Sur mon chemin/Livre I/Article 11

Ernest Flammarion (p. 68-73).

LA FLAMME


La flamme a brûlé la Maison. Nous fûmes tous à cette lugubre dernière. Auteurs, acteurs et critiques dramatiques étaient là. Dans le vaste hémicycle de la place du Théâtre, aux bons endroits de l’orchestre en plein vent, ils sont venus pour voir brûler la Maison.

Le cri sinistre des pompes dans les rues, le galop furieux des chevaux blancs devant les échelles rouges, la flamme debout au cœur de Paris, la rumeur vite propagée, tout cela est venu les chercher et les a rassemblés sur les terre-pleins de la place, devant cette bonne vieille chose qui brûle.

Et c’est bien la Chose que tous ces gens pleurent, ce pendant que s’effondrent les plafonds et les lustres, pêle-mêle avec les souvenirs et l’Histoire. Car la catastrophe menace d’être purement littéraire, et l’on s’apitoie sur des bustes, sur des tableaux, sur la statue de Voltaire par Houdon, qui vaut plus d’un million, sur le musée, sur les archives… Car la flamme clémente ne dévorerait que le Passé et aurait respecté la Vie.

Mais voilà que sur la place, dans la quiétude égoïste du spectacle de la chose qui brûle, un bruit vole de bouche en bouche : « Henriot ! La petite Henriot ! Qui a vu Henriot ! On dit qu’elle était dans sa loge ? »

Albert Lambert court comme un fou. Il s’arrache les cheveux. Il hurle, pendant qu’on jette des tableaux par les fenêtres. Il crie que Henriot est là-haut ! là-haut ! Et il court ! Il court ! Avant de sauver de vieux cadres, qui pensera à sauver Henriot ?

Mais voilà. Il paraît que c’était impossible, cette histoire de la mort de Henriot. Mlle Henriot n’est point morte. On le saurait. Or, des gens bien informés vont de groupe en groupe, affirmant que Henriot n’est point morte.

On dit qu’on a descendu le corps d’une habilleuse, d’une habilleuse de Mlle Dudlay ou de Mlle Henriot ; ce n’est point sûr. Et puis ce corps, qui l’a vu ? Cette femme était-elle réellement morte ? Les bruits les plus contradictoires circulent. Alors on n’écoute plus. On regarde.

C’est toujours la même chose. Les pompiers grimpent dans les haubans noirs des échelles. Il y a des bouts de tuyaux qui se fourrent partout et qui crèvent et vous éclaboussent. On assiste avec intérêt au sauvetage des livres. Et, pendant deux heures, au moins, on se passe de mains en mains des volumes, au long des échelles. On dirait que la flamme se fatigue. Elle diminue.

Voilà Leloir qui arrive et qui fait de grands gestes autour de Claretie. Claretie pleure. Un monsieur à cheveux blancs veut lui jeter un pardessus de fourrure sur les épaules, mais Claretie refuse. On jurerait qu’il va, exprès, se placer sous le jet d’eau des pompiers pour se faire mouiller. Il ne sait plus ce qu’il fait. M. Leygués se lamente à côté de lui. Son chapeau ruisselle. M. Leygues ne pleure pas ; il pleut.

Une femme court sur la place, suivie d’un homme qui veut vainement la retenir. C’est Brandès et son frère. Segond-Weber passe, les yeux noirs. Wanda de Boncza se désespère. Et puis voilà M. Maurice Soulié qui devait lire un acte, cet après-midi là.

Albert Lambert père cherche son fils. Mais, derrière une jeune femme aux cheveux roux et qui se retrousse jusqu’aux genoux en sautant les tubes gonflés d’eau, quelle est cette autre femme aux regards de folie et qui agite les mains ? Cette femme est l’image atroce du désespoir. On dit que c’est la mère de Mlle Henriot. On dit qu’elle cherche toujours sa fille, et quelqu’un ajoute qu’elle ne la trouvera point, car Mlle Henriot aurait été brûlée vive dans un couloir des loges. Non ! cela n’est pas. Une personne qui revient de chez le pharmacien a vu Mlle Henriot ; elle n’avait que quelques blessures faites à la joue par des bris de vitres. Très sombre passe Mlle Mitzy Dalty. Voilà encore Bertiny qui cherche, qui demande, qui crie : « Henriot ! Henriot ! »

Des voitures d’ambulance s’alignant du coin du refuge où stationnent d’ordinaire les omnibus Batignolles-Clichy-Odéon ; des soldats arrivent et la foule crie : « Vive l’armée ! » La pompe à vapeur ne cesse de haleter. Le long des échelle, on se passe toujours de gros volumes verts.

Un grand bruit. On se sauve en poussant des hurlements. La foule qui était là se croyait déjà écrasée, mais elle revient, car elle s’est rendu compte que ce n’est que l’effondrement de la coupole ou de l’escalier. On dit qu’un pompier est resté dedans. C’est plus dramatique.

Décidément, Mlle Henriot est sauvée. On l’affirme.

Et c’est vrai que l’anxiété dans laquelle nous vivions, relativement à cette pauvre enfant, était affreuse. Nous respirons, maintenant. Même, entre nous, nous finissons par nous confier que puisqu’il n’y a pas eu de victime, il vaut mieux que le Théâtre-Français ait brûlé avant la représentation.

Un sociétaire est là, près de moi, qui me dit :

— Cela devait arriver très prochainement. C’était fou, la façon dont nous vivions là-dedans. On eût dit que nous voulions tous mettre le feu à cette vieille chose. Monsieur, nous avions tous des cheminées dans nos loges et nous y faisions brûler des bûches sur des chenets. Les dames apportaient des lampes à esprit de vin pour les petits fers. C’était le seul théâtre du monde où l’on voyait cela. Les dessous en bois étaient pourris et les planches s’effritaient sous le pied. En vain essaya-t-on de les réparer, pendant le voyage de la Comédie à Londres, en 1893. Vous savez qu’en 1890 il y eut un commencement d’incendie, lors de la représentation d’Hamlet. Nous crûmes alors qu’on prendrait des précautions. Non. Les loges, depuis celle de la concierge jusqu’à celles des sociétaires, n’étaient reliées entre elles par aucun fil susceptible de nous procurer un avertissement.

» Le grand secours et les pommes d’arrosage tout là-haut, n’ont fonctionné qu’une fois, lors de leur installation, après l’incendie de l’Opéra-Comique. Le service des pompiers et le contrôle du secours étaient faits le plus souvent par de vieux employés de la maison. Quant à ce qui concerne le sauvetage, j’estime qu’en temps de représentation nous eussions tous succombé ! Pour quatre étages de loges, il n’y a qu’un escalier, celui qui donne sur le terre-plein. Enfin, il ne faut point se dissimuler que, si nous avions été réunis dans le « guignol » nous n’aurions point échappé ! »

— Et le public ? interrogeai-je.

— C’eût été plus terrible qu’à l’Opéra-Comique !

J’aperçois Sylvain, Féraudy et Berr. Féraudy affirme que « toutes les richesses du musée ont été sauvées ». Mais Henriot, elle, a-t-elle été sauvée ? On ne sait plus. Il y a des gens maintenant qui l’ont vue morte. Mon Dieu !

La flamme continue à brûler. Elle s’échappe par les fenêtres des loges, et vite les pompiers la font rentrer à coups de lances.

Mounet arrive. On lui dit que sa loge brûle. Ils en sont tous là, à regarder brûler leurs loges. C’est quelque chose d’eux, cela. C’est la partie qui leur tient le plus au cœur, de la Maison qui brûle. Ils y avaient accroché des couronnes, l’avaient ornée de leurs bustes, l’avaient tapissée de leurs portraits. Mounet avait dix bustes de lui dans sa loge ; que sont devenus les bustes de Mounet ? Et Cadet ? Et Leloir ? Ils chérissaient eux aussi leurs loges ; elles racontaient leur histoire. Et la loge Louis XVI de Marsy, tout en blanc et en glaces et en pâtisserie ? et toutes les autres loges, celles des comédiens avec leurs caricatures par les meilleurs crayons, et celles des tragédiens avec des panoplies, des casques, des armures, des épées comme il convient ? Ils pleurent, en songeant que la flamme ne respecte rien, et que, de la vieille Maison qui fut leur, il ne restera plus que des colonnades enfumées.

Pleurons avec eux la Maison de Molière. Mais nous te pardonnerions cependant, ô flamme, si tu n’avais brûlé que la Maison d’hier, sur les ruines de laquelle s’élèvera la Maison de demain ; nous te pardonnerions si tu n’avais brûlé que des masques. Mais pourquoi t’a-t-il fallu, ô flamme dévastatrice, détruire la jeunesse et la beauté !…