Sur mon chemin/Livre IV/Article 12

Ernest Flammarion (p. 317-323).

LES AVEZ-VOUS ?


Moi, je ne les ai pas encore, mais elles ne sauraient tarder. Puisque ce n’est pas pour cette fois, ce sera pour l’autre. J’ai la parole des ministres.

Je sais bien que ces ministres ne le sont plus depuis quatre ans, mais outre qu’on peut toujours redevenir ministre, j’estime que les gouvernements qui suivent sont solidaires des gouvernements qui précèdent. Les hommes d’État présents héritent des engagements pris, par ceux qu’ils remplacent ; ils répondent de leurs promesses et doivent tenir, quand l’occasion s’en présente, la parole donnée par leurs anciens ; sans quoi il n’y a point de République possible. Croyez-vous que le tsar eût signé l’alliance franco-russe s’il avait pu songer qu’un jour il serait loisible à M. Delcassé de ne point souscrire aux engagements de M. Hanotaux ? J’ai donc la parole de deux ministres d’il y a quatre ans, lesquels m’ont promis les palmes académiques. Me voilà bien tranquille ; je puis attendre.

Il y a des gens qui font métier de mépriser les palmes académiques. Ce sont le plus souvent des plaisantins qui savent qu’ils ne les auront jamais et qui se vengent, par quelques traits sans esprit, de leur peu de mérite et de leur absence totale d’influence. À chaque promotion, vous ne pouvez éviter ces gens qui vous disent, en regardant votre boutonnière (c’est insupportable), qu’il faut pardonner cette fois encore au ministre ; qu’il se trouvait dans un embarras cruel n’ayant que deux mille palmes à distribuer sur vingt mille demandes. « Et songez, ajoutent-ils, que ces vingt mille demandes y avaient toutes également droit ! » On se retient pour ne pas les gifler.

Ce sont encore ces gens qui ont des histoires vieillôttes, des anecdotes sans authenticité, des contes à dormir debout, qu’il nous faut entendre sans se fâcher, de peur de passer pour un imbécile. Ils ne tarissent point sur les erreurs bien naturelles qui accompagnent chaque distribution ; ils ont toujours prêt un instituteur qui reçoit le Mérite agricole et un garde champêtre auquel on envoie le ruban violet, et, comme la chose se passe naturellement dans le même patelin, elle finit par la dépêche traditionnelle des intéressés au ministre, annonçant que tout est arrangé et que les deux fonctionnaires ont procédé d’eux-mêmes à l’échange nécessaire. Ou bien encore ces messieurs se révèlent mathématiciens : ils vous disent qu’ils ont calculé qu’il faut six rubans à chaque palmé, que le ruban moyen a quatre centimètres de long, que quatre fois six font vingt-quatre, que vingt-quatre centimètres multipliés par deux mille font quatre cent quatre-vingts mètres qu’avec quatre cent quatre-vingts mètres de ruban on pourrait faire une belle écharpe à la tour Eyffel qui n’en a que trois cents, comme nul n’en ignore ; que, par conséquent, on ne saurait trop encourager l’industrie nationale des palmes académiques, laquelle est intimement liée à la prospérité du commerce du ruban en général et du ruban violet en particulier. Il n’y a point de raison pour que cela finisse ; quand ils ont bien mesuré leurs aunes de ruban, ils comptent les rosettes, les comparent à de petits macarons et vous établissent sans réplique le nombre de boîtes que l’on pourrait remplir avec la dernière promotion des officiers de l’Instruction publique. Eh bien ! et après ? qu’est-ce que cela prouve ?

Parmi tous ces « crâneurs », il en est parfois que l’on décore par accident. Croyez-vous qu’ils repoussent la distinction ministérielle dont ils se gaussaient tout à l’heure ? Que non point. Ils gardent les palmes et les sortent aussitôt avec ostentation, et si vous formulez votre étonnement, ils vous déclarent avec un toupet sans pareil : « Ce n’est pas pour moi ! c’est pour ma famille ! » Moi, je me roule.

Car, moi, j’ai le courage de mon opinion. Depuis que je suis sort du collège, je n’ai eu qu’un but dans la vie : les palmes académiques. J’avais tous les prix de ma classe et celui de natation ; les palmes, c’était encore une façon d’avoir un prix. Au quartier latin, quand j’étais étudiant, je n’avais garde de manquer les travaux de la section de droit à l’A. On m’avait dit qu’une grande assiduité conduisait au ruban. Plus tard, je lis des conférences, toujours pour le ruban. Enfin, avocat stagiaire, je crus bien le tenir. Comme on m’affirmait qu’une fois inscrit au tableau de l’Ordre, on ne vous palmait plus, les palmes étant au-dessous de cette brillante position, je restai dix ans avocat stagiaire. Du coup, je n’allais plus aux conférences, et ne remplissais aucun de mes devoirs, pour que le conseil de l’Ordre fût dans la nécessité de m’imposer une prolongation de stage, tous les deux ans. On m’avait appelé : « le doyen des avocats stagiaires ». Quand je passais dans la galerie Marchande, au Palais de Justice, on disait derrière moi : « Voilà le doyen des avocats stagiaires qui passe ; il sera officier d’académie l’année prochaine. »

Un jour vint où le conseil de l’Ordre me mit en demeure de prendre un parti. Ce ne fut pas long. Le lendemain j’étais journaliste. On venait de me confier qu’il n’y a rien de tel que d’être journaliste pour devenir officier d’académie. Et maintenant que je vous ai raconté tout ça, je ne vois point pourquoi je vous cacherais quelque chose. Sachez donc comment je fis connaissance de tous ces hauts personnages dont l’influence est souveraine pour quiconque a de l’ambition ; et aussi, dans quelles circonstances personnelles deux ministres s’engagèrent, au nom du gouvernement de la République, à m’honorer des palmes.

Il y a quatre ans de ces événements et je vous prie de croire qu’ils sont restés gravés dans ma mémoire. Le Matin se donnait, chez Cuba, un grand dîner à lui-même. On voyait là quelques leaders qui avaient été, qui étaient ou qui devaient être ministres. Mon Dieu ! que j’en ai vu passer des ministres, depuis que je suis rédacteur au Matin ! On les rencontrait partout, jusque sur votre bureau, où ils venaient corriger leurs épreuves. Quand je pense que j’ai fait « de la copie » à côté de M. Doumer, qui est maintenant vice-roi du Tonkin, et que j’en suis encore à attendre ce que vous savez bien !… Mais il faut se faire une raison.

Je reviens au grand dîner. Après le premier toast, je demandai la parole à mon directeur, qui me la donna. Et j’en abusai tout de suite pour « déclamer » deux cents vers fort ingénieux sur le journal le Matin et qui mirent l’assemblée dans un enthousiasme sans pareil. Le fait est qu’on ne pouvait guère résister à l’entraînement de cette poésie que j’avais préparée dans le plus grand mystère. Je me rappelle les trois premiers vers qui sont, du reste, les plus beaux. Les voici dans leur naïveté délicieuse. Je parle du Matin et je dis : « Il n’est point, pour deux sous (à cette lointaine époque le Matin coûtait encore deux sous) banal. — Il est des journaux, le journal, — il est des fanaux, le fanal.

Quand ce fut fini, dans une tempête de bravos, M. Louis Barthou, alors ministre de l’intérieur, et M. Turrel, alors ministre des travaux publics, me firent signe qu’ils avaient quelque chose à me dire. Le ministre de l’intérieur s’exprima ainsi :

— Je regrette, monsieur, que le ministre des travaux publics m’ait devancé et qu’il revendique le plaisir de vous faire lui-même une proposition qui vous sourira.

— Tous mes compliments, jeune homme, continua M. Turrel. Vos vers sont superbes. Je m’y connais. J’en ai fait, et je sais la difficulté que l’on a parfois à trouver les rimes. Je vous nomme officier d’académie. Ça vous va ?

— J’t’écoute, m’écriai-je en moi-même, cependant que je remerciai tout haut les ministres d’avoir comblé les vœux de toute mon existence.

— Ce sera pour la prochaine promotion ! ajouta M. Turrel.

À la promotion suivante, il y avait un Louis Leroux, publiciste, qui était décoré ; sous le prétexte que je m’appelle Gaston-Louis, je reçus des félicitations du monde entier auquel j’avais, à l’avance, raconté ma bonne fortune. Je crus moi-même à mon bonheur. J’achetai du ruban et j’en mis ; je fis faire des cartes de visite. Quelques confrères me consacrèrent un instantané. J’allai remercier le chef du bureau des palmes, à l’instruction publique. Alors j’appris, ô douleur ! qu’il fallait rendre à Louis ce qui n’appartenait point à Gaston et que la recommandation des ministres s’était trompée de dossier !

Il y a des moments bien durs, dans la vie. Je devins vert, n’osant m’arrêter au violet.