(pseudonyme d’Alice Marie Céleste Durand)
E. Plon et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 23-31).
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IV


Quelques jours plus tard, j’eus une autre alerte. Nous finissions de déjeuner, Suzanne et moi, gravement assis vis-à-vis l’un de l’autre, et je lui apprenais à plier sa serviette, — art difficile qu’elle ne s’appropriait qu’imparfaitement, lorsque mon domestique entra d’un air plus effaré que de coutume ; il devait être véritablement ému, car il oublia de me parler à la troisième personne :

— Monsieur, dit-il avec précipitation, il y a là une dame qui vous demande.

— Eh bien, fis-je sans me déranger, ce n’est pas la première fois que cela arrive ; pourquoi cet air inquiet ?

— C’est que, monsieur… elle a des malles sur l’omnibus.

— Quel omnibus ?

— L’omnibus du chemin de fer, monsieur !

Je crus que Pierre avait des hallucinations ; son visage bouleversé me fortifiait dans cette idée, quand j’eus une lueur d’en haut. Je me dirigeai vers la fenêtre, et, écartant le rideau, je vis en effet un omnibus de chemin de fer, orné de deux ou trois malles, arrêté devant la porte. Je revins à Pierre, et probablement j’avais l’air aussi effaré que lui, car c’est lui qui eut pitié de moi :

— Monsieur, dit-il, si l’on attendait avant de payer l’omnibus ? Elle s’est peut-être trompée, cette dame ; elle n’a pas voulu dire son nom ; c’est une parente de monsieur, mais si ce n’était pas monsieur…

— Comment ! elle veut qu’on paye l’omnibus, à présent ?

— Oui, monsieur, elle a dit qu’elle n’avait pas de monnaie.

— Très-bien, Pierre ; retenez l’omnibus, je le prends à l’heure. Et d’abord, faites entrer cette dame.

Pierre introduisit la dame, — et je compris alors pourquoi le pauvre garçon avait été si fort troublé. C’était une grande femme, maigre, basanée, avec un châle jaune et des socques. Elle se précipita sur Suzanne et voulut l’embrasser ; mais la petite, juchée dans sa haute chaise, se débattit à grands coups de ses petits poings fermés, et lui mit son chapeau sur l’oreille, ce que voyant, la femme au châle jaune se tourna vers moi avec un aimable sourire, et me dit, non sans un fort accent comtois :

— Je suis la cousine Lisbeth, est-ce que vous ne me reconnaissez pas, cousin ?

Ce nom évoqua dans ma mémoire un coteau couvert de vignes, où nous allions grappiller la vendange, mes frères et moi, quand nous étions tout petits ; on roulait sur l’herbe courte des pentes, on se poussait pour se faire tomber, et la cousine Lisbeth, de quelques années plus âgée que nous, commise à notre garde, ramassait les écloppés, les grondait, les embrassait, les mouchait parfois, les époussetait toujours, et, vers l’heure du souper, ramenait à la ferme ses petites ouailles récalcitrantes.

— C’est vous, cousine ? lui dis-je, en lui tendant la main de bon cœur. Par quel hasard ?

Lisbeth s’assit, tira de son sac, — un sac de la Restauration, — un mouchoir à carreaux qui sentait le tabac, s’essuya les yeux avec, et me dit :

— J’ai appris le malheur qui vous a frappé…

Je fis un signe de tête ; chose singulière, la banalité de cette phrase, répétée cent fois par jour, avait bronzé mon cœur à cet endroit-là ; je pouvais désormais parler de « ce malheur qui m’avait frappé », comme d’un malheur arrivé à un autre : par moments, il me semblait que ce n’était pas de moi qu’il était question ; mais le soir, en rentrant dans la chambre bleue, je me retrouvais tout entier. Pour le moment, je me sentais étranger à cette part de moi-même qui s’absorbait si douloureusement dans le passé, j’étais le veuf qui reçoit des compliments de condoléance.

— C’est pour moi que vous êtes venue à Paris ? fis-je soudain. J’étais devenu extrêmement sceptique à l’endroit des dévouements.

Lisbeth tourna vers moi sa bonne figure de brebis maigre, rougit, toussa, revint à son mouchoir à carreaux, tortilla le coin de son châle jaune et finit par dire :

— Voyez-vous, cousin, on a dit dans le pays que vous étiez resté tout seul avec cette petite mignonne… alors j’ai pensé que vous seriez bien aise d’avoir quelqu’un pour mettre votre maison en ordre…

L’image menaçante de madame Gauthier se dressa devant moi, et je reculai mentalement devant sa vengeance.

— Ma maison est en ordre, cousine Lisbeth, dis-je tranquillement, et nous voulons rester seuls, Suzanne et moi. Avez-vous des amis à Paris ? je vous aurais engagée à aller les voir.

Lisbeth perdit tout à fait contenance.

— Mon Dieu, dit-elle, je ne connais personne, j’étais venue pour rester chez vous, pour vous rendre service… Vous n’allez pas me renvoyer comme ça !

La douleur de ma cousine était sincère, et je faillis m’y laisser prendre, mais la raison, cette conseillère à tête reposée, me souffla que si je permettais à Lisbeth de passer une nuit sous mon toit, je ne pourrais plus jamais me débarrasser d’elle.

— Nous allons d’abord vous offrir à déjeuner, cousine, lui dis-je, et je sonnai.

Pendant qu’on préparait quelques réconfortants, Suzanne, qui s’était fait descendre de sa chaise, avait considéré notre visiteuse, à distance d’abord, et puis de plus près ; le bon regard l’attirait, le mouchoir à carreaux la repoussait, mais le sac fut tout-puissant, et elle finit par s’en approcher, le regarder avec soin, mettre sa menotte dedans, et en retirer parmi divers objets, étonnés de se voir réunis au grand jour, une paire de lunettes dans son étui. Ces lunettes firent sa joie, et, pour obtenir le bonheur de les toucher, elle se décida à se laisser embrasser par Lisbeth, qui la mangea de caresses sincères, j’eus tout lieu de le croire.

Quand la cousine eut fini de déjeuner, je regardai ma montre.

— Voulez-vous voir Paris ? lui dis-je.

— Ah ! Seigneur Dieu, non ! s’écria-t-elle. C’est pour vous que j’étais venue, ce n’est pas pour Paris… on dit que c’est si grand ! Je m’en retourne.

— Eh bien, cousine, dis-je enchanté, votre omnibus est toujours en bas, il y a un train à quatre heures quinze ; nous allons nous promener un peu dans ce grand Paris, et nous vous reconduirons au chemin de fer.

Lisbeth soupira, mais ne fit pas d’objection. Je donnai l’ordre d’envoyer ma voiture à la gare pour quatre heures, et je montai dans l’omnibus avec Lisbeth et Suzanne. Celle-ci piétinait de joie de se voir dans ce véhicule étrange et nouveau pour elle.

Pendant deux heures nous promenâmes Lisbeth, ébahie, au milieu de nos merveilles ; Suzanne voulait à toute force la faire aller dans la voiture à chèvres aux Champs-Élysées, et mon refus causa quelques larmes. Pour consoler ma fille, je comblai Lisbeth des cadeaux les plus bizarres, tous dus à l’initiative de Suzanne : on mit successivement dans un plaid, acheté pour la circonstance, un grand bonhomme de pain d’épice, un coucou à réveil, un fourneau à faire chauffer les fers à repasser, — celui-ci était un désir de Lisbeth elle-même, — diverses boîtes de bonbons, un manteau rayé noir et blanc, et une langouste gigantesque, que Suzanne avait volée à l’étalage d’un marchand de comestibles pendant que j’achetais le coucou :

— Tiens, cousine Lisbeth, je le la donne ! avait dit la jeune vagabonde en apportant son butin, presque aussi gros qu’elle, dont les antennes la dépassaient de toute leur longueur.

Le temps venu, nous déposâmes Lisbeth et ses bizarres colis dans la salle d’attente, je lui remis son ticket de chemin de fer, roulé dans un billet de cinq cents francs, qu’elle prit, je crois, pour son bulletin de bagages, et je lui promis d’aller la voir avec Suzanne.

Mon Dieu ! que c’est loin, ce temps passé, et que d’années devaient s’écouler avant l’exécution de cette promesse !

Quand je montai dans ma voiture avec ma fille, celle-ci fit la moue.

— L’autre était bien plus jolie, dit-elle : il y avait des fenêtres partout !

L’autre, c’était l’omnibus.

Comme je rentrais, Pierre, qui avait recouvré ses esprits, me dit d’un air modeste en m’ouvrant la portière :

— Monsieur, à ce que je vois, ne s’est pas repenti d’avoir gardé l’omnibus.

Et cependant cette bonne Lisbeth, qui eût dû m’en vouloir mortellement, pleurait dans le train en retournant chez elle ; — elle m’avait déjà pardonné. J’eus des remords, mais je les étouffai.