(pseudonyme d’Alice Marie Céleste Durand)
E. Plon et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 55-60).
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VIII


Pour me remettre de cette chaude alerte, je m’enfuis à la campagne avec Suzanne. À vrai dire, c’est là que nous étions le plus heureux ; nous y passions deux mois tous les ans, et ces deux mois valaient mieux à eux seuls que le reste de l’année. Ce qui m’avait empêché d’y rester plus longtemps, jusque-là, c’était la nécessité de m’occuper de la société par actions dont étais le gérant. Je fis alors une réflexion salutaire :

— J’ai soixante-cinq mille francs de rente, me dis-je ; à quoi bon, pour toucher un traitement qui ne fait qu’ajouter un peu de luxe autour de nous, rester attaché à une chaîne ? Coupons la chaîne, arrière le boulet ! Suzanne sera toujours assez riche avec mes soixante-cinq mille francs de revenu !

Je donnai ma démission, et jusqu’à ce jour je bénis la bonne pensée qui m’inspira cette démarche.

Nous étions donc à la campagne, libres comme les oiseaux de notre parc, et presque aussi joyeux. Certes, ma vie était triste ; à tout moment, malgré les années qui s’écoulaient, je me prenais à chercher ma femme auprès de moi ; mais, dans mon chagrin, j’éprouvais une sorte d’apaisement, qui bien certainement venait d’elle. Je sentais que vivante, elle eût fait ce que je faisais, et je me répétais chaque soir : Je tiens ma promesse, et Suzanne est heureuse.

Oui, parfaitement heureuse. Elle apprenait tout sans effort, sa mémoire docile la servait à souhait, son intelligence la rendait apte à tout concevoir, je ne rencontrais qu’une difficulté : l’empêcher d’apprendre trop et trop vite, afin de ne pas fatiguer ce jeune cerveau. Mais là encore elle était docile, et quand je disais ; C’est assez ! elle reposait parfois le livre sur la table avec regret, mais elle insistait bien rarement.

L’été fut magnifique. Nous en passâmes une partie en costume de jardiniers, à remuer des plates-bandes sous un vieux couvert de tilleuls. J’avais inventé cela pour la distraire de l’étude, et jamais nouveau propriétaire n’apporta plus d’ardeur à la création d’un jardin. Nos jardiniers — les vrais — regardaient avec stupéfaction la mignonne Suzanne bêcher et ratisser avec une ardeur infatigable ; elle transplantait les bégonias, greffait les rosiers et marcottait les œillets, comme si elle eût été spécialement créée pour cette besogne.

Il fallut lui donner une ligne de pêche pour la garantir d’une courbature ; nous passâmes alors de longues heures au bord de notre ruisseau d’eau vive, à l’abri des vieux saules pleins de chenilles qui devenaient des papillons. Mais à nous deux, nous ne primes jamais qu’un goujon, goujon unique et par cela même précieux, que Suzanne voulait à toute force faire empailler. Après quelques minutes de réflexion, elle le rejeta à la rivière. Je ne sais s’il alla raconter sa mésaventure au fond des eaux, toujours est-il que nous n’en revîmes pas d’autres.

L’automne vint avec ses joies bruyantes : la vendange, les cuvées, le teillage du lin. — Suzanne allait partout, un panier ou un râteau sur l’épaule, — toujours armée de l’instrument employé ce jour-là, et qu’elle se procurait je ne sais comment. Je soupçonne cependant Pierre d’avoir été son complice. Il apportait dans les remises des paquets mystérieux qui devaient contenir les outils en question. D’ailleurs, Pierre n’avait jamais su rien lui refuser, si bien qu’un beau jour je les trouvai, dans le pressoir vide, perchés sur une échelle ; de ce poste élevé, Pierre démontrait à ma fille le système ingénieux qui change le raisin en vin.

À ma voix, ils sortirent de là tous deux absolument revêtus de toiles d’araignée, avec les araignées dedans. C’est la vieille bonne qui n’était pas contente ! J’engageai Pierre à faire désormais ses démonstrations de moins près.

À l’entrée de l’hiver, j’eus envie de rester à la campagne ; je n’osais, craignant de rendre Suzanne encore plus sauvage, et cependant nous étions si bien là, tout seuls !

Ma belle-mère m’écrivit que, si nous tardions encore, elle viendrait s’installer chez nous jusqu’à notre retour. Je n’hésitai plus, et j’ordonnai de faire nos malles.

Avant de partir, Suzanne voulut faire le tour le son domaine, pour dire adieu à tous ses biens ; nous nous mîmes en route un beau matin. La gelée blanche s’était fondue aux premiers rayons du soleil ; mais, bien chaussés de chaudes galoches en bois, nous ne craignions pas la rosée. Suzanne me tenait par la main, suivant son invariable coutume, et poussait à la fois des cris de joie et des soupirs de regret à chaque lieu de prédilection, à chaque endroit qui lui rappelait un souvenir.

— Oh ! papa ! s’écria-t-elle quand nous arrivâmes au bord du ruisseau, te rappelles-tu ? c’est ici que nous avons pêché ce fameux goujon ! Pauvre petit, comme il était content de se retrouver dans l’eau ! Nous reviendrons l’année prochaine, dis ?

— Certes ! fis-je en lui serrant la main. J’aimais autant qu’elle ces lieux où elle avait été si heureuse.

— Voilà le moulin, dit-elle plus loin, en embrassant la vallée du regard, et le chemin où il pousse des fraises, et l’avenue d’ormes, et la route de la ville, et la vieille fontaine, et tout, tout !

Elle jeta un baiser à ce doux paysage et se tut, soudain sérieuse.

— Regrettes-tu de t’en aller ? lui dis-je, prêt à braver ma belle-mère si Suzanne voulait rester.

— Oh ! non ! dit-elle joyeusement, puisque tu es toujours avec moi. Avec papa, je suis heureuse partout.

Heureuse, chère petite âme ! Moi aussi, j’étais heureux partout avec elle.