(pseudonyme d’Alice Marie Céleste Durand)
E. Plon et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 31-38).
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V


Je reçus encore une douzaine de propositions semblables ; il m’en vint de tous les côtés, d’amis et d’inconnus, par la voie des journaux et par lettres anonymes. On eût dit que l’éducation de Suzanne était un point capital dans la politique européenne. Ma politique intérieure, à moi, me fit considérer ces ennuis comme hygiéniques au point de vue moral ; car, dans cette lutte pour me défendre contre les intrus, j’acquis une fermeté de volonté que je n’avais pas précédemment, et qui me fut plus tard d’un grand secours.

À vrai dire, ce n’est pas seulement tion étrangère qui m’apprit à vouloir fermement, ce fut ma mignonne Suzanne, que j’adorais, et l’adoration est un déplorable système d’éducation.

Dans mon grand désir de la voir heureuse, j’avais oublié que sa mère, — qui savait aimer, elle, — avait dû résister quelquefois à de petits caprices, de légers moments d’humeur ; moi, aveugle dans ma tendresse, j’avais tout accordé, me faisant patient et débonnaire, de peur de me voir quinteux et violent. Le résultat fut complètement opposé à mes prévisions, mais il dut remplir d’aise le cœur de ma belle-mère, car Suzanne ne mit pas dix-huit mois à devenir insupportable.

C’est alors que je voulus déployer la fermeté nouvellement acquise, dont j’étais si fier ; mais Suzanne n’entendait pas de cette oreille-là. Ma première révolte, — car les rôles étaient intervertis, et c’est moi qui me révoltais contre sa tyrannie, — ma première révolte la plongea dans une profonde stupéfaction :

— Mais, papa, dit-elle, tu ne comprends pas ; je veux aller me promener !

— Je comprends très-bien, mais tu es enrhumée, et tu ne sortiras pas.

— Mais, papa, puisque je veux aller me promener !

Elle me regardait de ses beaux yeux bleus, avec une fixité étonnante, et semblait vouloir faire pénétrer dans mon esprit fermé l’intelligence de ses paroles. Lorsqu’elle comprit que je résistais, elle me regarda encore, mais cette fois avec une sorte d’indignation.

— Comment, semblait-elle dire, tu ne veux pas ce que je veux ? Est-ce possible ?

Une fois convaincue que je ne voulais pas, elle déploya une résistance au moins comparable à la mienne ; moi, qui avais eu tant de peine à me faire une volonté, j’étais ébahi de voir une petite fille de quatre ans me tenir tête. Je recourus alors aux grands moyens.

Certain jour, vers six heures, nous revenions d’une longue promenade à pied ; — je multipliais ces exercices pour fortifier Suzanne qui grandissait trop vite ; — elle s’était obstinée à prendre sa poupée ; et, après lui avoir conseillé à plusieurs reprises de n’en rien faire, je lui avais annoncé qu’elle la porterait seule jusqu’au retour. Elle s’était soumise à cette condition avec un petit air entendu qui n’annonçait rien de bon, et je m’attendais à un orage.

En effet, comme nous passions sur le boulevard des Italiens, Suzanne me tira par la main et me dit :

— Père, je suis fatiguée, porte ma poupée.

Je regardai ma fille : ses yeux railleurs m’annonçaient que le moment de la lutte était venu. Je lui répondis tranquillement :

— Tu sais que tu dois la porter toi-même jusqu’à la maison.

Suzanne se remit en marche sans répondre. Deux minutes après, elle réitéra sa demande, et je réitérai ma réponse. Elle s’était remise à marcher en silence, et je m’applaudissais du succès de ma fermeté lorsque tout à coup mon jeune démon s’arrête, se campe fermement sur ses deux petites jambes, et d’une voix claire comme le cristal :

— Papa, dit-elle, je veux que tu me portes ma poupée.

Au son de cette voix vibrante, deux ou trois passants s’étaient retournés ; j’étais fort embarrassé, et certes, si j’avais pu me tirer de là par un sacrifice d’argent, j’aurais probablement écorné sans regret ma fortune. Mais nul secours n’était possible. Je pris donc ma file par la main et je voulus presser le pas… Elle se laissa tomber sur l’asphalte, s’assit résolument par terre, mit sa poupée devant elle et me cria, de cette même voix perçante :

— Je ne marcherai pas !

Un murmure peu flatteur s’éleva du cercle qui grossissait autour de nous ; les uns prenaient parti pour moi, d’autres pour l’enfant, et je courais risque d’être invectivé par quelque gamin si la scène se prolongeait un instant de plus… J’appelai toute ma raison à moi, j’enlevai la petite fille dans mes bras, tout en ayant soin de laisser la poupée à terre, et je sautai dans une calèche qui passait.

— Votre poupée, m’sieu ! cria un gamin, en lançant dans la calèche la poupée qu’il tenait par une jambe.

Suzanne, très-saisie, voulait reprendre son jouet ; je le lui enlevai et je le rejetai sur le macadam où il fut broyé à l’instant par une voiture.

— Ma fille ! s’écria Suzanne qui fondit en larmes.

— Tu n’as pas voulu la porter, lui dis-je d’un ton sévère, et tu savais que je ne la porterais pas.

Suzanne détourna la tête et se mit à dévorer ses sanglots. Elle me boudait ; je ne pouvais apercevoir son petit visage sillonné de larmes, mais je sentais de temps en temps le frémissement de son vêtement contre le mien. Mon cœur saignait, — jamais elle ne m’avait boudé. En voulant briser sa résistance, avais-je perdu le cœur de mon enfant ?

Cependant, en dedans de moi-même, il me semblait avoir bien fait ; nous rentrâmes à la maison, toujours silencieux. Je la descendis de voiture. Au lieu de m’embrasser, comme elle le faisait toujours pendant ce rapide passage dans mes bras, elle détourna son visage. Je ne dis rien.

Le dîner était servi ; elle mangea peu et en silence ; sa bonne vint la chercher pour la coucher ; elle s’approcha, mais sans me faire aucune de ces caresses qui prolongeaient toujours d’un quart d’heure au moins son séjour auprès moi. Je la baisai au front ; elle se laissa faire partit, toujours muette.

Resté seul, je me sentis très-malheureux. Si cette petite pouvait concevoir et conserver un tel ressentiment, j’avais tout à craindre de l’avenir. N’étais-je pas coupable, moi aussi, d’avoir trop exigé d’un seul coup ? N’aurais-je pas dû procéder par degrés, au lieu d’offrir une résistance invincible ? En cette circonstance, ma chère femme ne serait-elle pas mécontente de moi ?

J’interrogeais son souvenir à toutes mes heures de détresse ; je me dirigeai vers la chambre bleue, chambre toujours sacrée, où le lit de Suzanne était près du mien, et je m’appuyai sur l’oreiller, à la place où Marie avait rendu le dernier soupir.

— Que dis-tu ? murmurai-je tout bas, que penses-tu de moi ? Ai-je bien fait, ai-je mal fait ? Que faut-il faire pour qu’elle soit heureuse ?

Une larme que je ne pouvais plus retenir roula sur l’oreiller, et je m’assis sur le lit, bien las, bien triste.

Un sanglot étouffé sortit du berceau de Suzanne. Je me penchai sur elle, ses grands yeux brillants de larmes me regardaient dans l’ombre des rideaux bleus ; elle retint encore un sanglot, mais garda le silence.

— Qu’as-tu, ma petite fille ? lui dis-je profondément ému. Tu ne dors pas ?

— Suzanne ne peut pas dormir, répondit-elle, parce qu’elle a fait de la peine à papa. Suzanne a été méchante, oh ! si méchante !

Elle tourna son petit visage sur l’oreiller qu’elle étreignit dans ses deux bras, et son pauvre cœur se fendit en lourds sanglots. Je l’enlevai du lit dans sa longue robe de nuit, elle avait l’air d’un ange.

Elle se pencha sur mon épaule et pleura, mais avec moins d’amertume.

— Est tu fâchée d’avoir fait de la peine à ton père ? lui dis-je.

Je brûlais de l’embrasser, mais je n’osais encore, craignant, par un pardon trop vite accordé, de perdre le fruit de son repentir.

— Oh ! oui, répondit-elle, bien fâchée ! Depuis que je t’ai fait de la peine, je n’ose plus t’embrasser.

Je la serrai dans mes bras pour tout de bon cette fois, et je l’emportai sur le lit, à la place où sa mère était morte.

— Demande pardon à papa et à maman qui est au ciel, et à qui tu as aussi fait de la peine.

L’enfant joignit nos deux noms dans son humble prière, et je sentis que ma femme était auprès de moi.