Sur mon chemin/Livre IV/Article 13

Ernest Flammarion (p. 324-329).

UNE MESSE CHEZ BOUDDHA

Dans la rotonde centrale du musée Guimet, au premier étage, dans le cycle où, par milliers, les livres grimpent au long des colonnes ioniques, on a célébré hier matin un office bouddhique.

Un petit autel avait été élevé entre deux de ces colonnes, qui se présentaient habillées, pour la circonstance, d’un double fourreau de soie brochée, et d’être ainsi vêtues, elles semblaient deux jambes monstrueuses d’un bouddha enfin redressé de son accroupissement séculaire. Les jambes étaient là, mais le bouddha n’y était point. Du moins, un bouddha à la taille de ces jambes. J’en vis un, tout petit et mesquin, qui boudait dans un coin, retroussant la lippe et faisant la moue, mécontent d’assister à un office aussi piètre, qui réunissait aussi peu d’emblèmes sacerdotaux et un nombre aussi restreint d’officiants. Ils étaient un.

Ce un n’est autre que le tsanit khanbolama Agenau Dordgi, ayant le titre scientifique de lharamba (docteur en théologie) Mongol-Bouriate de Transbaïkalie, attaché à la personne du dalaï-lama de Lhâsa. Il ne faut pas croire que c’est un petit prêtre de rien du tout. C’est au contraire, un grand personnage, d’une puissance considérable en son pays, ex-précepteur du grand-lama, ce prêtre des prêtres thibétains qui vit renfermé dans un couvent dont l’approche est défendue sous peine de mort. Il fallut des ambassadeurs et mille salamalecs diplomatiques pour que le prince Henri d’Orléans pût en approcher de quinze kilomètres. Il en aperçut, de loin en loin, les tours, et on le pria poliment de s’en retourner dans son pays.

Pour en revenir aux cérémonies bouddhiques thibétaines, nous disons donc qu’elles sont très somptueuses, qu’elles exigent de nombreux accessoires et de multiples officiants, des chœurs de musique et de chant. Comme ceci nous fait défaut, le khanbolama nous a promis de nous envoyer, aussitôt rentré chez lui, tout au moins les ustensiles sacrés qui sont absents du musée Guimet. En attendant, il nous a fait assister, hier, à une cérémonie simple et curieuse, sorte d’invocation à Çakia-Mouni et à tous les bouddhas afin qu’ils inspirent à tous les êtres vivants l’amour du prochain et la miséricorde.

L’autel qui est devant nous est orienté de telle sorte que les images des bouddhas qu’il supporte présentent leur face à l’est ; il est surmonté de cinq gradins. Sur l’autel, voici l’image du « Mandala de l’univers », ville minuscule aux tours d’or, cité céleste, que les lamas consacrent chaque jour aux bouddhas, et deux vases d’eau bénite appelés bum-pa. Puis viennent, au premier gradin, sept lampes ; au second, sept tasses d’eau ; au troisième, sept vases de fleurs ; au quatrième, sept petits gâteaux.

À droite, sur une tablette, sont déposées les cymbales, la sonnette sacrée (dril-bu), la foudre (dor-jè), et la conque (dung).

Tout ceci est gentillet, charmant, respire une bonne petite odeur de piété, rappelle les « mois de Marie » dressés dans les chambres de jeune fille. Des chapiteaux tombent de larges bandes de cuir que l’on pourrait prendre, avec un peu d’imagination, pour les bretelles d’un bouddha géant. D’autres bandes plus étroites sont peut-être les jarretelles de la déesse Kâli.

Dès dix heures du matin, la petite salle se remplit d’un public privilégié. Savants et snobs, belles-madames en toilettes matutinales, qui ne ratent pas un sermon de carême quand il est à la mode et qui ne sauraient manquer sans déshonneur une cérémonie aussi rare, au musée Guimet, se disputent les places. Ils et elles entrent, tenant en la dextre la fleur qui leur fut distribuée dès l’entrée du temple et qui devra être jetée tout à l’heure sur l’autel. Tout ce monde n’est nullement respectueux de la sainteté passagère de ce temple improvisé, babille et salue, fait entendre des rires clairs. Enfin, on se case. M. Clemenceau et M. Jules Lemaître s’en viennent.

Les voilà dans l’enceinte sacrée. Ils se baissent, se relèvent, comme s’ils s’inclinaient devant le tabernacle. Ils se penchent, la bouche à l’oreille, paraissant se donner l’accolade. Mais ils se demandent simplement des nouvelles de leur santé. Ils sont là, devant tous, tels deux servants de cette religion d’Orient. On rit un peu autour d’eux. Ils s’asseoient, bien sages.

Après quelques paroles explicatives de la cérémonie qui va s’ensuivre, on nous annonce la venue du prêtre. Il arrive, les yeux baissés, retenant d’un geste modeste les plis de sa jupe jaune, qui tombe sur ses pieds, droite, en laticlave, cependant qu’une tunique écarlate est rejetée sur épaules, à la romaine. Il a une large lace têtue, aux traits forts, aux pommettes proéminentes, à la bouche mince, aux yeux doux, et, quand il s’est accroupi, en tailleur, sur la cathèdre qui lui est destinée, garnie de coussins jaunes, et qu’il a joint hiératiquement les mains, quand, enfin, par le fait même de sa présence au pied de l’autel, il est devenu dieu, alors il apparaît tel un bouddha de bronze de nos musées, tel une image immuable de la divinité.

Cette attitude de définitive immobilité nous frappe, nous inspire le respect. Puis le prêtre entr’ouvre ses paupières closes, et son regard, levé vers le ciel, prie. Il y a tant de douceur, une ferveur telle dans la prière de ce regard que toutes les femmes qui sont là sont prises, cessent de babiller et de rire et s’aperçoivent, malgré le décorum un peu ridicule, qu’elles sont dans un temple.

Le prêtre parle. Sa parole est basse et rapide. À peine remue-t-il les lèvres. Il s’exprime en langage mongol et nous raconte les origines de sa religion. Puis ce récit est traduit immédiatement par un interprète en russe et, finalement, grâce à un second truchement, en français. Mais il est surtout intéressant de l’entendre psalmodier ses prières, le Ma-Loui-sim-tsan, l’invocation à tous les bouddhas, les bodhisattras victorieux qui vont descendre dans l’assemblée. Ces prières sont étrangement musicales, ont un bourdonnement de gong lointain, semblent la chanson montante et descendante des cloches dans les vastes plaines à l’heure des angélus. La chanson monte doucement, mélopée gutturale, vers Çakia-Mouni et vers les sages Nagarjunas, Arya-Deva, Asita.

L’interprète prie les assistants de joindre leurs vœux à ceux du tsanit et de répéter mentalement le « Namo Budhaza ».

Presque toutes ces dames sont déjà à genoux et répètent indéfiniment : Namo Budhaza, Nano Budhaza, Nano Budhaza « avec la même ferveur mystique qu’elles égrènent, sous les voûtes de nos cathédrales,la litanie des saints et les interminables ora pro nobis.

Encore dix minutes, et elles vont « lâcher » le catholicisme pour la secte lamaïque. Mais le prêtre a jeté le riz sur l’autel, les fleurs sont tombées dans les bannettes d’osier, la cérémonie s’achève, et le tsanit se retire avec un aimable sourire pour tous.