Sur talons rouges, contes/L’âme des mains

L’ÂME DES MAINS



C’était l’heure des petites gâteries.

La Baronne Waltrude de Minnengenuss conduisit ses intimes dans la salle à manger. Rigides derrière les chaises qui encerclaient la table, les laquais plastronnaient, les mains gantées rivées au dossier.

— Asseyez-vous donc, mes amis.

Et, tels des gardes de Frédéric-Guillaume Ier, les laquais firent trois pas en arrière en cadence, avec une raideur d’effrayants automates mécaniques, entraînant chacun un siège dans leur recul.

La Baronne d’un geste aimable, étendit les bras pour ne pas répéter sa phrase.

— Asseyez-vous.

Et tous les invités s’assirent.

Elle s’adressa à la Princesse douairière de Bettschwaermerin :

— Un sirop ? ou « une mélange » ainsi qu’il est honnête de s’exprimer à la Cour du Saint-Empire ?

La douairière minauda dans ses falbalas foufroutants et après mille charmantes contorsions, se décida à répondre, d’une voix fluette, un peu fêlée.

— Merci, ange d’or, je veux bien « une mélange » claire.

Ce qui, en bon français, signifie une goutte de café et beaucoup de lait.

— Et vous, chère Laure ?… Oh ! mais cette toilette vous sied à merveille. Vous êtes plus séduisante que la Loreley.

La sémillante Comtesse Hatsgerne esquissa un signe de reconnaissance.

— Allons, décidez-vous, Loreley ? Après une heure de retenue et de grande musique, il vous faudra assouvir votre fougue primesautière.

— Eh bien ! donnez-moi un capucin.

La Princesse toujours minaudant, mima l’effroi d’une petite vierge effarouchée par un calembour involontaire.

Tout le monde rit, sauf le laquais automate qui posa imperturbablement devant la Comtesse une tasse de moka avec un soupçon de crème.

— Et pour calmer votre appétit, ajouta la Baronne, voici des tresses et des escargots. Ce sont des pâtisseries à la mode de Vienne, bien supérieures aux brioches de Paris. Si Mme la Dauphine de France le savait, elle nous jalouserait fort !

Les Messieurs invités étaient quatre, mais deux d’entre eux ne présentaient aucun intérêt. On devinait, à les voir, des seigneurs assez prototypes, c’est-à-dire aimant la bonne table, le tabac et la chasse. Les deux autres présentaient un peu plus d’intérêt.

L’un d’eux était le Chevalier Walther van Bau. Personne au juste n’avait su sonder cet être d’abords lunatiques et d’aspect énigmatique. Le quatrième était le célèbre virtuose Benedetto Ceretti venu tout droit de Rome pour propager son talent de claveciniste, son talent incontestable et incontesté.

Il venait de jouer d’un trait à la Baronne Minnengenuss et à ses amis, les œuvres de Scarlati.

Et comme toutes les bonnes choses jetées à profusion, sans égards et sans mesures, elles avaient rempli l’auditoire de saturation musicale. Mais tout de même, ç’avait été prodigieux et étincelant à la fois de fougue et de folie.

À six heures, les invités se levèrent comme mus par un ressort parce que la Princesse douairière s’était levée.

Il y eut des révérences et des petits baisers et des soies chatoyantes qui disparurent derrière de hautes tentures écartées par deux laquais gigantesques aussi marmoréens que deux Cariatides.

La Baronne Minnengenuss s’approcha du virtuose italien :

— Vous partez déjà, Monsieur Ceretti ?

Benedetto n’avait pas du tout envie de s’en aller. Ce n’était nullement là son intention. Mais le mouvement de la Baronne le déconcerta. Un rien le désarçonnait. Il bafouilla, baragouina quelques mots inintelligibles :

— … Suis… très pressé… en retard… une course à faire.

Baisant la main tendue, il murmura :

— Au revoir… Merci encore.

Il rampa le long des tapisseries de la salle et s’estompa timidement.

Le Chevalier van Bau était toujours là. Il fit quelques pas vers son hôtesse.

— J’ai un mot à vous dire.

Le ton était cassant. Elle comprit que c’était sérieux. Le masque des souriantes amabilités tomba de son visage.

— Dépêchez-vous, Walther, dites vite, car j’ai juste le temps de passer une robe avant de me rendre au dîner des Heisserkuss.

— Waltrude !

Il pressa son bras nerveusement.

— Vous me faites mal, interrompit-elle en se dégageant.

— Waltrude, quand m’épouserez-vous ?

Elle prit un air détaché et badin.

— Ma foi, je n’ai pas encore réfléchi.

— Ne m’exaspérez pas, Waltrude. Vous jouez à un jeu dangereux ! Votre coquetterie m’irrite. Voilà trois ans que vous êtes veuve. Vous n’allez pas vivre toujours ainsi, sans liens, sans intérêts dans la vie. Vous n’avez plus l’excuse de votre deuil ni des commentaires de vos amies charitables.

La Baronne Minnengenuss sembla réfléchir.

— Écoutez-moi, Walther. Pourquoi voulez-vous rompre le charme de nos rapports ? Tout l’attrait que nous trouvons à la bonne amitié disparaîtrait du jour où je vous épouserais. C’est si difficile à définir… Enfin il surgirait mille riens qui tous ensemble se dresseraient comme une barrière infranchissable. Vous devriez comprendre. Épousez donc une femme cultivée, moins frivole… par exemple Milly ou Hulda. Vous êtes fait pour le mariage.

Le Chevalier eut un moment d’impatience.

— Ne m’interrompez pas, Walther. Vous êtes un grand travailleur, un savant, un docteur. Vous vous occupez de philosophie, de chimie, de théologie, voire de theurgie,… et de bien d’autres sciences secrètes que j’ignore et tiens à ignorer. D’autre part, je suis une mondaine dans toute l’acception et toute l’horreur du mot, une mondaine qui aime à recevoir et à rire ; je ne suis qu’une dilettante, j’aime seulement la musique… et vous ne savez même pas plaquer l’accord d’ut sur l’épinette. Quel ménage ferions-nous ? C’est comme si on mariait le Deutéronome à la poudre de riz. Et qu’avons-nous de commun, si ce n’est de la camaraderie grande comme un bouquet de roses ?

— Il y a plus que ça, Madame.

— Oh ! vous faites des chimères. Vous croyez à l’amour ? Allons, un philosophe comme vous ?… Peut-être vous épouserai-je à une condition. Il faut qu’en trois jours vous ayez le talent de l’italien Ceretti. Un jour de plus et ce sera trop tard. Acceptez-vous le marché ?

Le Chevalier van Bau hésita un instant.

La Baronne dans cette hésitation y lut la détermination de mettre fin à toute persécution amoureuse.

— Eh bien, fit-il après un temps, j’accepte le marché.

Waltrude dissimula sa déception dans un joyeux sourire.

— Revenez donc me voir dans trois jours ! Et maintenant sauvez-vous… vous me mettez en retard.

Elle lui abandonna sa main avec une grâce un peu troublante, indéfinissable, inexplicable aux hommes, mais très captivante en vérité.

Il serra cette petite main avec ardeur et ses lèvres scellèrent sur son poignet un baiser alangui.

— Mauvais sujet, exclama-t-elle avec enjouement, en tapant son front baissé de son petit éventail nacré.

— Vous avez raison.

Il releva la tête. Dans ses yeux brillait de l’espoir. Il s’enfuit parmi les tentures que soulevèrent les laquais cariatides.

Minuit sonne à la cathédrale. Minuit c’est l’heure mystérieuse. La nuit s’avance aussi paisiblement qu’elle est tombée. Rien ne bouge, tout est à la même place. Et les hommes dorment profondément d’un sommeil de justes. La vie coule uniforme et les êtres bercés de leurs rêves la laissent couler dans une indifférente inconscience.

Et cependant minuit est tout un mystère, surtout lorsque du haut d’une vieille cathédrale dont les clochers et les flèches se perdent dans les nuages et les vieilles légendes, l’horloge invisible, comme du haut du ciel, laisse pesamment tomber sur la terre douze coups graves et impassibles, douze coups fatidiques qui tranchent dans le silence des ténèbres et qui font presque peur par leurs voix impitoyablement de bronze. Ils expliquent dans leur langage ésotérique l’instant suprême d’une fin et d’un commencement, la transfusion d’une journée dans l’autre, la métamorphose invisible d’un vieux jour qui meurt et d’un jour nouveau qui se lève. C’est la course du flambeau, le dernier est le premier, et le vieillard qui meurt créant de ses cendres l’enfant de sa chair, lui lègue comme héritage la torche de l’instant présent. Et tout ceci se passe dans le plus profond silence, alors que profondément dorment les mortels, car la masse profane n’est point admise aux révélations de la vie. C’est lorsqu’elle est dominée par le sommeil que se célèbrent les graves mystères de l’Univers. Minuit, c’est le mystère de l’Éternité. Rien ne meurt. Tout est transition, mutation. La mort est un mensonge funeste caché sous les formes les plus illusoires de la désagrégation et de la création. Tandis que passent les jours, les nuits, les mois, les années, les existences entières, l’esprit et la matière permanent et se transforment à l’instar des saisons. Et pendant ce temps-là les mortels sommeillent.

Mais Walther ne dort pas.

Il a froid. Est-ce l’hiver ou l’heure angoissante de la nuit qui secoue ses membres et fait claquer ses dents ? Un grand cafetan marron doublé d’astrakan l’engloutit presque complètement. On ne voit que ses yeux qu’encadre jalousement une toque de fourrure. C’est pour lui l’heure du travail. Il est perdu dans un grand fauteuil gothique en bois sombre, de forme haute, étroite et anguleuse. Son front est penché sur de vieux grimoires qui encombrent une grande table, ainsi que de vieilles paperasses déchiquetées par les rats, des parchemins jaunis par la cruauté des temps, des compas, des équerres et quelques têtes de morts. Seule une petite lampe à huile, qu’étouffe un grand abat-jour noir, éclaire la grande pièce basse, sans portes, sans fenêtres. Est-ce un souterrain ? Où se trouve l’entrée ? Derrière, dans l’âtre, grimacent quelques braises d’un feu qui s’éteint. Sur une longue étagère, traînent des bocaux renfermant des objets obscurs ou des liquides brillants, des liquides terribles. Et puis, il y a des éprouvettes, des cornues, des alambics qui grouillent comme une magie de cristal irradiant des reflets diaboliques au gré de la lumière vacillante.

À gauche, près de la table se dresse un lutrin délabré qui semble ployer sous le faix d’une grosse bible alourdie par les vieux secrets qu’elle renferme et qu’elle supporte avec peine, car les hommes s’obstinent dans l’ignorance et refusent de l’alléger en la délivrant de quelques mystères. Et la pauvre bible, malgré l’âge, retient encore ses merveilles dans ses pages gondolées et rognées par la nervosité des hommes qui la feuillettent toujours sans y rien comprendre. Comme une large et profonde blessure, elle est ouverte au chapitre de l’Apocalypse. Elle a la tristesse sereine des grands martyrs chrétiens.

Walther étudie avec rage. La tête serrée dans les mains se penche sur un volume dont le texte se dissimule dans les enluminures des pages. Un disciple de Paracelse y a transcrit avec habileté et prudence les grands enseignements du maître rosicrucien.

Sur le dossier de son fauteuil, un hibou contemple le silence de la nuit. Ses yeux jaunes lancent des regards verts. La phosphorescence de son observation un peu vague est mêlée de sagesse et d’ironie. Peut-être voit-il deux mondes, car l’ironie est consacrée aux aveugles qui souffrent et la sagesse au monde bienheureux des clairvoyants.

Walther étudie avec rage. Trouvera-t-il dans ce grimoire la clé de son bonheur ? À mesure qu’une à une les pages se succèdent, son angoisse devient croissante. Il est à la dernière page. Il tremble. La trouvera-t-il ? Plus qu’une phrase encore ! Une ligne ! Ah ! c’est horrible. Encore un mot. Serait-ce la révélation qu’il cherche ? Dans un mouvement de découragement il ferme les yeux pour ne pas s’abîmer dans la déception affreuse qui le précipitera dans les profondeurs étouffantes, effondrantes du néant… Ce mot ! Courage ! La connaissance ne se livre pas aux lâches ! Il ouvre les yeux tout grands !…

— Rien !

Et la couverture lourdement, se rabat sur le volume.

— Il faut en trois jours posséder les mains du saltimbanque… Ces mains me donneront le bonheur ! Ces mains s’empareront de celle que j’aime pour ensuite me l’offrir. Seules, ces mains sauront vaincre ! Ces mains fortes et séductrices ! Il faut que j’aie ces mains pour avoir Waltrude.

Dans cet accès de passion et de colère, dans tout ce désordre affreux qu’occasionne un amour de possession et de folie, il peut encore se souvenir d’une formule secrète.

Il met sur ses yeux une grande paire de lunettes dont le verre jette des lueurs violettes. Il pousse du pied une bûche dans l’âtre. Il tend les mains vers les flammes crépitantes et scande hiératiquement les paroles magiques.

— Bischofswerder, Maître des Perfectibilistes, Maître des Illuminés de Bavière, disciple de Paracelse et Maître des Sciences occultes… Ô mon Maître ! Illumine-moi.

Walther aussitôt prend une attitude d’émerveillement et réussit à s’abstraire de la vie courante, de tout ce qui l’environne. Le silence est sinistrement sépulcral, et pendant ce silence il entend, il voit son Maître… Ses nerfs et son esprit sont tendus à se rompre vers le monde d’où on lui parle. Sa figure s’empourpre dans la joie de connaître un secret décelé, une révélation miraculeuse. Il tient à présent la clef de son bonheur. Il est puissant. Puis, faisant un signe de tête :

— Oui, j’ai compris… L’éthérique et l’astral seulement… J’ai compris…

Un coup de vent de l’enfer tourne bruyamment les pages de la Bible. Les feuilles claquent étrangement entre elles, comme épouvantées et poursuivies par un monstre ; elles se bousculent et le lutrin craque. L’Écriture sainte s’ouvre toute grande sur le Livre de Jérémie au chapitre vingt-sixième prédisant la ruine du Temple de Salomon. Et la prophétie ressort dans la pénombre avec des caractères brillants et verdâtres. Les têtes de morts traînant sur la table claquent de leurs dents déchaussées et, dans leur rictus déconcertant, rient d’un rire sarcastique. Le hibou bat des ailes et sardoniquement hullule son cri plaintif qui feint la mélancolie. Ses yeux clignotent avec fureur. Le vent s’engouffre dans l’âtre, éteint les flammes, passe sur les vieux grimoires, souffle la petite lampe à huile qui se meurt avec un murmure gloussé de poule atterrée. Les yeux de l’oiseau nocturne biaisent en trois points différents de la salle puis mystérieusement se ferment.

Et Walther disparaît dans l’obscurité.

— Frieda, ne sois donc pas si matérielle, et pose une bonne fois mon bock de bière ! Tu t’imagines que je ne vois pas ? Tu es assez niaise pour croire que la musique m’absorbe au point de ne pas voir ce que tu fais ? Écoute plutôt ces œuvres immortelles.

Frieda, prise en flagrant délit, dodeline chastement de la tête. Les deux lourdes nattes blondes, ramenées sur sa poitrine, montent et descendent comme les grosses cordes d’un carillon muet. Elle rougit parce qu’elle est prise en faute, et sa figure ronde, un peu couperosée, décèle la faiblesse de la chair et la conscience de son péché. Elle a des remords et cela la fait se tenir sur une jambe comme une cigogne.

Frieda est plaisante. Elle aime la vie avec ses petits pains aux saucisses et ses fûts de bière. Avec ça elle est brave fille. Mais elle a bien d’autres faiblesses. Parce qu’elle est sentimentale, elle aime qu’on lui fasse la cour, surtout lorsque le courtisan est un grand artiste. Et lorsqu’elle dit adorer la musique, il ne faut pas la croire. Ce sont les airs à danser qui lui plaisent car elle est folle de la danse.

Benedetto Ceretti faisait souvent venir dans sa chambre cette soubrette munichoise, car en bon italien il lui fallait s’entourer d’une femme pour le mauvais motif. C’était là un besoin italique. Frieda admirait son teint mat et hâlé qui la reposait des Hans fadasses et joufflus.

Frieda compta ses dix doigts, les yeux baissés. Benedetto est bien beau, mais sa musique est plus indigeste qu’un gulasch hongrois.

— Écoute-moi sagement. À présent, je te jouerai les Lamentations et les Impropères d’Allegri, car ton éducation musicale n’est pas parfaite et tu me parais trop mignonne pour être si ignorante.

Mais les Lamentations sont trop tristes et les Impropères trop sévères, et puis c’est long, long, à n’en plus finir.

— Monsieur Benedetto, avance-t-elle timidement, un peu honteuse, je vous en conjure… Jouez-moi le petit rigaudon de Lulli ou je vide d’un trait votre bock de bière.

— Sacrée Allemande, je te céderais bien toute la bière de ton pays pour un verre de Vino Santo di Castelli Romani !

Puis, se ravisant :

— Soit, va pour le Rigaudon.

Frieda retrousse gracieusement ses jupes, avance la pointe du pied droit, et attend le premier accord, prête à s’élancer au rythme du ballet.

Mais on frappe à la porte.

— Entrez.

Le Chevalier Walther van Bau est sur le seuil.

Ceretti roule en révérences.

— Entrez donc, mon Seigneur ! Prenez donc la peine de vous asseoir.

Et tout en fondant avec obséquiosité, il attire l’attention de Frieda en lui appliquant violemment la main au bas du dos.

— File… Et un peu vite…

Humble et craintive, Frieda s’efface à travers la porte encore ouverte.

Le Chevalier, drapé dans une cape noire, est pâle. Son regard est perçant et sa bouche mauvaise. Ses narines frémissent un peu.

— Fermez la porte, Ceretti, dit-il sèchement ! J’ai à vous parler… Un secret… Jurez-moi le silence absolu.

— Je jure sur les oreilles de l’Âne et les cornes du Bœuf !

— Écoutez…

Et la voix de Walther devient sombre et sifflante.

— Écoutez-moi bien. Je n’ai pas de temps à perdre. Ne m’interrompez surtout pas au milieu d’une phrase. Laissez-moi vous parler ; vous comprendrez. Tout d’abord une question : Avez-vous besoin d’argent ?

— Si j’en ai besoin ? exclama Benedetto en levant les yeux au plafond et joignant les mains. Si j’en ai besoin, Madonna santissima, mais je vendrais bien mon âme à Satan pour un ducat et serais bien aise de vivre comme un rentier sans jamais toucher à mon clavecin.

— Voilà qui est bien, continua Walther d’un air triomphalement joyeux. Je vous donne une rente viagère annuelle de 5.000 thalers contre le talent de vos mains, que vous me céderez.

Ceretti ne comprend rien, il n’en croit pas ses oreilles et lorsque dessous la cape du Chevalier il voit émerger un gros sac d’espèces sonnantes et trébuchantes, il n’en croit plus ses yeux.

— Allons, ne perdons pas de temps, ajoute Walther. Suivez-moi. On va procéder à la petite opération qui ne vous occasionnera aucune douleur. Permettez…

Et aussitôt, sans crier gare il lui jette un bandeau sur les yeux.

Ceretti voudrait crier, mais deux autres hommes l’empoignent. Le premier le bâillonne, l’autre lui attache les pieds. Puis ils le chargent sur leurs épaules et le descendent dans l’escalier.

Il entend derrière lui la voix du Chevalier van Bau.

Achtung !… Langsam… Nach Hexenfels.

Qu’est-ce que cela veut dire ?… Benedetto est épouvanté… Est-ce une formule cabalistique ?

Et, pendant ce temps, là-haut, dans la petite chambre, Frieda vide d’un trait le bock de bière.

Ceretti est ligotté dans une calèche. Le Chevalier est assis à côté de lui, mais le Chevalier est d’humeur taciturne et ne parle qu’à intervalles et par monosyllabes. Les chevaux, mis au pas, gravissent péniblement une côte interminable, et le fouet du postillon claque à tort et à travers. La route est mauvaise et cahote sans pitié. Il fait chaud. Le soleil est cuisant et les insectes dansent avec frénésie la ronde. C’est tout un concert de frelons et de taons ! Et ça bourdonne sans arrêt, et la calèche a beau avancer, ça bourdonne toujours. Il y a une odeur mêlée de foin coupé et de vaches, comme l’évocation d’une idylle allemande. Ça sent bon la campagne, mais les insectes bourdonnent avec trop d’obstination. Et pour le pauvre artiste, ce sont des crescendi, des diminuendi agaçants, des rallentandi, des accelerandi exaspérants. Ces bourdonnements dégénèrent en ronflements, mugissements, murmures ou plaintes et toute cette symphonie d’insectes prend dans son esprit des proportions énormes et des tonalités parfois tonitruantes. Quel bruit ! Quel vacarme ! Il aurait presque peur, mais il n’ose pas l’avouer au Chevalier qui le raillerait sans contredit.

Oh ! ces insectes qui grondent dans ses oreilles ! C’est à devenir fou, fou furieux. Et ça susurre, ça rit, ça chante, ça crie, ça gronde. Voilà qui est trop. Et que disent-ils tous ensemble, avec tant d’insistance, dans leurs modalités burlesques et sataniques ? On dirait qu’il y a une ritournelle qui revient toujours comme une obsession d’esprits malins.

« On ne sait pas, c’est bizarre, où l’âme va se nicher. L’âme est partout et nulle part. C’est bizarre. Mais plus bizarres encore sont les lubies de l’âme que rien ne peut dompter. Jamais elle ne réside à la même place. L’âme est folle comme le vent. Chez les penseurs, elle trône dans le cerveau, chez les amoureux, elle envahit le cœur, chez l’ouvrier, elle s’agite dans les bras, chez le laquais, elle agit dans les jambes, chez le rêveur, elle plane dans les nues, et chez le rentier, elle mijote dans son gousset. Et chez l’artiste ?… Voyons, c’est bizarre ? Oui, chez l’artiste par exemple ? Chez le peintre, le sculpteur ou le virtuose ?… Eh bien ! elle fleurit dans les mains… Dans les mains… Et pourquoi ? Comme c’est bizarre ! On ne sait pas… Et lorsque l’âme s’envole ou meurt… »

Ceretti étouffe, suffoque. Est-ce la chaleur ? le bâillon ? le refrain des moucherons ? Ou des pensées stupides dépourvues de sens commun ?

Ceretti est un peu poltron… Il a peur, si peur qu’il s’évanouit.

Lorsqu’il rouvrit les yeux, il était sur un point si élevé de l’Univers qu’il ne put voir davantage le paysage environnant de la nature.

Il se trouva assis sur un rocher, délivré du bandeau, du bâillon et des cordes. Le Chevalier van Bau se tenait en face de lui et serrait ses mains dans les siennes. Par exemple, il avait un regard qui transperçait comme un dard ses grands yeux étonnés. Près de lui, debout, un personnage inconnu semblait attendre. Qu’il était long et sec ! Un loup noir cachait son visage et son corps disparaissait sous les larges plis d’une robe d’apothicaire. Il portait un grand chapeau pointu d’où s’échappaient, en cascades, des boucles grosses, grasses et grises.

Il faisait grand jour. La lumière était éblouissante. Et cependant la lumière éclairait particulièrement ses mains, que tenait le Chevalier van Bau. Pourquoi le sommet de la montagne était-il désert, et le ciel sans nuages ? Cette tache lumineuse sur les mains était bien extraordinaire !

Ceretti regarda autour de lui. Il se vit sous une énorme cloche de verre à facettes prismatiques qui faisaient converger toute la lumière du soleil en un seul point : sur ses mains. Cette lumière était particulièrement chaude, mais pas brûlante. C’était une sensation presque agréable, une sensation peut-être débilitante, mais il ne lui déplût pas de s’y abandonner.

À mesure que le soleil marchait dans le ciel, la tache lumineuse se déplaçait en sens inverse insensiblement de ses poignets sur ses mains, de ses mains sur ses doigts, de ses doigts sur les doigts, les mains et les poignets du Chevalier. Et, en même temps, Ceretti dominé par le regard de l’autre, se sentait progressivement fléchir, engourdir avec inconscience et indifférence.

Alors le mystérieux apothicaire sortit d’une poche profonde, une grande paire de ciseaux qui scintilla au soleil.

Ceretti entendit sans trop bien réaliser, la voix du Chevalier :

— L’Éthérique… l’Astral seulement…

L’apothicaire approcha la pointe des gros ciseaux près des mains de l’artiste et se mit à couper dans le vide. Les pointes cliquetaient si près, si près, que Ceretti crut à une double amputation. Mais les ciseaux avec insistance coupaient tout autour des poignets


Le mystérieux Apothicaire
sans même toucher la chair. Ceretti eut une sensation imprécise comme si la vitalité de ses mains s’en allait peu à peu. Cette impression lui fut assez pénible bien qu’il n’en éprouvât aucune douleur.

Il voulut parler. Les yeux du Chevalier dardaient leurs regards sur les siens. Il chercha des mots pour s’exprimer. Il ne les trouva plus dans son esprit. Il aurait voulu crier. Il ouvrit la bouche, aucun son ne put en sortir.

Le Chevalier parla encore :

— C’est fait ?

Le mystérieux apothicaire, pour toute réponse, fit disparaître ses énormes ciseaux.

— À présent, retrousse sur les miennes.

Le personnage inconnu prit les poignets de Ceretti et fit comme s’il voulait lui enlever à rebours une paire de gants imaginaires.

Et tandis que la tache lumineuse se déplaçait, les gants semblaient sortir des mains de Ceretti pour venir s’appliquer ensuite progressivement sur celles du Chevalier.

Et toujours ces yeux !

Ceretti ne comprenait plus rien. Sa pensée nonchalamment se brouillait. Il ne savait plus au juste si ces yeux prenaient ses yeux ou s’il devenait lui-même les yeux du Chevalier. Un contact établi produisait une fusion ; il y avait sûrement une fusion. En quoi consistait-elle ? Voilà ! D’ailleurs, peu lui importait de le savoir. Sa volonté était déjà lointaine.

Une dernière fois, il songea à ses mains. Il ne les sentait plus. Seule l’étreinte des mains du Chevalier persistait encore.

L’engourdissement le prit. Il allait s’assoupir. Son corps devenait toujours plus lourd… Une espèce d’ankylose le faisait descendre, descendre, comme s’il s’en allait progressivement sous terre… et puis il ne serait plus qu’une masse inerte.

Il ne pensait qu’à dormir, il ne pouvait que dormir. Qu’adviendrait-il après cela ?… Oh ! le sommeil… l’éternel sommeil… Qu’il ferait bon dormir toujours ! Est-ce le bonheur ?…

 

Une voix résonna mystérieusement dans l’espace.

— L’âme était dans ses mains.

Dans son boudoir azur, la Baronne de Minnengenuss se reposait. Elle souffrait de sa périodique migraine et passait, en conséquence, la soirée toute seule. Elle menait une vie si mondaine, si harassante qu’elle attendait toujours avec impatience sa migraine pour un peu se remettre de ses grandes fatigues. Ce soir-là, très intimement vêtue, elle s’était jetée désespérément sur sa chaise-longue, car la solitude la désolait. Le désœuvrement lui causait une impression de sécheresse et elle se sentait dessécher d’ennui. Sa main oisive erra sur une petite liseuse voisine qui contenait ses livres préférés. C’étaient d’ailleurs ceux qu’elle ne lisait jamais. Sans tourner la tête, sa main distraitement prit le poème d’amour de Gottfried de Strasbourg. Elle l’ouvrit au hasard et pour la première fois, elle y lut la tragique légende du philtre enchanteur. Ses yeux couraient le long des vers, mais elle ne se donnait même pas la peine d’en goûter le sens et la beauté. Son esprit était trop absorbé par la nouvelle robe qu’elle porterait demain soir au bal de l’Électeur. Ses femmes avaient encore bien à coudre. Il faudra les bousculer. Mais qu’elle sera belle dans cette robe de taffetas et de tulle ! Elle voyait déjà toute la Cour à ses pieds.

Soudain, elle entendit quelques pas dans la pièce, contiguë. C’était le petit salon de musique. Elle pensa un instant que son maître d’hôtel y mettait de l’ordre. Puis elle retomba dans sa lecture et dans sa rêverie.

Mais une musique légère se fit entendre. Une musique divine comme une cascade de perles d’Orient qui rebondissent en pluie de gemmes du haut de l’escalier du ciel, frappaient de notes joyeuses toute la gamme des marches.

— Tiens, on dirait Ceretti… Mais que fait-il à ces heures tardives chez moi ?

Elle se leva précipitamment et ouvrit la porte.

Elle poussa un cri :

— Vous !

La musique s’arrêta brusquement.

— Vous ?

Le Chevalier van Bau baisa avec effusion les mains de la Baronne.

— Oh ! vous m’avez fait peur ? Vous me voyez bien surprise !… Comment se fait-il que vous vous trouviez chez moi sans que je le sache… Par où êtes-vous entré ?

— Un amoureux n’a-t-il pas toujours, pour grimper jusqu’à sa belle, une échelle de soie sur son cœur ?

— La pensée est jolie, le mot est galant, approuva la Baronne.

Walther sentit une effluve de passion lui monter à la tête.

— Waltrude ! Waltrude !

Elle se déroba.

— Pas si vite ! Laissez-moi un peu goûter votre présence et votre talent nouveau qu’inspire l’amour. J’adore la musique. Jouez-moi la Pastorale de Scarlati.

Walther s’assit au clavecin.

Il joua la Pastorale et la sonate en La. Il joua tout ce que la Baronne désirait entendre. Il n’avait même pas besoin de connaître le morceau qu’il exécutait. Ses mains couraient sur le clavier et interprétaient toute la pensée de l’œuvre en surmontant impeccablement les nombreuses difficultés de virtuosité. Il ignorait la longueur et la facture des morceaux, mais ses mains jouaient tout par cœur sans la moindre hésitation. Puis lorsque le morceau était terminé, elles s’arrêtaient toutes seules.

La Baronne semblait ravie.

— Ma parole, vous jouez comme l’Italien. C’est à s’y méprendre. Lorsque je ferme les yeux, il me semble l’entendre. Vous interprétez tout son répertoire et l’on dirait même que vous l’interprétez avec son toucher et son âme. Vraiment Walther, vous me donnez tant de joie ! Vous m’en avez rarement donné autant !

Étourdi par ces paroles et par la griserie de cette musique qui faisait plus encore chavirer son cœur d’amour, le Chevalier se jeta aux pieds de la Baronne.

— Waltrude ! Votre joie est bien peu de chose à côté de celle que vous me consentez.

La musique avait troublé leurs esprits et leurs lèvres se réunirent le plus simplement du monde. La main de la Baronne écarta nerveusement le visage du Chevalier.

— Ah ! soupira-t-elle, je suis folle. Je me sens amoureuse ce soir… la musique m’enivre plus encore que le meilleur Liebfrauenmilch.

Walther mit un genou en terre.

— Alors ?… Alors ?… Oh ! tout ce bonheur qui bondit si violemment sur moi !… Je ne sais plus ce que je sens… Est-ce vrai que vous m’aimez ? Votre main accepte-t-elle enfin de demeurer dans la mienne ?

La Baronne tâcha de se dégager. Le bras du Chevalier la ceignit à la taille. Elle chercha à s’en défaire. Il crut qu’elle souffrait là d’un instinctif sentiment de pudeur féminine.

— Restez près de moi encore.

Il fit un mouvement brusque vers elle pour mieux l’étreindre, mais elle put l’éviter et se blottit contre le mur. Puis avec hauteur, elle se raidit.

— Vous vous leurrez, mon Chevalier, je crois que vous ignorez à qui vous avez à faire, ainsi que les manières de bienséance. C’est lâche de votre part d’abuser ainsi d’un instant de faiblesse.

Walther blêmit. Il aurait voulu l’écraser de sa colère. Il se retint. Elle était une femme. S’il avait donné libre cours à son instinct impulsif, il l’aurait brutalisée de toute sa passion et de toute sa rage.

— Vous vous leurrez, poursuivit Waltrude… Oublie-t-on si vite un mari défunt qu’on a chéri l’existence entière ? Cette musique m’a fait croire un instant qu’il était là encore. Et vous, comme tous les hommes, tels des mâles en rut, vous ne songiez qu’à profiter… Oh ! c’est horrible… Vous me faites horreur.

— Waltrude !

— Sortez, sortez, si vraiment vous êtes un Chevalier. Et délivrez-moi du dégoût que votre présence m’impose.

— Waltrude ! Non, non !

Il ne trouvait plus ses mots… Son exaspération était au paroxysme. Ses mains s’agitaient au bout de ses bras, avides d’une proie à broyer entre les doigts.

— Vous vous jouez de moi… Vous m’aviez fait une promesse tout en m’imposant une épreuve… L’épreuve a été surmontée. Tenez votre parole, Waltrude…

Sa voix devint suppliante.

— Je vous aime tellement !

Il fit encore un pas vers elle. Nerveuse, elle poussa un fauteuil devant elle et se raidit encore contre le mur.

Walther ne put se contenir davantage et se jeta sur elle, renversant les meubles qui se trouvaient sur son passage. Ses yeux, injectés de sang, déchaînaient toute la bestialité de son instinct et sa mâchoire fortement serrée était mauvaise et cruelle.

— Tu seras à moi… Tu me l’as promis…

Il l’avait clouée au mur. L’unique défense de Waltrude se bornait à des mouvements de tête pour éviter les lèvres concupiscentes de Walther qui cherchaient les siennes. Oh ! son haleine était repoussante et son contact lui aurait été abject. Sa main, rampant sur la tapisserie, rencontra heureusement le cordon de sonnette. Elle tira. Elle sentit que c’était là sa délivrance.

D’une voix sèche, elle déclara :

— J’ai sonné !

Walther bondit en arrière. Il avait lâché prise. Un tremblement nerveux secouait tous ses membres ; ses doigts inassouvis frémissaient dans le vide. Un laquais entra.

— Reconduisez le Chevalier.

Walther cacha sa fureur dans un profond salut et silencieusement se retira.

La chambre est obscure et silencieuse. Un candélabre posé sur le clavecin l’éclaire faiblement. Des meubles austères se dressent de toute leur arrogance gothique. Le long des murs planent sur des fonds sombres les grands portraits des ancêtres van Bau.

Une respiration difficile interrompt la monotonie du silence.

Walther est là. Ses yeux scrutent le vague. Il observe un point indéfini de l’espace et ne voit que douleur, et sa douleur l’anéantit. Ses mains nerveusement rampent le long des meubles. Elles rampent, s’accrochant à tout et l’entraînant derrière elles. Elles vont, elles vont, ces mains voraces. Walther exténué de souffrir, les suit passivement. Elles cherchent, elles veulent trouver quelque chose. Walther ne comprend pas. Que veulent-elles ? Sa volonté s’est brisée et il lui faut à présent obéir. Et ses mains tâtonnent comme des aveugles qu’une pensée obstinée pousse vers un but déterminé. Elle est affreuse et sans pitié, la volonté des aveugles, car elle ne veut réaliser aucune entrave. Les mains avancent avec ce toucher pesant et matériel presque répulsif. On dirait que les objets ont peur d’elles. Les mains dégagent une chaleur animale et l’instinct les pousse plus avant encore. Elles vont de meubles en meubles, vérifiant chaque bibelot pour l’abandonner ensuite et poursuivre leur chemin. Finalement, elles s’accrochent au clavecin. Walther tressaille. Le Chevalier versé dans les sciences occultes aurait-il peur ? Il voudrait leur faire lâcher prise. Il ne peut pas. Elles sont plus lourdes que le monde… Le clavecin s’ouvre et les mains se jettent


La Baronne tâchait de se dégager.
avec fureur sur les touches. Elles courent, elles volent et Walther ne peut les retenir. Elles jouent toutes les œuvres de Scarlati, sans s’arrêter. Les morceaux s’enchaînent les uns aux autres et toutes ces œuvres d’un caractère si pimpant et si frais, toutes ces mignardises galantes, hurlent et grincent, cette nuit, hurlent et grincent comme le rire des sorcières du Brocken. Tous ces motifs se déforment en grotesques et en saturnales. Les doigts s’écrasent contre les touches bousculées qui arrachent du clavecin des hurlements déchirants. Les gracieuses sonates se polluent en imprécations blasphématoires, les pastorales en danses macabres, et de cette orgie d’accords et d’arpèges, se dégage tout le maléfice de l’Enfer.

Walther voudrait arrêter ce vacarme. Il ne peut pas. Il ne peut plus retirer les doigts du clavecin… Et pourtant ce serait un si petit effort… Voyons, que faut-il pour arrêter ses mains endiablées ? Cela suffirait pour rompre le charme. Il ne peut pas, il est condamné à écouter, à subir cet ouragan de discordances… et jusqu’à quand ?… Les mains se chevauchent et se ruent en tout sens. Et c’est toujours du Scarlati, toujours de cet affreux Scarlati. Ne s’arrêteront-elles donc jamais ? Le vacarme augmente. Les mains le commandent. Elles s’agitent indépendantes, déchaînées, victorieuses. Elles frappent si violemment que les cordes une à une se cassent, et toutes ces cordes bourdonnent rageusement les unes sur les autres. Et à chaque corde qui se casse, s’échappe un cri de malédiction. Les sonorités se brouillent, s’entre-choquent, hullulent et gémissent un dernier sanglot de haine. Elles jouent, elles jouent, frappant même les notes muettes. De temps en temps une note inattendue s’abat comme un assommoir. Les doigts sont fous de s’acharner ainsi sur un pauvre clavecin brisé. La dernière corde saute avec un grondement sinistre.

Walther exténué, titube d’épuisement. Sa tête hâve roule mollement inerte sur ses épaules, sur sa poitrine, au gré des mains furieuses qui entraînent ses bras et son buste avec elles.

Mais soudain, il se redresse avec effroi.

Les mains avides et crochues se tournent vers lui avec des mouvements de vipères. Elles sont terribles… Elles semblent proférer des incantations obsédantes.

— Ceretti se venge… et Ceretti c’est moi. Tu m’as trompé. Tu m’as demandé de te céder mon talent et tu m’as ensuite tué. Tu voulais mon art pour séduire une femme, et malgré mon âme d’artiste tu n’as pas su te faire aimer. Tu as détruit ma vie et gaspillé mon génie. J’aurais bien donné mes jours pour plaire à une femme, j’aurais pardonné ton crime si tu pouvais ainsi lui plaire. Comment pouvais-tu songer à séduire une femme ? Il faut être italien pour cela et toi, tu es de ceux qui exterminent. Mais l’âme de Ceretti n’est pas morte. Tu la vois ?

Walther sent ses mains s’approcher de son visage. Est-ce un hallucinant cauchemar ? Ses yeux sont terrifiés de les voir aussi menaçantes. Il rejette sa tête en arrière et les mains impitoyablement avancent toujours. Les doigts nerveux personnifient pour lui la force de la destruction finale. Elles s’étaient accrochées à son jabot et grimpent, grimpent encore… Il veut les retirer, leur faire lâcher prise. C’est impossible. Elles montent furieuses le long de la mousseline plissée, comme des reptiles grouillants. Elles déchirent les volants pour se frayer un passage. Il les sent effleurer la chair de son cou. À ce contact, il sursaute d’horreur. Est-ce un corps étranger qui touche son corps qui l’épouvante, qui le fait frissonner de dégoût ?

Les doigts envahissent sa gorge de toutes parts, et se rejoignent derrière la nuque. Ils serrent lentement, progressivement, effroyablement. Les pouces par devant le torturent. Il étouffe. Ses yeux vont jaillir hors des orbites et sa langue s’enfle et s’empâte dans sa bouche… Sa respiration… De l’air… de l’air !… Son corps est secoué de convulsions. Tout tourne ! Il se débat encore, les soubresauts s’acharnent et l’épuisent. Cette souffrance… C’est comme si on lui tordait le cou et lui détachait la tête. Horrible ! Les mains étreignent, étranglent.

Le bal de l’Électeur fut un triomphe, et le triomphe du bal fut la Baronne de Minnengenuss. Elle dansa toute la nuit jusqu’à ce qu’exténuée, elle se retirât dans le salon des dames pour échapper aux pressantes invitations des Seigneurs de la Cour.

Elle trouva la Comtesse Hatsgerne qui l’accueillit avec tendresse.

— Vous êtes la reine de la soirée, très chère, votre toilette ferait tourner la tête aux dieux du Walhall.

La Baronne sourit avec complaisance.

— Ne souriez pas. Mieux que toute autre, vous savez combien vous êtes belle irrésistiblement. Je comprends fort bien qu’on puisse se tuer pour un de vos caprices.

Waltrude prit un air emprunté d’innocence.

— Vous croyez ? Les suicides d’amour, cela n’existe que dans les livres.

Paris, 1-7 janvier 1919.