Sur talons rouges, contes/L’élégante vengeance

L’ÉLÉGANTE VENGEANCE


Le dîner était fini. Il avait été très bon. À présent, il faisait chaud.

L’Abbé Sarabande souffrait un peu de vapeurs. Sa main rampait le long des boutons qui serraient sa petite soutane en forme de redingote. Puis, subitement, il n’en put plus, il dégrafa le haut de sa robe. Un jabot en point de Milan en jaillit, vaporeux et froufroutant. L’Abbé renversa la tête, leva la jambe, et, tout contre une coupe de spumante, sur la nappe blanche, appuya un ravissant talon rouge. Il fouilla ensuite dans sa poche… Sa main, blanchement soignée, tenait une jolie tabatière dont l’émail de Limoges illustrait le rite de la Circoncision. Il l’ouvrit, en retira une prise qu’il renifla pour agréablement chatouiller ses narines. Puis, d’un petit geste désinvolte, esquissé de l’annulaire sur lequel brillait une améthyste, il épousseta la dentelle de son jabot d’un air satisfait.

L’Abbé Sarabande regarda son pupille qui, ce soir, était d’humeur taciturne.

— Allons ! Mathias…

Mais le pupille sursauta brusquement.

— Je vous ai dit, et mille fois redit, que je trouve le nom de Mathias affreux. Appelez-moi donc Mattione ou Mattacchione. Un surnom équivaut à un prénom chez nous, en Italie.

L’Abbé un peu décontenancé s’excusa :

— Que voulez-vous, mon cher enfant, vos us ne sont point ceux de notre douce France ; bien que je sois au service de vos trente-six quartiers depuis près de quinze ans et que je vous aie connu tout bambin encore, je ne puis m’habituer à tant de subtilités… Tenez, versez-moi un petit verre d’alchermes de Sainte-Marie-Nouvelle !… Vous ne buvez pas avec moi ?… Mais qu’avez-vous donc, ce soir ? Je ne retrouve pas votre allure habituelle, enjouée et gaillarde.

— Ce que j’ai ? interrompit le jeune seigneur. J’ai du sang dans les veines, du sang florentin, et cela veut dire un sang qui n’oublie pas et qui venge les affronts passés. Tenez, lisez !

Et il lui montra un petit carnet relié en maroquin rouge.

— En 1350, le Marquis Bruto de Malafede assassina mon aïeul, le Comte Gianni Geminianesi. Voyez, son nom est biffé. L’année dernière, dans une ruelle sombre, je guettais son descendant, Francesco Malischicco, vous savez ce freluquet de Cecchino ; il passait chaque soir pour offrir une sérénade à sa belle, je me suis jeté sur lui et l’ai mordu de mes dents, oui, de mes trente-six dents que vous voyez rire aux éclats, je l’ai mordu à la gorge jusqu’à la mort ; ma mâchoire lâcha prise lorsqu’il était exsangue, et il s’affaissa sur le sol. L’Arno emporta son cadavre.

L’Abbé Sarabande tout ému, se signa, balbutiant :

Requiescat in pace !

— Puis, continua Mattacchione, en 1436, Lamberto Lambertini, comte de Céfalù, trompa Filiberto de Faenza dans un traité de mauvaise foi ; Filiberto fut ruiné. Je suis parti pour la Sicile. Salvator dit Turrido Lambertini, le rejeton de cette infâme lignée, fut floué par moi, moi, l’homme le plus honnête de Florence. J’achetai la maffia, et, entouré de fidèles complices, brigands et grands seigneurs, je l’ai ruiné jusqu’au dernier sol : tout cela pour venger mon aïeul. Son nom est biffé. Vous voyez, ici, encore d’autres vengeances qui ont lavé bien des taches et des opprobres. Mais il reste encore une action à accomplir, une seule pour que le lignage de mes ancêtres resplendisse comme le soleil. Une seule ! Il y a encore une honte et, tant qu’elle ne disparaîtra pas de ce monde, mon front rougissant m’empêchera de porter la tête haute.

Et sa voix devint sourde et mauvaise.

— Au temps de la première croisade, Fiore Venador convoita la femme d’Aldo Albori, duc de l’Ardenza et de l’Antignano. Et cette femme infidèle souilla le foyer et les armoiries de son seigneur. Il existe encore un Venador ; il vit dans les terres de la Vénétie. Dès cette nuit, je pars ! J’irai porter le nouveau message du grand croisé au delà de l’Apennin.

L’Abbé Sarabande prit son verre à la main et parla avec emphase :

— Je bénis le descendant de Truffi, comte Geminianesi, duc de Faenza, de l’Ardenza et de l’Antignano. Je bénis Matthias dit Mattacchione, le premier gentilhomme de Florence. Il voue sa vie à l’éclat de la noblesse, au passé de ses aïeux. Il lave les affronts et les offenses, et son propre nom est pour lui la pensée la plus chère. Allez, jeune preux ! Vous êtes un noble cœur. Dès ce soir, je prierai le Seigneur pour qu’il vous soit pardonné le dernier péché que votre mission sur cette terre vous oblige à commettre. Ayez confiance ! Vous serez absout. À la louange du Seigneur ! Ainsi soit-il ! Amen !

Les musiciens attaquèrent un air gai.

La cire des chandelles coulait abondamment sur les bobèches.

— Une sarabande ! Holà ! musicanti, une sarabande !

Et l’Abbé Sarabande tendit la main à une Marquise invisible. Il dansa si bellement qu’on ne saurait rencontrer pareille grâce qu’à la cour de Versailles du Bien-Aimé Louis.

La nuit était silencieuse. La plaine mélancoliquement aride vers l’Orient, semblait mourir de langueur, et, parce qu’elle se mourait dans une sorte de désagrégation, elle se décomposait en lagunes où plongeaient les regards de la lune. Et c’était un contraste pénétrant et prenant et délicieusement doux que ces landes langoureuses, défaillantes et noires que bariolait la lumière lunaire. Toutes ces eaux stagnantes s’encadraient profondément dans les buissons sombres et ternes. Quelques barques larges et plates bâillaient béatement sur l’eau ; elles étaient immobiles comme si un lourd sommeil les avait traîtreusement surprises. De la poupe d’une de ces barques émergeait une forme féminine ; c’était une fille grande et robuste, serrée dans son brandello noir qui ne laissait percevoir, aux reflets de la lune, qu’un ovale charmant, qu’une mèche capricieuse et dorée flottant aux rythmes du zéphyr ; et deux pieds nus ravissamment blancs se reproduisaient blancs mêmement, dans le miroir des ondes. Sur le rivage, un homme au grand feutre rabattu sur ses yeux et roulé dans une cape au col de fourrure, se profilait à l’horizon, pas tout à fait diaphane et presque opalin. Des yeux se cherchaient avidement en silence, et le regard de l’un plongeait dans le regard de l’autre, comme la lune plongeait dans les lagunes argentées.

Un coup de fouet claque ; des grelots à saccades trillent cristallinement ; des sabots de chevaux résonnent fougueusement, et les petits cailloux de la route crissent sous le poids des roues qui les écrasent.

Une calèche s’arrête. Un laquais saute à terre, ouvre la portière pour permettre à un très noble seigneur de descendre.

— Où sommes-nous ici ?

Et le très noble seigneur se dandine arrogamment, en scrutant le ciel et la terre. De ses gestes emphatiques, tout tintant de breloques, monte une odeur de musc mêlée de mélilot.

— Où sommes-nous ici ? répète-t-il avec impatience ?

L’homme à la grande cape nonchalamment s’avance. Il se découvre avec indolence et salue avec ennui.

— À Fusina, mon Prince.

— À Fusina ? Ce nom ne me dit rien. Où peut-on héberger et remiser cette nuit ?

L’homme à la grande cape salue encore.

— Il faudrait que Votre Seigneurie retournât sur ses pas. Si elle désire reposer, qu’elle aille à Malcontenta, Dolo, Noventa ou même à Padoue. Ici, il n’y a que la lande déserte et la mer.

Dans le lointain, sur l’infini des eaux, une grande lumière bondit en éclairs ; elle semble illuminer une ville de feu en cet instant surgie des ondes. Les reflets vacillants donnent des formes hésitantes à toutes ces tours élancées et ces coupoles de cuivre, et de la mer arrivent, aux caprices de la brise, des sonorités d’allégresse, de musique et de rire.

— Qu’y a-t-il là-bas ?

— C’est Venise, la première nuit de carnaval ! Il est venu bien tard, cette année, Carnaval ! Pour Carême, il y aura des roses.

— Carnaval… Venise !…

Et le très noble seigneur, émerveillé, ne cesse de regarder la ville féerique et flottante qui jaillit de la nuit, au premier chant magique des fêtes du plaisir.

— Je veux aller à Venise ! crie-t-il de toutes ses forces.

Il accentue sa ferme résolution en piétinant sur la route.

— Vite, une gondole !

Venise, merveilleusement brillante est la terre promise. Elle renferme la réalisation de tous ses désirs, et sa beauté incandescente lui accordera la plénitude du bonheur.

— Il est bien tard, objecte l’homme à la cape.

— N’importe ! Tout de suite, ordonne le très noble seigneur en jetant une bourse qui sonne bien garnie.

Flegmatiquement, l’homme laisse sa cape glisser sur le sol. D’un geste lent et vigoureux, il tire vers lui une gondole amarrée derrière les barques. En une seconde, les bagages sont chargés.

La belle fille, jusqu’alors immobile, laisse passer un bras entre les franges épaisses de son brandello, un bras très blanc, en vérité, pour saluer d’un geste l’embarcation qui, silencieuse, vogue sur les eaux argentées, vers la ville des mirages.

Du large, répond une voix d’homme chaude et prenante :

Addio, Manina, addio !

Les boutiques de la Merceria étalaient les toilettes de la dernière mode. Les élégantes suivies de leurs amies, de leurs sigisbées, de leurs duègnes et de leurs nègres nains, admiraient les derniers modèles des robes de Paris. Elles discutaient la hardiesse des paniers fleuris et des hautes coiffures.

Un homme entre deux âges traînassait, oisif et solitaire, entre les essaims de jeunesses féminines. Il errait, les mains derrière le dos d’où pendait un jonc à pommeau d’ivoire. Dentelles et broderies, volants et falbalas semblaient l’intéresser incommensurablement. Son regard guilleret souriait d’aise à tant de nouvelles variétés. Une main lourde et large s’abattit sur son épaule ; il sursauta, comme réveillé d’un songe. Un très noble seigneur, d’allure étrangère, l’accosta familièrement.

— Hé ! Bonjour, Goldoni, que faites-vous ici ?

— Ce que je fais ?

Et Goldoni, un peu gêné, comme s’il venait d’être pris en flagrant délit, balbutia piteusement :

— Vous voyez ce corsage damassé ? Eh bien ! il m’inspirait toute une pièce de théâtre.

— Allons, laissez cela et venez avec moi !

Le très noble seigneur l’entraîna sur le Ponte di Rialto. Ils s’appuyèrent contre une colonne des arcades


Les Sérénades d’Amour voguaient sur les Canaux
sans remarquer le ravissant paysage des gondoles qui égayaient le grand canal.

— Goldoni, vous devez me rendre un service… Connaissez-vous le Comte Lisiade de Venador ?

— Si je le connais ? Tenez, venez ce soir avec moi, au théâtre ; c’est la première de mes Rusteghi. Vous ne comprendrez rien à cette pièce écrite en langue vénitienne, mais cela n’a aucune importance. Au premier entr’acte, j’irai saluer sa femme, la belle, la bellissime Asolane, la digne épouse du Comte de Venador. Je vous présenterai à la Comtesse ; vous rencontrerez son mari également.

— Tope-la ! fit le très noble seigneur.

Et tous deux disparurent dans la foule.

Minuit semblait midi. Les lanternes vénitiennes formaient mille folles arabesques tout le long des palais jaillis du fond des ondes, et les feux d’artifices s’élançaient dans le firmament pour baiser les yeux des étoiles. De toutes parts, les serpentins et les confetti sillonnaient de balcon en gondole, de gondole en balcon. Les masques, hystérisés par la fête, sautaient sur les ponts comme des énergumènes, en poussant des cris dyonisiaques qu’accompagnaient des gestes bizarres et équivoques. Les sérénades d’amour voguaient sur les canaux.

Une gondole, un peu pour fuir la gaîté excessive et grossière du monde, prit le canal de la Giudecca. Pantalon et Arlequin, assis près de la poupe, causaient, avec animation de littérature et théâtre. Au fond, sous une capote de velours pourpre recouverte de dentelles de Venise, un domino noir et un domino blanc parlaient d’amour. Un gondolier chantait une barcarolle.

— Qu’il fait froid ici, devant le couvent des Pucelles !

— Qu’il fait doux se reposer dans le sein de Dieu !

— Qu’il fait froid en songeant à la rigide virginité qui soustrait à l’amant les belles Vénitiennes !

Avant que la gondole tournât derrière les jardins, il s’exclama, émerveillé :

— Songez au Bucentaure, au mariage de la mer !

— Oui, c’est un symbole d’amour infini… l’infini seul m’attire.

De la ville montaient des rumeurs confuses de rire et de musique. Le gondolier se tut. Le couple semblait goûter, dans une extase, sur le seuil des allégresses humaines, le charme inconnu de l’immensité qu’embrasse l’absolu.

Le domino blanc crut défaillir, étreinte par la complexité dissonante de la ville lointaine et de la plénitude sereine de l’horizon maritime.

— Lisi !

Arlequin accourut et la reçut dans ses bras.

— Lisi, c’est trop, toute cette nuit chargée de désirs !

Elle ajouta tout bas :

— Rentrons, je t’aime trop !

Pantalon s’excusa :

— Peut-être le théâtre vous a-t-il fatiguée. Les histrions ont trop crié pour vous plaire.

— Je n’ai jamais vu spectacle si charmant, fit le domino blanc en tendant une main ployante de rubis.

Le retour vers la ville fut entrecoupé de longs silences. Le gondolier chantait la ballade des sept sœurs qui moururent d’amour et d’enlizement dans les joncs des marécages.

Les masques se groupèrent sur les coussins de brocarts, sous la capote de velours et de dentelles de Venise. Ils étaient étourdis par les tourbillons bachiques d’un peuple grisé de joie. La Piazzetta, toute illuminée, semblait une mer de couleurs tournoyantes. De tous côtés, volaient des traînées de rubans et des gerbes de fleurs. Des paillettes tombaient, du haut des balcons, sur la foule criarde, et, du fond des gondoles, des mains agiles lançaient des fleurs dans les fenêtres ouvertes. Les mandolines trillaient aigrement des refrains populaires et des voix d’hommes chantaient burlesquement de vieilles complaintes.

La gondole s’arrêta devant un large perron que la mer enveloppait amoureusement. Arlequin, d’un bond, sauta sur les marches et aida le domino blanc à sortir de la barque. Puis, se tournant vers le domino noir :

— Bonsoir, ami ! Venez nous trouver dans nos terres trévisiennes ; nous y passerons Carême et Pâques et même tout l’été.

Un feu de Bengale éclata sur les eaux miroitantes. La fumée brouilla l’atmosphère et sépara les masques. Une sérénade gouailleuse passa ainsi qu’une pluie de confetti. À l’improviste, un harpon accrocha le bras du domino noir et l’entraîna dans le canal. Lorsque le bon Pantalon parvint à le faire remonter, le feu de Bengale était éteint. Arlequin et le domino blanc, du haut de leur balcon, lançaient des pommes d’or.

Tiepolo peignait. Effacés contre un sombre arazzo, des guitaristes accroupis rhapsodiaient un poème passionné, une gitane basanée, roulée dans son châle de soie chamarrée à longues franges, dansait un drame d’amour. Plus loin, un nain et un singe s’amusaient assez drôlement avec une levrette, sous le regard stupéfait d’un perroquet qui les épiait du haut de son perchoir.

Tiepolo peignait des fresques sur les murs d’une grande salle de fêtes. Au milieu de la salle, une claire beauté était pompeusement assise dans un fauteuil, le coude gauche appuyé sur la tête dorée du lion de Saint-Marc peint et découpé sur un vieux carton défraîchi ; dans la main, elle tenait un thyrse mythique. Mais elle était trop charmante pour être vraiment pompeuse. Une large écharpe de soie rose brochée d’argent la drapait, telle une divinité grecque. Une guirlande


Tiepolo peignait
de pivoines retenue à son corsage, caressait ses genoux, pour, ensuite, gracieusement glisser à terre. À ses pieds, s’épanouissaient d’autres fleurs encore ainsi qu’un long voile gris qui simulait un nuage.

Tiepolo interrompit son travail.

— Merci ! Pour cette séance cela suffira. Que Votre Seigneurie regarde ! Elle représente les vertus de Venise ; des séraphins groupés autour d’elle distribueront au peuple des écus d’or, des étoffes et des perles, pour symboliser le commerce de la capitale ; d’autres joueront coquettement avec de belles dentelles, tandis que d’autres encore verseront des vins qui rappelleront les crus du Véronais, dans des coupes multiformes et opalines de Murano.

Une porte s’ouvrit. Le Comte Lisiade de Venador entra suivi du Comte Mattacchione de Truffi.

— Belle bellissime, fit-il, en s’inclinant devant la claire beauté qui incarnait toute la grâce et la splendeur un peu mélancolique de Venise, voici notre ami de Florence qui nous revient.

Mattacchione mit un genou en terre, une main sur son cœur et baisa les doigts de la belle Vénitienne, mais son œil, en tapinois, grimpa le long du corsage tout ouvert, s’arrêta un instant sur les lèvres et aboutit ensuite dans les yeux de la belle bellissime ; elle s’en aperçut, rougit et se leva vivement ; la gitane lui jeta aussitôt sur les épaules une mante en drap noir et disparut avec elle, tandis que le singe et le nain suivaient en sautant à la corde avec la guirlande de pivoines.

— Ami, fit Lisiade, venez ! Ma femme nous rejoindra dans le parc, tout à l’heure. Nous nous promènerons en l’attendant, sous les treilles de roses. Vous pourrez voir, de la terrasse, le profil des Dolomites tourmentées, la plaine riante de la Vénétie, les jardins de Trévise et notre Adriatique que scrute, dans le lointain, la Sérénissime.

Mattacchione se sentait d’humeur joyeuse et moqueuse.

— Elle est charmante, votre épouse ! Plus on la voit, plus on l’aime.

Un éclair passionné traversa les yeux de Lisiade.

— C’est ce que je lui dis chaque matin, au réveil ; c’est ce que je lui répète encore le soir. Je l’aime. C’est si doux de pouvoir avouer un amour ! Elle est l’épouse parfaite ; en outre, elle m’a donné un fils ; le nom est assuré à la postérité. Je suis sûr qu’elle m’adore comme elle m’en assure par ses accents de femme éprise, mais…

Lisiade s’arrêta ; un soupir de chagrin sembla l’accabler.

— Mais, parfois, je tremble…

— Qu’avez-vous donc ? fit son hôte, fouetté de curiosité.

— Je tremble, parce qu’il est une fatalité qui ne dépend ni de moi, ni d’elle, une fatalité qui l’accable et qui me remplit de désespoir.

Une musique claire et joyeuse résonna derrière les bosquets.

— Elle vient !

Et Lisiade sourit.

Elle avançait d’un pas lent, suivie de ses dames d’honneur. Toutes leurs chevelures d’or brillaient, éparses au soleil ; leurs têtes étaient ceintes de grosses résilles ; elles portaient toutes, à la mode de Béatrice, des robes tombantes en velours de Gênes, et chacune portait à la main un petit sac en filigrane de Sicile, doublé de soie chinoise.

La belle bellissime s’élança vers Lisiade et appuya ses deux mains sur son épaule. Son regard, vaincu par l’amour, enveloppa son époux d’une suave caresse. Lisiade baisa les mains ployant sous les perles.

— Excusez-moi, très chère ; je vous laisse auprès de notre gentilhomme de Florence ; je dois parler à vos dames d’honneur ; m’accordez-vous cette grâce ?

— Revenez vite, fit-elle d’une voix suppliante.

Lisiade sourit tendrement, esquissa un geste familier de congé et partit, suivi de toutes ces longues et flottantes chevelures d’or dans lesquelles s’ajoutait tout l’or du soleil.

Mattacchione étouffa un sentiment de plaisir diabolique. Que ce corps de belle Vénitienne était harmonieux ! Il détailla les épaules blanches, presque grasses, un peu tombantes ; cette belle poitrine profondément basse qui celait le mystérieux de sa beauté sous les plis du velours ; et cette respiration lente et vigoureuse qui torturait les sens ! Ses yeux s’appesantirent sur les hanches bien démarquées, soutenues par des jambes fortes et hautes, dont la démarche grave trahissait la perfection sous les plis de la robe flottante.

— Belle bellissime, — souffrez que je vous appelle ainsi puisque vous êtes connue sous ce nom triomphant, — dites-moi, vous dont l’intelligence et le cœur égalent la beauté, dites-moi, que faites-vous de l’amour ?

L’attitude de Mattacchione la gêna plus que ses paroles.

— Ce que j’en fais ? Tout simplement ma vie. Je suis heureuse.

— Mais ne sentez-vous pas que votre passage est aussi funeste que celui du roi Attila ? Vous mettez les âmes à sac et les cœurs en flammes.

Il lui débita encore mille préciosités qui n’étaient pas toujours très originales, recherchant dans sa mémoire, pour compenser, quelques citations de Cavalcanti ou de Pétrarque. Elle l’écouta, silencieuse, un peu lointaine, puis, la tête haute, elle déclara :

— J’ignore tout amour fors celui de Lisiade.

Une montée de colère empourpra le visage de Mattacchione ; mais il était Florentin et docte des préceptes du « Prince » ; il sut se contenir ; il chercha comme une aumône la main de la bellissime ; elle en comprit le mobile, évita le contact de cette poignée masculine dont la chaleur animale lui faisait horreur.

Un cortège de paons s’avançait sous la treille ; ils faisaient, sur leur tête, trembler une aigrette argentée, et, sur leurs plumes déployées, vertes et bleues, se jouaient des reflets rougeâtres ; ils traînaient un petit chariot d’or conduit par un enfant blond aux ailes de Cupidon ; toutes les suivantes, déguisées en Junon, l’entouraient jalousement. Dès que le petit dieu vit la belle bellissime, il sauta de son chariot pour s’élancer dans ses bras. Elle le reçut avec tendresse.

— Viens sur mon cœur, mon fils, ô toi, la conclusion de mon amour !

Elle se sentit serrée dans un autre embrassement auquel, instinctivement, elle s’abandonna. Lisiade enlaçait, dans une commune étreinte sa femme et son enfant.

Mattacchione s’éloigna, mordant sa rage entre ses dents.

— Et cependant, il faut… il faut…

La soirée s’acheva sans gaîté, quoique le Comte de Venador s’efforçât de la rendre brillante par tous les fastes possibles.

Cette nuit, Mattacchione ne put dormir ; ses désirs de concupiscence et de vengeance l’exaspéraient. Il ouvrit la fenêtre. La campagne était grisante, et, par ses tiédeurs nocturnes, elle intensifiait tous les désirs. Dans l’air flottaient des parfums voilés de magnolia et de chèvrefeuille ; sur les espaliers en fleurs croulaient des géraniums en cascades roses et rouges ; autour des vieilles statues solitaires des jardins et des bocages s’enroulaient des glycines comme des amoureuses que veillaient les saules qui se prosternaient, aux attitudes de pleureuses. Au loin, languissait une sérénade. Sur les charmes étreints de lierre, un rossignol trillait et sanglotait son pauvre amour ; il s’exaltait sur ses longues notes aiguës, s’extasiait en vocalises, et tout ce chant passionné et perçant dominait le chant de la nature ; on aurait dit de la dentelle qui courait tout le long d’un long velours sombre, couleur nuit vénitienne ; et ces notes brèves, lancées et piquées, c’étaient des étoiles auditives qui rejoignaient dans le ciel leurs autres sœurs.

Et toute cette vaste plaine de la Vénétie, tel un jardin éperdument vaste, se laissait caresser à l’horizon lointain par les collines harmonieusement vertes qui s’élèvent en d’autres collines encore, vers les neiges impeccables, impassibles… Et là-bas, plus là-bas, derrière cette blanche éternité, se dressent les créneaux fantastiques des ruines gigantesques du siècle des Titans : les Dolomites légendaires, suspendues dans l’azur. Et puis, de l’autre côté, à l’Est, vers l’Orient mystique, Venise ! Venise la Sérénissime, le flambeau des grandes civilisations, le miroir des splendeurs asiatiques… et la mer… rien que la mer… à l’infini.

Mattacchione, épris de tant de beauté, de tant de grandeur, se laissa gagner d’émotion. Puis il se souvint de sa patrie lointaine, et un violent désir de tout posséder, cette plaine épanouie, cette mer, ces montagnes, lui tordit les nerfs ; il voulait tout cela pour Florence fleurie de lys, pour lui, pour assouvir son désir de possession.

Une forme blanche sortit de l’ombre et traversa un parterre de renoncules baigné de clair de lune ; sa démarche un peu hésitante décelait de l’indécision, et ses gestes un peu brusques et sans souplesse lui donnaient un aspect étrange. Mattacchione intrigué l’observa longuement, avec attention ; il ne put comprendre cette présence dans le parc, à une heure si avancée de la nuit, à une heure où tout le château dormait profondément. Et pourtant, c’était une forme humaine. Il jeta vivement une cape sur ses épaules, et descendit à pas de loup jusqu’au jardin. Il se cacha à l’ombre des grands arbres, pour voir sans être vu ; il avait un peu peur, il se l’avouait sans honte, puisque tout ce qui sort de l’ordinaire humain est effrayant par son mystère inexplicable. Il regardait, il épiait… Elle était toujours là, cette forme, errante de ci, de là, pieds nus, vêtue en toilette de nuit ; elle portait autour du cou un long collier de perles que terminait une croix de rubis. Elle se retourna ; elle regarda bien dans sa direction, mais ne le vit pas…

Mattacchione cramponné derrière un buisson la dévorait des yeux. Qui était-elle ? Que cherchait-elle dans le parc ? Et pourquoi ? Il crut l’entendre parler d’une voix lointaine et grave, presque d’outre-tombe. Quelle était cette voix inconnue, et que disait-elle ? Il lui parut qu’elle cherchait quelqu’un et qu’elle appelait :

— Aldo… Aldo !…

Mattacchione sursauta. C’était le nom de l’aïeul qui attendait la vengeance. Instinctivement, il rampa vers elle, tandis qu’elle tournait son regard du côté de la lune. Il ne put retenir un cri :

— Asolane !

Elle frémit, elle marcha vers lui sans paraître le voir.

— Oui ! Asolane… Je suis l’âme errante d’Asolane… Est-ce toi, Aldo ?… As-tu pardonné, Aldo ?…

Mattacchione tressaillit. Il voulut s’élancer vers elle, mais ce sentiment de crainte le retint encore.

— Aldo !… Aldo !… voilà plus de sept siècles que je suis malheureuse, et tant que je ne t’aurai trouvé, tant que tu ne m’auras pardonné, un mauvais sort affligera les épouses des Venador, puisque les Albori m’ont répudiée. Par ma faute, par mon amour coupable pour le Comte Fiore, je possède leurs corps durant leur sommeil et les torture, en me torturant moi-même, jusqu’à obtenir ton pardon… Aldo, toi seul peux m’ouvrir les portes du Paradis, toi seul peux sauver ces pauvres femmes de toutes les transes qu’elles souffrent !

Mattacchione alla doucement vers elle.

— Me voici !

Il s’avança, les mains tâtonnantes comme s’il était aveugle. Sa main la toucha ; ce toucher avide le fit tressaillir ; il aurait voulu fuir… Trop tard… Elle était cramponnée à son bras ; elle lui passa la main dans les cheveux, le long des épaules, elle lui découvrit la poitrine. Mattacchione fit une prière et recommanda son âme à la Madone.

— Ah ! c’est bien toi, Aldo. Je te reconnais au stigmate de ton sang.

C’était une petite tache de naissance sur sa poitrine, une petite croix rouge qu’avaient tous les enfants mâles des Ducs de l’Ardenza. Subitement alors Mattacchione se souvint de la cause de son voyage, de sa mission… Il se domina comme savent se dominer tous les seigneurs toscans.

— Asolane, je te cherchais aussi. Je t’ai toujours aimée, je t’aime encore.

Il crut qu’à ces mots elle allait défaillir, et eut juste le temps de la retenir dans ses bras. De grosses larmes roulaient le long de ses joues.

— Oh ! je pensais bien que tu me pardonnerais. Je te le dis, je suis sans excuses, mais ton cœur est si généreux !

Et tout son être fut secoué de sincère repentir.

Il l’entraîna sur un lit de mousse égayé de muguets et de myosotis, et tous deux disparurent dans l’ombre.

Le rossignol pleurait son chant d’amour…

Lorsqu’ils revinrent vers le parterre de renoncules, ses bras enlacèrent l’épaule de Mattacchione, tout comme ils enlacèrent, le jour, l’épaule de Lisiade.

— Aldo ! Aldo ! Dans la joie de l’amour tu m’as donné le pardon et le salut. Tiens, comme gage de ma fidélité éternelle, je te donne ce chapelet.

Elle retira son collier de perles que terminait la croix de rubis.

— Tiens, je te le rends, puisque tu me l’as donné.

Mattacchione reconnut, au centre de la croix, les armoiries des Ducs de l’Ardenza et de l’Antignano. Il se sentit le cœur serré de tristesse, il ne sut pourquoi.

— À présent, je te quitte, Aldo. Je vais dire adieu à la petite Asolane ; elle sera contente : désormais je ne la tourmenterai plus la nuit… Si tu savais comme elle aime son époux !… Adieu !… Le Paradis m’est ouvert.

Et avant que Mattacchione eût pu lui faire une dernière caresse, elle s’enfuit vers le château.

Le lendemain matin, Mattacchione prétexta des affaires urgentes en Toscane, et quitta précipitamment ses hôtes de la Vénétie.

Les musiciens entamèrent encore un air gai.

Le dîner était fini ; il avait été long et ennuyeux, malgré les phrases charmantes de bienséance que débitait l’Abbé Sarabande.

M. l’Abbé mit une main sur la hanche et, tout en se dandinant, regarda Mattacchione, très attentivement, à travers son binocle.

— Décidément, mon cher pupille, l’air de la Vénétie ne vous convient guère. Vous avez l’air pâle et mélancolique.

Mattacchione était plongé dans une profonde rêverie.

L’Abbé Sarabande sortit une petite houpette qu’il portait dans un réticule, se mira dans un petit miroir et passa sur son nez un peu de poudre de riz.

— Oh ! Je ne m’étais pas aperçu que mon nez était rouge, Sacré Chianti ! Les vins de notre chère Bourgogne ont de plus belles manières.

Puis la conversation tomba pour la vingtième fois.

— Enfin, mon cher Mattacchione, peut-on savoir ce que vous avez fait durant ce voyage ? Si vous saviez comme j’ai imploré Sainte-Madeleine à votre égard… Elle comprend mieux que d’autres, puisqu’elle a aussi péché… J’ai senti, dans mes litanies, qu’elle répondait tout bas : « Soyez sans crainte, Monsieur l’Abbé, vos prières sont exaucées. » Alors, dites, avez-vous vengé votre aïeul ?

Et l’Abbé Sarabande laissa suinter toute sa curiosité de prélat. Mattacchione poussa un soupir ; il comprenait que son désir était irréalisable.

— Répondez, fit encore son précepteur, en appuyant ses deux coudes sur la table encore fumante de victuailles.

Mattacchione, sans rien dire, ouvrit son petit carnet en maroquin rouge. L’Abbé Sarabande s’approcha, frétillant d’intérêt. Tous les noms inscrits étaient, sans exception, biffés.

— Ah ! bravo, s’exclama le précepteur, et il serra convulsivement son pupille dans ses bras. Je vous reconnais bien là encore… Mes efforts pour faire de vous un preux ne furent pas vains.

Puis un nuage de doute passa sur son front.

— Mattacchione, donnez-moi une preuve !

Mattacchione tira de son sein le chapelet de la Comtesse.

— Des perles et des rubis !

L’Abbé Sarabande soupesa toutes ces richesses avec ses petits doigts blancs voluptueusement crochus.

— Cela doit valoir mille ducats…, au moins !

Il regardait les perles une à une. Son regard s’arrêta sur la croix de rubis ; il remarqua avec une émotion affectée les armoiries des Ducs de l’Ardenza et de l’Antignano. Puis il leva les yeux au ciel, marmotta quelques phrases en latin et se signa.

— Sur mon cœur, Mattacchione, venez sur mon cœur !

Mais Mattacchione ne bronchait pas.

— Voyons, que vous faut-il encore ? Vous avez l’air tout contrit. Vous devriez rayonner de joie, pour avoir su, enfin, venger le dernier affront. Qu’avez-vous donc ? Êtes-vous souffrant ? Votre mutisme m’angoisse.

Les musiciens jouaient un air triste. L’Abbé Sarabande prit une voix de fausset tendre et mielleuse.

— Que désirez-vous donc, mon enfant ?

Les chandelles aux flammes tremblotantes pleuraient des gouttes de cire. Mattacchione poussa un très profond soupir ; dans ses yeux brillaient deux larmes.

— Asolane !

Et il éclata en sanglots.

Versailles, 1-15 septembre 1918.