Sur talons rouges, contes/Springfield

Sur talons rouges, contesG. Briffaut (p. 91-114).

SPRINGFIELD

— Wentworth ! Vous perdez l’esprit !

Ceci fut dit avec indignation, mais avec beaucoup de calme.

Lady Marjorie Springfield talonna son irlandais pie. Elle franchit impeccablement une haute haie de ronces qui bordait un fossé ; puis elle remit son cheval au pas.

Lord Wentworth Jamland suivit et caressa avec indifférence sa jument alezane encore fiévreuse et vibrante du dernier hallali. Il regardait dans le vague, droit devant lui, vers l’orée du bois où traînaient grisement à la tombée du jour des écharpes de brume sur la terre mouillée jonchée de feuilles mortes. Sans tourner la tête, il faisait assidûment sa déclaration d’amour d’une voix monotone, suivant les coutumes conventionnelles du bon ton.

— Eh bien soit, Marjorie, n’en parlons plus.

— Vous en parlez à votre aise, objecta la jeune fille. Non, cher ami, nous ne nous en tiendrons pas là. Vous me proposez des horreurs, et aussitôt après vous y renoncez. Votre caractère fuyant me déplaît. On ne sait jamais ce qui vous fait plaisir, si vous agissez par amour ou par politesse.

Lord Jamland sursauta.

— Est-ce donc poli de dire : « Je viendrai à minuit dans votre chambre ? »

Marjorie eut un mouvement d’impatience qu’elle assouvit en lançant son cheval au galop.

— Craignez-vous d’arriver en retard au rendez-vous ?

Elle ne répondit pas, et poursuivit sa pensée.

— Wentworth, vous oubliez, je crois, qu’on ne parle pas à une demoiselle comme on parle à une dame. Je vous défends, vous entendez, je vous défends de violer le seuil de ma chambre. Amour ne signifie jamais familiarité, et si l’amour nous unit tout à fait dans un avenir prochain, je ne vous autorise pas à songer un instant que l’homme a des droits sur la femme. Quittez ces principes continentaux qui sont toujours proscrits dans notre Royaume. Tenez, vous ferez mieux de m’offrir une prise au lieu de rêver au crépuscule comme un poète malsain.

Lord Jamland déboutonna son habit rouge et sortit de son gousset une petite tabatière en or ciselé qu’il ouvrit et présenta à Lady Marjorie. Une jolie poussière dorée de tabac blond parfumé brillait au fond de la boîte. Une main particulièrement longue et effilée, serrée dans un gant mousquetaire, prit d’un geste lent


Elle franchit impeccablement une haute Haie
et délicat une toute petite pincée qu’elle porta aux narines.

— Vous voyez ma façon de penser, n’est-ce pas, Wentworth ? Je compte sur vous puisque vous êtes un gentleman. Soyez donc à la hauteur de vos sentiments et non de vos désirs.

Lord Jamland soupira et Marjorie éternua.

— Vous avez froid peut-être, et le soir est humide.

Ils caracollèrent en silence jusqu’au pavillon de chasse.

Un hourrah les accueillit. Ils étaient les derniers au rendez-vous.

Les cors résonnèrent une dernière fois. Toute la meute de foxhounds se mit à aboyer, à hurler, à faire un vacarme assourdissant sur commande. Les habits rouges et les amazones de velours glissèrent du haut de leurs selles. On exposa le butin de la journée : trois renards dont on coupa les queues pour les remettre aux vainqueurs respectifs.

Le maître d’équipage, Lord Stanley Thomas Springfield convia les invités dans le pavillon, où s’étalaient sur une grande table des victuailles réconfortantes auxquelles on fit un accueil très cordial. Puis les invités se quittèrent. Les coachs alignés, avancèrent à l’appel scandé d’un laquais parfaitement stylé. On se congédia avec des rires et des exclamations.

— Townlawn.

Des mouchoirs s’agitèrent.

— Wellster.

On entonna en chœur « Home, sweet home ».

— Fairiegreen.

Les interpellations joviales volèrent de toutes parts.

— Springfield.

Le dernier coach s’arrêta. Les chevaux, bien entendu, piaffaient.

Lord Stanley Springfield pria Lady Kathryn Somewhatslow de monter à l’intérieur ainsi que sa fille Gwendoline qui n’était pas d’une beauté suprême quoique Romney l’ait immortalisée en adorable Ophélie.

— Lady Briedington, veuillez prendre place.

Une petite figure enjouée répondit gaiement :

— Merci, Milord, je cède ma place à mon mari dont la santé doit être ménagée. Je monterai devant. J’aime l’air du soir et Lord Paresnor me tiendra compagnie.

Puis, se tournant vers son mari :

— Montez à l’intérieur, Ellis, et vous, Percy, aidez-moi à grimper sur le siège. Vous me raconterez de belles histoires pour me distraire.

Marjorie poussa Lord Springfield en voiture avec les personnes sérieuses.

— Ne vous souciez pas de moi, mon père, je monterai derrière avec Wentworth.

Le coach démarra et les trompes sonnèrent la fanfare des Springfield.

Le trajet était long. Il fallait traverser des bois, des prairies et des bois encore.

Marjorie s’extasia froidement sur la beauté du paysage.

Lord Jamland prisa, et referma bruyamment sa tabatière.

— Vous ne vous décidez toujours pas à parler à votre père ?

Marjorie tressaillit.

— Je parlerai… demain.

— Demain quand nous partirons tous ? Cela vaut bien la peine. Il y a huit jours que nous sommes invités à Springfield et vous attendez le jour du départ pour vous prononcer.

— Et si vous lui parliez vous-même, suggéra-t-elle timidement ?

— Moi ? Les rôles sont renversés. Voulez-vous donc que j’agisse à la française ? que je mette ma plus belle paire de gants et mes plus hauts talons rouges et que je dise à votre père : « Milord, je suis Wentworth Dennis, Douglas Duncan Donald Radley, Earl de Jamland et regrette bien que mon père soit mort, car s’il vivait encore il vous aurait dit : « Milord, je viens demander la main de votre fille, Marjory May, Maud, Mary, Mabel pour mon chenapan de fils Wentworth. Je lui laisse mon château, mes terres, mes villages et mes bourgs avec ses cent soixante-sept fermes, ses deux cents quatre-vingt-six champs de houblon, et des rentes suffisantes pour entretenir tous ces biens. Seulement mon fils a perdu toutes ces rentes, car c’est un joueur invétéré et tout son argent liquide s’est liquéfié dans la maison de Jeffrie où se livrent les combats de coqs les plus épiques. » Pardonnez à mon père d’être mort avant l’heure, et permettez-moi de vous demander de sa part, pour son fils, la main de votre fille.

— Oh ! vous avez assisté à des combats de coqs ? exclama Marjorie comme si les discours de Lord Jamland ne l’intéressaient que médiocrement. Racontez-moi ça ! Ce doit être merveilleux, palpitant ! Combien je regrette d’être une femme. J’aimerais tant assister à ces spectacles.

Wentworth prit la main de la jeune fille, qu’elle se garda bien de retirer.

— La dernière fois, c’était le premier du mois. Jeffrie vint me trouver et m’annonça le combat d’Ossian, un coq extraordinaire venu d’Écosse, qui avait déjà remporté neuf victoires. Il avait exterminé les champions du monde et devait, le lendemain, défier le vainqueur de Liverpool, le célèbre Jules César de la ferme Cooper. Bref, la description d’Ossian fut si alléchante que j’ai misé sur lui une somme telle qu’elle devait me rendre, s’il gagnait encore, tout ce que j’avais précédemment perdu. Je me fis prêter les vêtements de mon piqueur et me rendit à White Chapel. C’était une maison sordide. Je me faufilai dans un escalier obscur qui sentait un mélange de stout et de gin. J’aboutis à une salle basse, sans fenêtres, éclairée par une lampe suspendue au centre de la pièce. Autour d’une table blanche s’écrasaient une trentaine d’individus horribles à voir. Il y en avait de gros, de maigres, des figures rubicondes et chétives, mais tous avaient l’air de malfaiteurs. Jeffrie apporta les deux antagonistes et les posa sur la table, dos à dos. Les témoins vérifièrent la pointe ferrée de leurs ergots. Puis on les tourna l’un vers l’autre. Les plumes se hérissèrent… et les coqs comme deux gladiateurs bondirent l’un sur l’autre. Pas un mot, pas une exclamation dans la salle. Le garçon de Jeffrie faisait la garde à la porte en cas d’une descente de police. Les coqs battaient des ailes et s’écorchaient mutuellement le poitrail. Tantôt l’un parvenait à sauter sur l’autre, déchiquetant la crête de son bec et labourant son dos de ses griffes, tantôt c’était le contraire. Leurs yeux lançaient tour à tour des regards courroucés ou se fermaient lentement, alourdis de douleurs. La table n’était plus qu’une mare de sang dans laquelle les corps s’agitaient désespérément encore. Le sang éclaboussait les figures des spectateurs, mais personne ne se souciait de si peu de chose. On serrait les dents, la gorge devenait sèche et si on avait pu aider la victoire par la force hypnotique des yeux, on aurait volontiers triché. On avait l’espoir de vaincre, puis on le perdait ; l’espoir renaissait encore pour s’évanouir aussitôt après. On vivait des minutes intenses, crispantes, interminables, comme des années de passion ne savent pas exaspérer, épuiser. Je croyais vaincre… et puis, je ne sus comment, l’ergot de Jules César creva l’œil d’Ossian. Le vainqueur de l’Écosse perdit alors tout son courage. Une seconde après, il était terrassé dans son sang. Le coq de Galles lui ouvrit la gorge d’un coup de bec atroce et ses pattes arrachèrent de sa poitrine béante et fumante des lambeaux de poumons sanguinolents. Un hoquet… il était mort… J’avais perdu. Il me fallut payer l’argent dont je ne disposais même pas.

Il y eut un silence. Marjorie retira lentement la main que serrait Wentworth. Le paysage se voilait dans les rubans flottants de brouillard.

— Après tout, reprit-il, cela ne fait qu’une dette de plus.

Les chevaux s’arrêtèrent devant un portail. Les trompes sonnèrent la fanfare des Springfield. Un gardien vint ouvrir et le coach traversa le parc. L’équipage s’arrêta sur la terrasse. Le château était du style Élisabeth le plus pur et d’une merveilleuse architecture toute revêtue d’un lierre envahissant et touffu. On ne voyait que les portes, les fenêtres et les toits. Pour certains, la vétusté du lierre ajoutait de la valeur à la somptueuse demeure des Springfield.

Tout le monde descendit de voiture et chacun se retira dans ses appartements privés pour quitter les habits de sport et paraître au repas du soir en tenues plus seyantes.

Pendant le dîner on parla politique. Pitt était à l’ordre du jour ; on discuta et contesta le ministère de la Coalition.

— Et vous verrez, dit Lady Kathryn Somewhatslow en élevant un peu la voix, le Roi pour le récompenser lui conférera un titre de noblesse. Il ne manquerait plus que cela.

Elle était rouge de colère, car son arrière grand’mère maternelle avait été dame d’honneur d’Anne d’Autriche et toutes ses sympathies allaient à la France ; ce qui la faisait assez mal voir dans la haute société anglaise.

Lord Springfield crut bon de changer de discours.

— Savez-vous, mes amis, que mon château est hanté ?

— Quelle terrible chose, cria Lady Briedington. Pourquoi nous dites-vous cela la veille de notre départ ? Vous vous êtes tu sept jours, vous pouviez bien attendre le huitième.

— Ne vous effrayez pas, ajouta Lord Stanley Springfield, notre revenant n’est pas méchant. Mais comment pouviez-vous supposer, Milady, qu’il n’y en eût point céans. Tout château anglais qui se respecte a au moins une chambre hantée… Celle de mon château est la dernière chambre de la tourelle droite. C’est une pièce condamnée qui ne me prive nullement.

— Et quelle est l’histoire du revenant de Springfield ? demanda avec curiosité Lady Gwendoline Somewhatslow.

— L’histoire ? Elle est simple. Mon bisaïeul avait épousé une jeune Irlandaise d’une beauté saisissante, si saisissante, que son mari la soupçonna injustement, et là, dans cette fameuse pièce de la tourelle droite, un jour qu’elle filait du chanvre, il crut bon de lui plonger son poignard dans le dos. Depuis lors, dit-on, les nuits de pleine lune, une forme blanche erre par les couloirs de Springfield. Le tout est de dormir bien tranquillement dans son lit. De mon vivant, personne ne l’a vue, si ce n’est ma femme qui en est morte.

Cette phrase jeta un froid. On parla de peinture et de musique, sujets chers entre tous dans la société anglaise.

Après les nombreux desserts, les dames se levèrent et laissèrent les messieurs tout à leurs conversations intimes, chevaux, voyages et à leurs petits verres qui se remplissaient volontiers de vin d’Espagne.

Au bout d’une demi-heure, ils rejoignirent les dames dans le hall. Marjorie observa ses invités ; ils étaient affairés et silencieux, parlant à voix basse, de sorte qu’elle ne sut pas au juste s’ils passaient une soirée agréable ou s’ils s’ennuyaient. Elle s’en soucia d’ailleurs fort peu, car la tradition voulait que les soirées de château se passassent ainsi. Les salons étaient fermés. On ne les ouvrait que pour les grandes réceptions. C’était beaucoup plus intime, ainsi le voulait l’usage, de recevoir dans le hall immense éclairé de torches et de chandelles, rempli de meubles confortables les plus divers disposés en petits clans. Les murs étaient encombrés de queues de renards, de bois de cerfs et de panoplies, et les panoplies à leur tour, étaient encombrées d’armes de toutes espèces. Une énorme cheminée en pierre bien patinée, encadrait sur de hauts landiers en fer forgé un feu de bois gigantesque qui allait joyeusement son train. Au-dessus trônaient les armoiries avec la célèbre devise : Semper ver in campo. Un grand paravent dissimulait la porte de la salle à manger et derrière le paravent se dressaient sur une table rustique de cabaret, des bouteilles sombres de toutes sortes, renfermant des alcools qui rivalisaient de force terrassante. Autour, comme des fleurs diaphanes et altières, émergeaient des coupes de cristal de grandeurs et couleurs variées, invariablement vides ou vidées. À tour de rôle un des convives disparaissait un instant derrière le paravent sans que les autres parussent s’en apercevoir.

Selon son habitude, Lord Stanley Springfield conduisit Lord Briedington vers un bahut fermé à clef. Il l’ouvrit et en retira une bulle.

— Vous voyez, Ellis, c’est la chartre de la Reine Vierge qui confère à l’Amiral Drake, mon digne aïeul, le titre de pair d’Angleterre et les terres de céans, et par cette chartre, je suis le cinquième comte de Springfield. Lisez ?… Mais je vous l’ai peut-être déjà montrée.

— Oui, hier, avant-hier et les soirs précédents.

— C’est juste, je n’y pensais plus… voulez-vous que nous fassions notre partie de rams ?

Ils disparurent un instant derrière le paravent, puis tous d’eux s’assirent à une table de jeu et prirent les cartes en mains.

Lady Somewhatslow faisait de la broderie anglaise. De temps en temps, elle plongeait sa main dans le sac à ouvrage, soi-disant pour prendre son mouchoir, mais c’était pour priser un peu de tabac.

Gwendoline lisait le Paradis perdu. Wentworth vint l’interrompre et ils s’assirent dans un coin du hall.

Marjorie rejoignit Lady Briedington qui discutait avec Lord Paresnor.

— Tiens ! c’est vous, Marjorie ? fit Lady Briedington affablement. Dites donc à ce grand niais de Percy qu’on a beau être le plus joli garçon du monde, cela ne suffit pas pour assurer le bonheur. Il faut qu’il se marie, c’est plus convenable pour un homme de son rang et très utile en même temps. S’il se mariait, il pourrait aller vivre un peu dans ses terres avec sa femme et surveiller ses affaires qui vont à la dérive. Et puis, quand on a une femme, on est classé parmi les gens sérieux et quand on est encore jeune et beau… vous me comprenez n’est-ce pas ?… On se doute moins… et l’on a plus de liberté.

Percy était d’une prestance merveilleuse. On eût dit un Apollon anglo-saxon, élancé, svelte et râblé. Ses gestes témoignaient une souplesse de corps admirable, dont il était fier. C’était d’ailleurs sa seule ambition. Chaque matin dans sa chambre, il faisait une heure d’haltères et d’exercices d’assouplissement.

— Vous êtes un grand beau garçon, mais un fat, ajouta Ethel. Je vous laisse avec Marjorie dans l’espoir qu’elle ait plus de succès que moi. Je vais rejoindre Lady Kathryn qui brode et prise toute seule.

— Ethel est exquise, dit alors Marjorie comme entrée en matière.

Et de fil en aiguille, elle lui parla d’abord de la vie politique en général, des devoirs et des droits de la noblesse sur le peuple. Puis fort adroitement, elle concrétisa ses pensées par ce qui s’était passé à Springfield, les réformes que ses ancêtres y apportèrent, les projets à exécuter, la fortune de son père, ainsi que sa fortune personnelle qui n’était pas indifférente. Sa voix devenait de plus en plus basse. Percy l’écoutait avec intérêt. Elle se tut, baissa les yeux. Après un court silence il se pencha vers elle et souffla quelques mots à son oreille. Elle répondit affirmativement de la tête, en rougissant. Elle sembla un peu troublée, mais elle reprit vite ses esprits et courut derrière le paravent où Lord Springfield venait de disparaître. Au bout d’un instant il reparut avec sa fille. Sa figure luisante et rouge décelait une grande joie. Il se raidit sur ses jambes et se campa dans une attitude de triomphe.

— Mes amis, je veux profiter de la dernière soirée que vous passez dans mon château pour vous annoncer une grande nouvelle : les fiançailles de ma fille Marjorie avec Lord Percival Arthur Oliver Clifford, septième Duc de Paresnor.

Toute l’assistance se leva comme mue par un ressort et se précipita vers le vieux comte pour le combler de félicitations. L’empressement des invités fut inimaginable. Une gaîté un peu bruyante jaillit dans la salle. On se pressait pour congratuler les jeunes fiancés.

Wentworth s’approcha de Marjorie.

— Agréez mes meilleurs vœux.

— S’ils sont sincères, je les accepte, répondit-elle, car ils me porteront bonheur.

— Ils sortent du tréfonds de mon âme.

— Merci, mon ami, je ne méconnais pas votre affection et, si vous le voulez bien, les vœux que je forme pour vous ne sont pas moindres.

Lady Briedington vint interrompre cet entretien.

— Que je vous félicite, ma douce petite Marjorie. Vous avez réussi là où j’ai mille fois échoué.

Elle s’était adroitement dissimulée sous le masque d’une parfaite courtoisie.

— Je vous aime beaucoup, Marjorie, beaucoup ! Vous avez compris l’utilité du mariage de Percy, c’est très bien de votre part.

Dix heures sonnèrent à la grande horloge de la cour d’honneur.

— C’est l’heure du repos, suggéra Lady Kathryn en prisant une dernière fois et pliant son ouvrage.

Et sur cette note joyeuse qui terminait la soirée, les invités se séparèrent.

Marjorie regardait son fiancé. Elle venait de lui dire bonsoir. Il s’entretenait furtivement près de la porte avec Ethel. Cela la fit sourire et hausser les épaules.

— Vous venez, Ethel !

— Oui, ma chérie.

Lady Kathryn Somewhatslow et sa fille les rejoignirent et les quatre amies se retirèrent ensemble.

Derrière le paravent, les quatre hommes rendaient un dernier hommage aux bouteilles sombres et multiformes.

Wentworth et Percy partirent les derniers. Leurs appartements se trouvaient l’un à côté de l’autre, tout au bout du château. Ils suivirent les longs couloirs bras dessus, bras dessous, très satisfaits de leur dernière soirée passée dans le château de Springfield.

Dès qu’ils furent dans leurs chambres respectives ils constatèrent n’avoir pas très sommeil. Wentworth se promena en long et en large sans se décider à se déshabiller. Une espèce de surexcitation un peu sourde remontait en son être. Il se dominait assez pour qu’elle ne parut pas évidente, mais elle lui ôtait cette tranquillité d’esprit habituelle qui, aux heures du soir permet au sommeil de s’infiltrer lentement.

— Percy, vous dormez ?

— Non, pas du tout.

Et Percy ouvrit la porte de communication qui reliait les deux pièces. Il arpenta la chambre avec indolence, les mains dans ses poches, dandinant ses hanches et ses épaules pour manifester une certaine satisfaction de supériorité. Mais ainsi que l’usage l’avait établi, deux Anglais peuvent converser, s’ils en ont envie, pourvu que ce ne soit pas sur le sujet qui leur tient au cœur.

— Que pensez-vous du sport, Wentworth ?

— Le sport ? répondit Lord Jamland avec dédain, c’est une agitation sans fin.

— Et l’amour ? Comment le définissez-vous alors ?

— L’amour ? Exactement de la même façon.

— C’est aussi un peu mon avis, répondit Lord Paresnor, mais tout de même quelle analogie voyez-vous entre l’objectif du sport et celui de l’amour ?

Wentworth rassembla ses idées.

— Lorsque vous jouez au tennis, lorsque vous chassez, lorsque vous faites la cour à une femme, quel est votre but ?

— Je ne vois pas où vous voulez en venir.

— Suivez-moi, Percy. Admettons que vous ayez gagné votre partie de tennis, que vous rentriez le soir avec beaucoup de gibier, que vous réussissiez avec la femme que vous courtisez à…

— Oui, je comprends, interrompit Lord Paresnor qui, par esprit de solidarité, voulait faire éviter à son ami, pour être clair et concis, de s’exprimer en un langage choquant.

— Eh bien ! poursuivit Wentworth, quand vous vous êtes escrimé en ces trois matières pour réussir et que vous réussissez, ne recommencez-vous pas le lendemain ?

— Soit !

— Donc le sport et l’amour sont de pareille essence. Le mobile est toujours le même et se répète à l’infini ; seules les manifestations changent et se perpétuent au gré du mobile.

— Vous avez raison, approuva Lord Paresnor, vous êtes un penseur.

— Détrompez-vous, je ne suis qu’un homme pratique.

Percy bâilla, s’étira avec langueur et déploya une fois de plus la souplesse de ses membres. Il ne manqua pas de se livrer à cet exercice devant une glace pour jouir de la beauté de son corps. Puis il ajusta son gilet et sa veste et s’admira d’un air martial et satisfait.

— Je crois que j’ai sommeil !

Il sortit avec nonchalance, sans même se retourner et referma bruyamment la porte derrière lui.

Wentworth se déshabilla avec lenteur. Il se sentait au fond, au tréfonds de son être, une toute petite nervosité inquiète, qui cherchait à s’extérioriser, mais il refusa à ses pensées et à ses sentiments de monter jusques à lui. Ç’eût été par trop efféminé et peu digne du sang-froid immuable qui caractérise les hommes de sa race.

Il se coucha, souffla sa chandelle, voulut obstinément dormir, et s’endormit.

Son sommeil était agité. Il rêvait sûrement de choses troublantes. Il lui sembla un moment qu’une main féminine caressait ses épaules et qu’elle cherchait à se faufiler entre les draps et son corps. Cet attouchement le fit sursauter. Rêvait-il encore ?

— Qui est-là ?

— Chut ! Ne criez pas, mon ami, c’est moi, Marjorie, votre Marjorie.

— Je rêvais de vous, se peut-il que je rêve encore ?

— Non, je vous ai réveillé. Surtout n’allumez pas si vous ne voulez pas que je m’enfuie. J’avais à vous parler sérieusement. Je ne crois pas un instant que mes fiançailles puissent vous faire douter de mon amour. Vous savez que je vous aime et si j’avais toujours remis au lendemain l’entretien que vous me poussiez à avoir avec mon père, c’était parce que je vous aimais bien trop. Wentworth ! Je vous en conjure, ne m’interrompez pas et laissez-moi vous parler.

Lord Jamland n’avait nullement l’intention de l’interrompre. Il pressait Lady Springfield sur son sein et la couvrait de baisers. Ses mains refoulaient les dentelles envahissantes de sa grande mante pour livrer passage à ses caresses. Elles firent si bien que la mante roula à terre. Marjorie ne sourcilla pas : elle se sentit toujours drapée dans les voiles de la nuit. Les apparences et le décorum étaient sauvés. C’était l’essentiel. D’ailleurs, elle avait tant de choses à lui dire ! Prise par le fil de ses idées, il se pourrait qu’elle ne se fût point aperçue de son négligeable état de nudité.

— Je ne peux pas vous épouser, mon ami, parce que je vous aime trop follement. L’amour par le mariage est vite souillé par la raison, car le mariage soulève bien des questions d’intérêt toujours croissantes et plus accaparantes. Il ne reste plus alors qu’une association froide de deux individus, dépourvue de poésie. L’amour, tel une fleur desséchée, se flétrit et meurt. Vous me comprenez n’est-ce pas ?

Pour toute réponse, Wentworth la pétrit passionnément dans ses bras. Elle s’abandonna, mais elle


Elle était l’Allégorie de l’Innocence
continua d’expliquer ses pensées avec clarté et ordre.

— Ma venue à cette heure est une promesse que je tiendrai à l’avenir. Je vous en fais le serment devant Dieu. Je ne vous donnerai que de l’amour, je vous donnerai tout mon amour que le mariage m’aurait empêché de vous offrir complètement. Par contre, mon prochain mariage me permettra de m’abandonner toute à vous, comme je le désire et comme je l’entends.

Lord Jamland écoutait d’une oreille un peu distraite ces raisonnements si bien équilibrés et attirait doucement Lady Springfield vers son lit. Mais elle ne se troubla nullement pour si peu, et poursuivit son discours.

— Ne me croyez pas démente pour vous avoir défendu la porte de ma chambre et pour avoir en même temps forcé la vôtre. Si vous étiez venu me trouver cette nuit, j’eusse trouvé dans votre démarche un je ne sais quoi d’inconvenant, voire d’obscène, qui m’eût considérablement blessée. En venant chez vous, c’est différent. Demain, il vous semblera avoir fait un joli rêve, car vous me retrouverez telle que vous me quittâtes hier soir. Cet entretien, plus tard, dans votre esprit, et j’espère aussi dans votre cœur, prendra la forme d’une vision dont le souvenir vous sera cher. Et maintenant, Wentworth, me voici. Vous croyez à mes paroles : je souhaite ne pas me tromper et veux bien avoir confiance en vous. Je désire que ma hardiesse vous semble sublime, et que pour cela vous n’oubliiez pas dans vos transports que je suis une jeune fille.

Elle se laissa glisser dans le lit. Lord Jamland rabattit les couvertures sur elle.

— J’ai confiance en vous, je sais que vous êtes un gentleman. M’aimez-vous, lui demanda-t-elle ?

Il hésita un instant.

— Vous êtes glacée ! Réchauffez-vous un peu, je vous répondrai ensuite.

Elle se réchauffa, il s’échauffa, et tout se passa le plus correctement du monde selon les us de la galante bienséance.

Au bout d’un temps indéterminé, elle sauta à bas du lit sans crier gare.

— À demain, dit-elle résolument.

Lord Jamland ne chercha même pas à la retenir.

— À demain, répondit-il avec amabilité, et surtout à plus tard. Ai-je besoin de vous faire connaître mes sentiments ? J’ose croire que vous les connaissez parfaitement. En tout cas, Marjorie, soyez certaine que ma gratitude est grande et qu’elle sera toujours, par les événements futurs, plus grande encore à votre égard.

— Merci, mon amour.

Et ceci fut dit d’une voix grave et prenante.

Elle se baissa pour ramasser sa mante de dentelles et sortit.

Dans le couloir, la lune biaisait ses rayons à travers les vitres d’une fenêtre.

Curieuse coïncidence, Lady Ethel Briedington refermait la porte voisine. Son vêtement assez sommaire se composait également d’une mante de dentelles. Elle entendit des pas derrière elle, se retourna et fut saisie d’une grande frayeur. Elle levait déjà les bras, écarquillait des yeux terrifiés, prête à pousser un cri déchirant.

— C’est moi, Ethel ! Surtout ne criez pas, souffla Marjorie en se jetant sur elle.

— Ah ! mon Dieu que j’ai eu peur, soupira Lady Briedington… J’ai cru que c’était le fantôme de Springfield.

Sa poitrine était bouleversée de halètements. Elle posa ses mains sur ses seins pour calmer son agitation.

— Ne criez pas, Ethel, tout serait perdu ! Tout est permis hors le scandale. Retournez vite dans votre chambre, vous êtes mon amie.

— Serez-vous toujours la mienne, demanda Lady Briedington, un peu craintive ?

— Toujours.

— Donnez-moi votre main.

Marjorie rencontra une petite main froide, toute tremblante encore.

— Vous n’êtes vraiment pas jalouse ?

— Je n’ai pas l’habitude de marcher sur les brisées de mes amies, répondit Marjorie en riant. Et puis, la nuit est noire, je ne vois rien, et vous non plus, j’espère.

— Moi non plus, non.

Elles s’embrassèrent et chacune reprit le chemin de son appartement officiel.

À 8 h. 25 le gong sonna.

À 8 heures et demie, tout le monde était assis autour de la table de la salle à manger pour le petit déjeuner bourratif. Il se passa avec des attitudes compassées et des conversations composées.

À 9 heures, chacun vaqua à ses affaires.

Lord Springfield entretint, sur l’élevage du gros bétail, Lady Briedington qui sembla tout à fait captivée par un sujet aussi intéressant.

Lady Kathryn Somewhatslow, tout en prisant clandestinement, discutait politique avec Lord Briedington. Elle en voulait toujours au ministre Pitt.

Lord Paresnor faisait ouvertement une cour acharnée à sa fiancée, qui en paraissait extrêmement émue.

Lord Jamland reprit sa conversation de la veille avec Lady Gwendoline, en lui farcissant l’esprit de paradoxes.

Il en fut ainsi jusqu’à 10 heures.

Un laquais entra et annonça :

— Les calèches !

Le vieux châtelain se leva et tout le monde fit de même.

Les dames allèrent vite mettre leurs grands chapeaux à plumes et leurs capes de voyage. Elles reparurent enfilant avec lenteur leurs gants souples et longs, interminables.

Les adieux furent cordiaux.

Lord Springfield arbora son gros rire de circonstances.

— Bye-Bye, Kate.

Lady Kathryn s’approcha de lui.

— Que pensez-vous de Lord Jamland, ne voyez-vous pas ?…

— Laissez-le faire, interrompit son vieil ami. Il fera un gendre idéal.

— Que vous êtes bête ! ajouta-t-elle en le rabrouant.

Puis, se ravisant, elle dit encore :

— Merci… tout de même…

Les invités montèrent en voiture. Les impériales regorgeaient de valises et de malles.

Marjorie, immobile sur le seuil de la porte, baissait les yeux. Elle était pensive.

Les grelots des chevaux tintèrent et la tirèrent de sa rêverie. Les calèches partirent et les invités agitèrent leurs mouchoirs. Lord Paresnor lui lança un bouquet de myosotis qui tomba à ses pieds. Mais elle ne songea pas à le ramasser.

Les équipages disparurent au tournant de l’allée sous le grand berceau des ormes centenaires. Lord Springfield scruta attentivement sa fille. Elle penchait mollement la tête avec cette expression vague des vierges, cette expression simple et langoureuse, un peu sybilline.

— Vous l’aimez donc tellement, Marjorie ?

Elle poussa un profond soupir et glissa vers lui un regard attendri.

— De tout mon cœur, père.

Il s’éloigna en se frottant les mains.

Lady Springfield passa dans la bibliothèque. Elle hésita un instant devant les multiples rayons où les livres étaient méticuleusement rangés. Ses mains s’arrêtèrent sur les œuvres de Milton. Puis, avec indolence, elle se dirigea vers le jardin. Elle appela son angora et son King Charles.

— Fluff… Puck…

Ils coururent vers elle, l’enveloppant de leurs bonds insistants et câlins.

Elle cueillit quelques roses, les dernières de l’automne, et se laissa choir sur le gazon vert.

Puck se pelotonna à ses pieds et Fluff joua avec les fleurs.

Elle ouvrit le livre au premier chant du Paradis Retrouvé et leva ses grands yeux ingénus vers l’azur infini.

La nature l’enlaçait de toute sa poétique tendresse.

Marjorie sentit l’harmonie de l’atmosphère et resta immobile, consciente de la beauté de son attitude et de sa personne.

Elle était l’Allégorie de l’Innocence.

Paris, 13-17 janvier 1919.