclusion :

— Alors, monsieur, je m’en vais chez madame pour faire ses malles ?

J’eus envie de trépigner, mais je vis que cela ne servirait à rien. Je la fis descendre comme elle était ; je la bousculai dans une voiture de place, et je l’accompagnai jusqu’à la gare d’Orléans. Quand elle eut disparu dans la salle d’attente, je poussai un soupir de soulagement et je retournai près de ma fille.

Elle était bien, presque joyeuse, et pourtant comme ployée par le poids d’une grande responsabilité. Je ne me souciais pas de la laisser réfléchir ; d’ailleurs le jour baissait, les heures s’étaient rapidement écoulées depuis la scène du matin. Si je voulais partir le soir même pour quelque endroit éloigné, je n’avais plus un moment à perdre. Nous prîmes congé du docteur qui nous jura le secret le plus absolu, et j’entraînai ma fille vers une station de voitures. Je ne voulais pas qu’aucune indiscrétion, même la plus légère, pût trahir le secret de notre fuite.

Au moment où nous montions en voiture, ma fille fit en arrière un brusque mouvement. À deux pas de nous, mon gendre, arrêté sous un réverbère, causait avec un homme mal vêtu, que je reconnus pour un prêteur à gros intérêts. J’entraînai vivement Suzanne dans l’ombre de la voiture, je donnai une fausse adresse au cocher, et cinq minutes après je lui dis de se rendre à la gare de Lyon.

Nous arrivâmes juste au moment du départ. Bien en hâte nous montâmes en wagon, et quand le train s’ébranla, j’ôtai mon chapeau et je passai la main sur mon front. Nous étions sauvés.

— Père me dit tout à coup Suzanne avec sollicitude, tu n’as pas dîné !

— Je n’y songe guère, lui répondis-je. Mais toi ?

Elle fit un geste de la main. — Où allons-nous ? dit-elle,

— Chez la cousine Lisbeth.