Sur mon chemin/Livre IV/Article 11

Ernest Flammarion (p. 309-316).

ÇA NE MORD PAS


Alors, on m’a dit : « Vous prendrez un long bâton flexible, au bout duquel un fil pendra, et vous essaierez d’oublier l’affaire Dreyfus. » Je m’en fus donc à la pêche. Je suis, en effet, un grand pêcheur ; non point que j’aie jamais pris quelque chose. J’en fais ici l’humiliant aveu : chaque fois qu’on me vit passer dans la rue du village avec des poissons humides qui dansaient gaillardement dans mon filet, je revenais du Moulin, et ces perches étaient celles du meunier. Mais, pour être un grand pêcheur, il n’est point nécessaire de prendre du poisson, comme il n’est pas utile de tuer beaucoup pour être grand chasseur. Il suffit d’avoir un grand amour pour l’un ou pour l’autre de ces nobles passe-temps et, surtout, de les savoir aimer comme il faut.

Il y a des gens qui vous manient un fusil le mieux du monde, qui font mouche à tout coup, qui sont les rois du tir aux pigeons, et qui ne sont point des chasseurs. Je connais de même des gens qui font métier de prendre du poisson sur les quais de Paris, et ils sont fort experts, ramenant brèmes et barbillons que c’est plaisir de les voir. Ceux-là, vous dis-je, ne sont point des pécheurs. Ils aiment le poisson, dont ils font peut-être commerce, mais ignoreront toute leur vie les délices de la pêche. Ce n’est point être à la pêche que de tremper du fil dans de l’eau sale, entre un bateau-mouche, un ponton où l’on distribue des tickets et une école de natation, sur des rives de pierres de taille. Être à la pêche comporte un cadre de verdure, et de bois, et de plaines, et d’eau riante entre les joncs et les roseaux, cependant que votre fil glisse silencieusement parmi les cœurs verts et innombrables des nénuphars. Vous êtes pêcheur si vous avez l’amour de ces choses, si vous vous plaisez dans la solitude et dans la paix de la nature, et si vous êtes légèrement enclin à la paresse. Aussi ai-je raison de dire qu’on naît pêcheur, qu’on ne le devient point, et que cela n’a pas affaire avec le plus ou moins de poisson que vous rapportez dans votre boutique. Ces résultats sont indépendants de votre volonté, et ce n’est point ma faute si l’eau est trop claire, si les bateaux et les trains de bois viennent de passer l’écluse, bouleversant la gent aquatique, si les brochets chassent, si nous traversons une saison où le poisson se nourrit d’herbes, s’il y a trop de vent, ou encore — ce qui, justement, m’est arrivé hier — si le vent vient du Nord.

Ça ne mord pas. Qu’y puis-je ? Je m’en console et ne me décourage point pour si peu. Voilà cinq années que je pêche en ce pays, et cinq années que ça ne mord pas. On dit pourtant qu’il y a beaucoup de poisson à Villiers-sur-Morin. On dit même qu’on en prend. Ce doit être un bien curieux spectacle. J’ai rarement eu l’heur d’y assister. C’est peut-être que, n’aimant point exclusivement la pêche pour la friture, mes yeux sont occupés ailleurs : par exemple, ce qui est plaisant et ne fatigue guère, à voir s’allonger l’ombre des peupliers, quand descend le soir, ou s’éclairer, dans la courte plaine, les chignons d’or des petites futaies, quand monte le matin. Ce pays est délicat et plein de charmes. Tout y est petit. Les coteaux ne sont pas plus hauts que ça, et, si l’on traverse la vallée, on est bientôt au bout de sa course. La rivière coule son ruban d’argent de moulins en moulins qui paraissent des bibelots, et le pont rustique qui joint ses rives est un délicieux jouet d’enfant. Les bois qui les ombragent ont tout de suite dix arbres. Mais ce sont des arbres très vieux et très respectables, devrais arbres de la vraie campagne, sous lesquels je m’attarde à voir glisser les modèles aux bandeaux bruns et aux profils pâles que nous amènent ici les bons peintres et les bons sculpteurs de Montmartre. Ces demoiselles sont chétives et jolies, avec de longues robes blanches sans ceinture qu’elles traînent à petits pas négligents, et elles viennent se regarder dans le miroir immobile de l’eau. Puis elles disparaissent sous les arbres aux troncs droits, comme dans les compositions vastes de Puvis. Elles sont suivies de bons artistes qui fument leurs bouffardes.

Le bon sculpteur Desbois, à la barbe de fleuve et à la carrure de mathurin, est un compagnon de ces rivages. Il a des mains énormes quand on songe à ce qu’elles ont fait, et vous savez les étains qui sont sortis de là. C’est un enragé pêcheur avec le bon peintre Grenier, son ami, qui est bien l’homme le plus aimable du monde. Grenier a le droit de jeter l’épervier. C’est une occasion de voir du poisson, et je les ai suivis plus d’une fois, à l’heure où le soleil sera bientôt couché, respectueux des règlements, Grenier portant son épervier, Desbois brinqueballant son seau pour le butin, et moi ne portant rien du tout. C’est beau de voir lancer l’épervier. La moitié en est rejetée sur l’épaule, comme un manteau de drame romantique. Et tout d’un coup, dans un unique élan vers la rivière, l’épervier part au bout des bras tendus, fait la roue, se déploie immense, en éventail, et disparaît dans un brusque clapotis. D’un effort rythmé des bras, Grenier tire à lui l’engin ; les balles de plomb, les poches raclent le fond de l’eau. Alors il sort de là quelque chose d’immonde et de vaseux où luisent des éclairs d’argent, et nous revenons une demi-heure plus tard, et je suis plein d’orgueil de leur butin, sous le silence ami de la lune qui se lève.

Grenier faillit y rester deux fois, car l’exercice est dangereux. Cette rivière du Grand-Morin a vu des drames et l’on s’y noie couramment. Moi-même je m’en fus tout dans son fond. Je n’y étais nullement préparé, je vous jure. C’était un jour où, pêchant à la ligne avec un de mes amis, j’avais entrepris un grand poème. Le premier hémistiche était trouvé, mais le second tardait à venir, et comme la glaise où je reposai le pied était humide, je glissai et m’en allai le chercher dans la rivière. Je ne sais point nager et il y avait là de six à sept mètres d’eau. La nature m’a heureusement doué d’une ampleur aimable. Je remontai à la surface et mon ami me tira de là. J’en fus quitte pour quelques frictions et un verre de rhum. Je n’ai point cessé pour cela de pêcher, et je raconte cette anecdote pour qu’il soit entendu que, bien que me livrant à un sport aussi pacifique, je ne suis point dénué d’un certain héroïsme.

La fin du mois d’août et le commencement du mois de septembre sont excellents pour la pêche. Le poisson, en effet, ne marque, à cette époque, aucune préférence pour un genre d’appât quelconque ; aussi peut-on indifféremment les employer tous, ce qui est une vraie joie. Vous pouvez pêcher, dans la même journée, au gruyère, à l’asticot, au sang, au raisin, à la cerise, au blé, au ver, au véron, à la mouche, à la sauterelle, et même à la mie de pain. Il mordra à tout ou il ne mordra à rien. À Villiers, il ne mord à rien. Mes voisins sont désolés. Un commis voyageur qui passait par ici et qui est du Midi, s’est mis à pécher à l’ail.

Nous ne savons point si cet homme pêche sérieusement.

Et encore, moi, je n’amorce pas. Je ne gorge point le poisson de nourriture ; je pêche de ci, de là, sans avoir préparé « mon coup », comme on dit.

Vous en connaîtrez la raison. J’ai amorcé. Cela m’est arrivé une fois, il y a deux ans. J’avais préparé, dans un coin de rivière, un véritable lit de nourriture pour les gardons à venir. Il en est venu un, un seul ; on n’a jamais pêché que celui-là à cette place, mais il était magnifique. C’était une pièce. Je fréquentais alors, sur la rive, le bon peintre Bellynck, ce lui qui exposa, il y a trois ans, au Salon, le portrait en pied de M. Quesnay de Beaurepaire, dans sa grande robe rouge. Comme ce bon peintre est modeste il n’en est pas plus fier pour ça. Bellynck, donc, pendant que je baguenaudais à ma coutume, dans le pré, prit ma ligne, se mit à pêcher sur mon « coup », et sortit, avec une joie tumultueuse, mon poisson. Je considérai cela avec un morne désespoir, et je jurai que la semaine aurait quatre lundis quand on me prendrait encore à amorcer pour les artistes de M. Quesnay de Beaurepaire.

Je laisse les autres ; ils en apportent des brouettes. C’est du pain de chénevis, du blé cuit, du sang, des boulettes d’asticots ; certains arrivent avec de l’essence de térébenthine ou encore de l’huile d’aspic ; j’en ai vu avec des œufs de fourmi. Le bon peintre Ostolle me disait ce matin : « Du temps où je pêchais, le poisson était déjà si diffcile à prendre qu’un ingénieux ami imagina de l’enivrer. Il allait quérir un litre d’absinthe à l’Auberge du Souterrain et s’en venait le vider sur « son coup ». Il en résultait bientôt dans sa boutique » des gardons qui étaient saouls comme des Polonais. Et puis, ce genre de pêche avait cet avantage qu’il chassait un peu l’odeur de vase que les poissons de rivière portent avec eux. »

— De votre temps, répondis-je au bon peintre Ostolle, quand on mangeait une friture, on croyait prendre l’apéritif ».

Onze heures ! L’angélus tinte prématurément sur la plaine ensoleillée et me fait bondir sur la rive. C’est l’heure du courrier. Je cours vers cet homme eu bourgeron bleu, coiffé d’un képi, qui s’en vient là-bas sur la route ; je passe comme une flèche — comme une grosse flèche — parmi la troupe des laveuses qui s’apprêtent à déjeuner, assises sur les bras des brouettes ; je donne, en passant, une rude poignée de main à mon ami Poulain, le conducteur de la diligence qui vient d’arriver avec fracas, et je saisis, haletant, des mains du facteur-poudreux, le Figaro, « compte rendu sténographique du conseil de guerre de Rennes », et je m’en vais, je m’en vais, emportant l’Affaire sous mon bras, me rouler comme un fou dans l’herbe, et oublier, auprès de ma ligne, auprès de mon bouchon, dont la petite bedaine de liège est toujours immobile sur l’eau, je m’en vais « oublier l’affaire Dreyfus »… Ça ne mord pas !…